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Luc Vandormael : « Sur le plan financier, nos services sont arrivés au bout des possibles »

Sur tous les fronts, et le mot est faible. Crise sanitaire, inondations: les CPAS sont en première ligne. L’occasion pour Alter Échos d’évoquer les nombreux défis qui attendent les CPAS wallons avec le président de leur fédération, Luc Vandormael. 

31-08-2021
Crédit : CCXiaojun-Deng

Alter Échos: En 2020 comme pour les premiers mois de 2021, les CPAS ont été monopolisés par la gestion de la crise sanitaire et sociale. L’heure est à un premier bilan…

Luc Vandormael: On constate une triple pression dans les CPAS: d’une part, sur les usagers, de l’autre, sur l’institution elle-même, et enfin, une pression sur les travailleurs sociaux. Concernant les usagers, faut-il rappeler que la précarité était déjà extrêmement présente avant la crise sanitaire. S’il ne fallait qu’un chiffre pour appuyer ce constat, ce serait celui du nombre de bénéficiaires du RIS qui a augmenté de 50% entre 2014 et 2019 (Relisez le dossier qu’Alter Échos avait consacré, en 2016, déjà à la situation des CPAS). Avec des usagers sous pression, en considérant que le revenu d’intégration est situé sous le seuil de pauvreté avec tout le problème que cette situation engendre, ne serait-ce que pour l’accès aux produits de première nécessité, aux soins de santé ou au logement… On ne cesse de le dire, et cela bien avant la crise: le CPAS est le dernier filet de protection, mais toujours plus soumis à des pratiques d’aides contractuelles, conditionnelles, à travers l’activation, le PIIS, etc (Sur le sujet de l’activation, relire notre hors-série «Politiques sociales, un chaos organisé»). C’est une autre forme de pression sur les individus, et ces pratiques qui peuvent être intéressantes dans la mesure où l’objectif est d’aider les citoyens à surmonter leurs difficultés, doivent être évaluées dans ce moment particulier que nous vivons. La crise sanitaire a par ailleurs amené de nouveaux publics vers notre institution, des personnes qui ont de surcroît vécu une brusque césure dans leur vie puisqu’il s’agit pour l’essentiel d’individus qui avaient des revenus, et des revenus parfois confortables (Relire CPAS: «Pour nous, la crise sociale, c’est maintenant», Martine Vandemeulebroucke, janvier 2021). En perdant ce statut, elles n’ont pas forcément le réflexe de venir demander de l’aide au CPAS. Il y a de nombreux freins psychologiques, et elles ne viendront au final qu’en dernier recours, souvent quand leur situation économique se sera détériorée ou si les problèmes de santé mentale deviennent plus intenses.

 

«La crise sanitaire a par ailleurs amené de nouveaux publics vers notre institution, des personnes qui ont de surcroît vécu une brusque césure dans leur vie puisqu’il s’agit pour l’essentiel d’individus qui avaient des revenus, et des revenus parfois confortables.»

AÉ: Une situation qui met évidemment sous pression les quelques 3.300 travailleurs sociaux des CPAS wallons…

LV: J’évoquais l’augmentation de 50% du RIS en cinq ans, un chiffre d’autant plus interpellant quand on sait que, lors de la même période, le nombre de travailleurs a augmenté de seulement 2%. Tout cela, c’était avant la crise sanitaire, période qui a vu de nouveaux dossiers venir s’ajouter à la charge de travail. À propos de «l’après-Covid», la Fédération des CPAS a pris connaissance d’indicateurs selon lesquels l’augmentation du nombre de bénéficiaires du revenu d’intégration devrait s’établir entre 15 et 30% en 2022, sans compter l’augmentation du nombre d’aides sociales complémentaires. À certains endroits, la charge de travail des travailleurs sociaux devient purement et simplement intenable. Certains collègues évoquent plusieurs cas de burn-out et de malaise. Le fait que le travailleur social soit agent d’aide et de contrôle n’arrange rien à l’affaire, pris en tenaille entre les individus, l’institution, la loi, ce qui peut créer de fameuses tensions dans le chef de certaines personnes qui se voient débouter, ce qui se ressent évidemment sur le moral des troupes. Sur la surcharge de travail, certains CPAS indiquent que les travailleurs sociaux ont parfois plus de 100 dossiers à gérer, ce qui est énorme, ce qui veut aussi dire que la mission de guidance psycho-sociale doit hélas être réduite à peau de chagrin, avec pour conséquence toutes les difficultés qu’on imagine pour établir une relation de confiance avec le bénéficiaire. Durant la crise, les CPAS ont en outre été reconnus comme des services essentiels. On est restés au front dans des conditions de travail parfois très compliquées, pas toujours bien comprises par les usagers: il fallait continuer à aider les gens, tout en protégeant les travailleurs. Cette perte de contact a aussi été problématique dans le suivi de certains bénéficiaires. Les confinements successifs ont eu pour conséquence que toutes nos missions n’ont pas pu être assurées et ont évidemment eu un impact sur le suivi des bénéficiaires en termes d’insertion, de formation, par exemple.

«Le fait que le travailleur social soit agent d’aide et de contrôle n’arrange rien à l’affaire, pris en tenaille entre les individus, l’institution, la loi, ce qui peut créer de fameuses tensions dans le chef de certaines personnes qui se voient débouter, ce qui se ressent évidemment sur le moral des troupes.»

AÉ: Pour en venir à l’institution, le temps n’est-il pas venu de revoir le financement comme le fonctionnement des CPAS ?

LV: Finalement, le CPAS est un moyen, et certainement pas un objectif. Le mode de financement des CPAS a été conçu dans les années 70. À cette époque, il y avait toujours l’espèce de rêve, celui des fondateurs de la sécurité sociale, celui que la sécu, là où il n’y avait pas de possibilité pour les gens de travailler, allait régler tous les problèmes, allait s’imposer comme un outil performant de lutte contre les inégalités sociales. De fait, au moment où la loi sur le minimex est votée en 1974, il y a peu près 8.000 bénéficiaires en Belgique. Pour l’instant, il y en a 150.000 et on parle d’une possibilité d’arriver à 180.000 bénéficiaires fin 2022. Le fonctionnement des CPAS a été conçu dans un cadre où cette institution était un dispositif résiduaire, subsidiaire, qui aiderait uniquement ceux qui sont passés entre les mailles du filet de la sécurité sociale. À partir de là vont s’enchaîner les crises, les périodes d’austérité, et tout cela dans un contexte où la sécurité sociale devient de plus en plus sélective, avec des citoyens de plus en plus exclus, ne remplissant pas les conditions, et nous voilà avec un CPAS où le nombre de bénéficiaires ne cesse d’augmenter. Le mode de financement du RIS fait que chaque fois qu’on exclut un chômeur, on appauvrit un CPAS. Avec la crise sanitaire, de plus en plus de citoyens s’adressent aux CPAS. S’il y a eu, et s’il y a encore des aides Covid qui permettent d’alléger la charge financière des CPAS pour l’aide sociale, que va-t-il se passer après la crise? Cette crise sera structurelle, tandis que ces aides sont conjoncturelles. Vu le contexte, si elles disparaissent, c’est la catastrophe, raison pour laquelle nous plaidons, comme nous l’avons toujours fait, pour des mesures structurelles. Il y a un engagement du fédéral d’augmenter le RIS de 10,75% en quatre ans. C’est une bonne chose, mais si on relève les minima sociaux, il faut également relever le taux de remboursement des CPAS. Sinon, ce relèvement sera partiellement à charge des CPAS.

«Le fonctionnement des CPAS a été conçu dans un cadre où cette institution était un dispositif résiduaire, subsidiaire, qui aiderait uniquement ceux qui sont passés entre les mailles du filet de la sécurité sociale.»

AÉ: Parmi vos revendications, il y a aussi la mise en place d’un plan de lutte contre la pauvreté, articulé avec les différents niveaux de pouvoir, avec des budgets additionnels et dans une logique de «chaîne de solidarité» entre toutes les institutions sociales qui accompagnent les personnes fragilisées. Cela veut dire que cette articulation entre les différents niveaux de pouvoir n’existe pas pour le moment?

LV: Cette articulation entre le fédéral et le régional est indispensable. Considérant que nous sommes tantôt financés par l’un, tantôt par l’autre. Les plans «pauvreté» ne doivent pas se limiter à de l’argent. Si la crise actuelle peut avoir une vertu, ce serait de revenir à cet espèce d’élan unificateur qui a vu naître la sécurité sociale après-guerre, même si chemin faisant, comme le montre l’ouvrage de Daniel Zamora (lire: «Daniel Zamora: ‘Le déploiement d’organisations humanitaires venant suppléer à un État défaillant est symboliquement frappant’», Manon Legrand, mai 2020), c’est à un long détricotage auquel on a assisté. Là où le leitmotiv était la solidarité d’État, le poids du contrat social n’a cessé de reposer toujours plus sur la responsabilité des individus. On est arrivé à un moment où il faut déposer le crayon et se poser la question de savoir s’il est bien possible dans les conditions actuelles de continuer dans ce sens-là de façon unilatérale. La crise Covid a montré que la sécurité sociale a sauvé pas mal de citoyens d’une catastrophe. S’il n’y avait pas eu d’argent public, les gens se retrouveraient dans la rue. Cette crise offre une opportunité pour repenser l’aide sociale et son financement. Sur le plan financier, nos services sont arrivés au bout des possibles. Est-ce aux communes de financer la charge de personnes dont on ne veut plus dans la sécurité sociale fédérale? C’est un débat de fond.

«Là où le leitmotiv était la solidarité d’État, le poids du contrat social n’a cessé de se reposer toujours plus sur la responsabilité des individus.»

AÉ: À côté de la crise sanitaire, les CPAS sont aussi en première ligne dans l’accompagnement des sinistrés, tant concernant le logement que l’accompagnement psycho-social. Quelles sont les pistes que votre Fédération a mis sur la table pour suivre au mieux cette situation?

LV: La Fédération a pris contact avec les CPAS sinistrés dès le lendemain du drame, parfois en se rendant sur place là où les connexions étaient coupées. D’emblée, nous avons agi comme interface entre le terrain et les différentes autorités gouvernementales. Le Gouvernement wallon et la ministre de l’Intégration sociale ont rapidement dégagé des moyens, suite à des réunions auxquelles nous avons été associés (Relire aussi sur le sujet «Julien Langumier: ‘Gouverner les catastrophes comme un objet parmi d’autre relève d’une gageure’», Nidal Taibi, août 2021). Cela étant, chaque jour apportait de nouvelles questions, avec la nécessité de réponses immédiates. C’est que nos collègues ont dû, dans l’urgence et dans l’émotion qu’on devine, trouver des hébergements d’urgence, assurer les besoins alimentaires et vestimentaires, fournir un appui psychosocial dans le cadre d’une coordination avec le secteur de la santé mentale… Mais aussi s’assurer que les procédures d’aide sociale exceptionnelle accordées par les présidents de CPAS soient couvertes par les pouvoirs subsidiants. Cette catastrophe a jeté dans la plus grande précarité des milliers de personnes. Les solutions trouvées dans l’urgence ne sont pour la plupart pas durables; la pire des problématiques étant le logement. Elle a aussi amplifié l’épuisement des travailleurs sociaux, de sorte que la gestion de l’après, qui durera des mois, nécessite des renforts substantiels. En effet, la solidarité a été remarquable et l’action des bénévoles fut vitale. Mais, ici encore, cela a une fin. Il nous semble évident que le plan de relance wallon doit être en partie réorienté pour faire face sur le long terme.

 

Pierre Jassogne

Pierre Jassogne

Journaliste

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