Comment ne pas y avoir songé plus tôt, podverdek(1)? La social-bistrologie se devait d’investir les Marolles, quartier typique de Bruxelles, où survit tant bien que mal un dialecte fabuleux: le brusseleir. Cap sur le Petit Lion, fief de ces personnages forts en gueule qui nous ont transportées dans un espace-temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas vraiment connaître.
Illustrations : Lucie Castel
À notre arrivée, l’apéro bat son plein, et c’est peu de le dire. La bière coule à flots. Un monsieur imbibé de Glennfiddich clame haut et fort que, «à cause de la consommation, l’argent devient un moteur». L’ouvrier en bleu de travail l’écoute sans ciller, moyennement impressionné par son emphase.
Le décor est sobre, rustique. Tables de bois toutes simples, briques apparentes, carrelage, étendard «Bossemans et Coppenolle» au-dessus du zinc.
C’est une évidence: tout le monde se connaît. Dès qu’une personne franchit le seuil du bistro, elle salue l’assistance à la cantonade et claque la bise volontiers à quelques clients présents.
Ici, pour commander, il faut crier, m’annonce-t-on tout de go à mon approche du bar. La serveuse se nomme Katy. Katy reprend en fait du service deux fois semaine par pur plaisir nostalgique, car elle a tenu la boutique avec son mari pendant 30 ans de sa vie.
Mes voisins, hyper-concentrés, ne pas déranger zot(2), jouent au jacquet.
Détail qui ne trompe pas sur l’authenticité de la faune locale: les hommes exhibent tous une moustache. Il y a de la casquette, beaucoup, imprimé camouflage, drapeau belge et, aussi, quelques ornements. Puis il y a aussi du mouton retourné à capuche.
«Et moi, je veux nager encore une fois avec toi.» La voix éraillée d’Arno éclabousse la pièce d’un coup. Le niveau sonore est audacieux: ça dépote.
Une dame, âge incertain, mastique avec application un croque-monsieur. L’ensemble de sa mâchoire, en ligne droite, monte et descend en rythme avec la musique. C’est épatant.
«Moins fooooooort!», s’époumone un client.
La musique à toute berzingue, ça plaît modérément à certains.
Il est presque 18 heures: éclairage tamisé pour un bistro devenu piste de danse et enchaînement iconoclaste entre Adamo et une séquence Youtube dans laquelle Katy se fait interviewer. Applaudissements nourris de l’assistance.
«C’est le meilleur bistro du bas des Marolles.»
Attention, c’est le bas des Marolles ici, ce n’est pas tout à fait les Marolles.
Les Marolles, c’est un ensemble de rues, très précises, et ce n’est pas clair pour tout le monde. Après recoupement des informations, validées par la plus haute autorité en la matière, le doyen du bistro René, voici en exclusivité fédérale le tracé exact: rues de Montserrat, des Prêtres, Olympe et de la Prévoyance.
Katy a donc laissé sa place à David, qui nous explique que cela fait deux ans et demi maintenant qu’il a repris le flambeau avec ses associés. Ce qui lui a plu? Le côté humain, social. «C’est trash et drôle à la fois.» Les clients, c’est une grande famille, principalement des gens du quartier. La bonne ambiance du lieu rayonne et le bouche-à-oreille fait qu’une clientèle nouvelle, plus jeune, pointe son nez, surtout pour les soirées de fin de semaine, avec en prime un DJ aux platines le samedi soir.
«Arrête de noter tu m’énerves», m’assène un moustachu au regard malicieux.
Nous partons au bar pour un ravitaillement. C’est ainsi que nous rencontrons Jean. Il fréquente le Petit Lion depuis 30 ans. Il aime ce lieu pour la musique de variété, les amis qu’il y retrouve. Leur principal sujet de conversation, c’est le travail mais aussi les gilets jaunes en ce moment. «Ils ont raison mais dommage pour les casseurs. Il y a des gens qui travaillent toute une vie pour des conditions de vie lamentables.»
Le moustachu, faussement énervé, nous interrompt, car il tente de deviner mon prénom: «Toi, tu dois avoir un prénom en ine: Christine, Jacqueline non?»
«Non, moi c’est Marie-Ève» que je lui réponds du tac au tac, ce qui fait bien rire Jean.
Jean est salarié, ouvrier dans les toitures. Et vient fièrement du quartier, comme nombre des habitués. Il nous dit que la clientèle régulière du bistro est issue d’un milieu social «moins que la moyenne». «On a tous difficile. Ici, on oublie tout, il y a beaucoup de gens malheureux.» Il vient au café avec sa copine en début de mois. «Après, ce n’est plus possible. Les temps sont plus durs. Une sortie, puis c’est fini. Je mets de côté pour les vacances.»
Il en est bleu, de sa copine.
«Elle écoute beaucoup. Elle ne va pas rabaisser les gens. Elle connaît tout le monde. Sans me vanter, elle est très intelligente. Là, je vais nous offrir des vacances all-in à Majorque. Elle est toute folle.»
Moustachu fait sa réapparition, pose son verre à ma table puis m’accuse:
«Arrête de cracher dans ma bière.»
Il s’appelle Rudi. Son surnom, c’est Spéculoos. Parce que, dans une ancienne vie, il a travaillé trois-quatre mois chez le fabricant de biscuits.
Tout devient décousu. La musique qui entre par tous les pores et fait office de boules Quies.
«Crappe dop», ça veut dire «dégage». C’est au parler qu’on reconnaît les vrais Bruxellois.
Avec l’augmentation des loyers, c’est une frange des derniers résistants résidents du quartier qui disparaît. Ainsi que leurs bistros… Triste constat, urgence de la transmission, plaisir à côtoyer ceux qui y sont encore, sentiment exacerbé d’appartenance. Mais qu’est-ce que nous croyons, nous les extérieurs explorateurs intrus qui venons sur place?
Rudi se radine à nouveau. Avec son histoire sans fin de spéculoos. Spéculoos, c’est son adresse mail aussi. Il me l’épelle:
«Quoi, t’es pas capable de savoir ce que c’est un arobate? Tu dois aller au 7/15, c’est une école pour les fous… Tu pourrais t’appeler Catherine ou Marine.»
Sans transition, nous discutons avec Élisabeth. Qui s’appelle comme ça parce que ses parents étaient royalistes. Ses grands-parents vivaient dans les petites maisons aux Brigittines. C’étaient des familles de 10, 12 enfants. Lors de sa visite aux Marolles, la reine en personne est venue dans leur maison. Ils ont conservé la chaise sur laquelle elle s’était assise. Pour nourrir l’assemblée, sa grand-mère faisait cuire les abats. À 24 ans, elle attendait son quatrième enfant. Malgré la piqûre contraceptive, il a réussi à faire son trou dans le ventre d’Élisabeth. Elle travaille à l’époque comme piqueuse industrielle. Ensuite, elle reprend une taverne à Sainte-Catherine avec son mari, ils se quittent, et elle élève seule ses quatre enfants.
Rudi revient faire le mime Marceau:
Il se montre du doigt.
Il met ses bras en croix sur les épaules.
Il me montre du doigt.
Je crois qu’il essaie de me communiquer quelque chose… qui ne fera pas beaucoup avancer notre enquête. Du coup, je me réjouis de pouvoir entrer en contact avec l’un des joueurs de jacquet, René. René possède le savoir et le charisme des vrais Marolliens. Sa compagnie, son écoute sont recherchées par beaucoup. «J’attire les gens comme un aimant. Quand il y a un stûût, je les aide.» C’est un ketje, René le petit zievereer: son enfance, c’était jouer aux billes et au foot, s’endormir sur les banquettes du bistro pendant que ses parents prenaient du bon temps, au milieu des potte-plekkers(3). René, lui, a été élevé dans le respect des autres. Cela fait 40 ans qu’il vient au Petit Lion. Selon lui, le café a gardé son authenticité. «Malheureusement, il y a pas mal de mes amis, mijn cameroeden, qui sont décédés.» Parce que oui, «Marolliens, c’est tous des frères et sœurs ici». Toni, le copain de René, est un sosie de John Cleese des Monty Pythons. Né à l’hôpital Saint-Pierre. Enfant de la balle lui aussi. Ils s’y mettent à deux pour le florilège d’insultes: Klet’Mariette, rotzak, zattekut…
Sur fond de distribution de baguettes invendues au bar, se détache une dame, pantalon vert, très joyeuse…
«Elle est krimineilzat(4)!»
Son prénom: Rose.
«Rose, comme ma fille», je dis.
«Oui mais celle-là elle est fanée.»
(1) Blasphème.
(2) Fou, cinglé, taré.
(3) Piliers de comptoir.
(4) Complètement beurrée.