Au cœur d’un réseau international d’ateliers artistiques, le MADmusée rassemble quelque 2.500 œuvres réalisées par des personnes déficientes mentales. Mais après la suspension du financement promis par la Fédération Wallonie-Bruxelles pour ses nouveaux bâtiments, la structure liégeoise est aujourd’hui sans domicile fixe.
Article publié dans Alter Échos, n°421, 18 avril 2016.
Quelque 350 artistes contemporains sont aujourd’hui représentés par le MADmusée. Ils sont Belges, Néerlandais, Allemands, Américains, Japonais, Néo-Zélandais… Tous fréquentent ou ont fréquenté des ateliers destinés aux personnes déficientes mentales, animés par des artistes, en dehors de toute structure hospitalière ou de soins. Une collection unique en son genre et prospective, qui bénéficie d’une importante reconnaissance internationale. Fondé en 1998, le MADmusée – dont les initiales signifient à l’origine Musée d’Art différencié – émane du Créahm, une association née à Liège à la fin des années 70 dans l’intention de permettre aux personnes handicapées mentales de développer leurs capacités artistiques, en dehors de toute visée thérapeutique ou occupationnelle. «C’est une démarche qui se distingue des ateliers d’art-thérapie tels qu’on en trouve beaucoup en France», explique Pierre Muylle. S’il se situe dans la lignée d’Art&Marges à Bruxelles et du Musée Dr Guislain à Gand dans sa volonté de faire une place à l’art «outsider», le MADmusée s’en différencie par son approche purement esthétique des œuvres, détachée de toute volonté de lecture clinique. «Nous ne voulons pas donner des explications sur l’œuvre du point de vue du handicap ou de la marginalisation. Il est en effet très paradoxal que les artistes, qui utilisent leur travail pour communiquer, soient ensuite enfermés à nouveau dans un univers qu’on a créé pour eux», commente Pierre Muylle.
Au MAD, chaque artiste est mis en avant dans sa singularité, comme en témoignent les monographies publiées à l’initiative du musée. «À mon sens, il y a vraiment une différence entre les artistes que nous représentons et les gens qui créent sous accompagnement pour s’occuper ou pour avoir un matériau de base pour une thérapie – même si des choses très belles peuvent en émaner. Réinterpréter leur production comme de l’art, c’est leur donner un sens qu’elles n’ont pas au départ. L’inverse est aussi vrai: on ne peut pas réduire le travail des artistes handicapés à quelque chose de thérapeutique. Ce serait diminuer fortement le potentiel de départ qui est une intention artistique, même si celle-ci est intimement liée à ce qu’ils sont: ils ne vont pas se travestir en personne ‘normale’», poursuit le directeur.
Un projet de rénovation à l’arrêt
Installé depuis ses débuts dans le pavillon «Trink Hall» du parc d’Avroy – un lieu de rassemblement destiné à accueillir des concerts, une cafétéria, etc. –, le MADmusée a subi il y a huit ans d’importantes inondations dans son sous-sol, qui abritait ses collections permanentes. Rapidement, la nécessité d’une rénovation est mise sur la table: à la suite d’un concours, elle est confiée au cabinet d’architectes Beguin-Massart qui opte pour un projet ambitieux, susceptible de renforcer l’identité et l’intégration du MAD au sein de l’offre muséale liégeoise. «Ce pavillon qui date des années 60 a beaucoup de charme mais il n’a jamais été conçu pour être un musée», explique Pierre Muylle. Le budget rassemble une intervention de la Ville de Liège et de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) respectivement à hauteur de 600.000 euros et de 1.800.000 euros – 400.000 euros étant amenés sur fonds propres. Néanmoins, en mai 2015, alors que les travaux de démolition sont sur le point de commencer, la ministre de la Culture Joëlle Milquet fait savoir que le budget promis n’est plus disponible. Le projet est alors suspendu. Presque un an plus tard, c’est toujours le silence radio du côté de la FWB. Le MAD comme la Ville de Liège veulent pourtant se montrer optimistes. «Nous avons inscrit ce projet au budget de la Ville en 2016: nous avons donc bon espoir que cela se fasse», explique Roland Léonard, échevin des travaux. «Puisque nous ne pourrons de toute manière pas commencer les travaux avant novembre en raison de la Foire d’octobre qui se passe sur ce site, nous espérons mettre à profit les mois qui restent pour intervenir auprès de la ministre et boucler les procédures.»
«L’art contemporain est sous-financé mais il y a pire que cela : on n’y prête pas attention, on ne fait pas de choix, il n’y a pas de ligne directrice.», Pierre Muylle, directeur du MADmusée
Pour les personnes impliquées dans ce dossier, la suspension du financement ne doit pas être comprise comme une attaque ciblée contre le MAD et son positionnement «outsider». Seules les capacités d’investissement réduites de la FWB seraient à l’origine de ce report. «Du côté de la Ville, nous considérons que la vocation du MAD en fait justement un projet prioritaire», affirme pour sa part Roland Léonard. Faute de pouvoir envisager une solution alternative à ce financement, mieux vaut de toute manière prendre son mal en patience. «C’est un projet qui a été pensé dans les moindres détails. Par rapport à la gestion durable des budgets, ce serait une catastrophe si cela échouait à ce stade», estime Pierre Muylle. L’enjeu est aussi de taille pour la Ville, qui voit dans ce futur bâtiment un maillon essentiel du nouvel axe Guillemins/Boverie/centre-ville. «C’est un enjeu urbanistique, d’autant que le tram devrait aussi passer à proximité», renchérit Roland Léonard.
Marché de l’art et financement public
Pour l’heure, le MAD a investi l’ancienne Maison de la laïcité, également propriété de la Ville, sise rue Fabry, non loin du parc d’Avroy. À défaut d’un espace d’exposition, le musée fait voyager ses collections en Belgique et à l’étranger. Après un passage à Chicago, le voici aujourd’hui l’invité du Théâtre de Liège. «Exposer dans un lieu comme celui-ci nous permet d’atteindre de nouveaux publics. Mais il ne faudrait pas que cette situation s’éternise», raconte Pierre Muylle. Car si le directeur ne souhaite pas monter en épingle le cas du Trink Hall, la situation est selon lui symptomatique du peu d’intérêt que manifestent les pouvoirs publics belges à l’égard de la création contemporaine. «L’art contemporain est sous-financé mais il y a pire que cela: on n’y prête pas attention, on ne fait pas de choix, il n’y a pas de ligne directrice», explique-t-il. «Un projet comme ‘Bouger les lignes’ n’a de sens que si les acteurs culturels n’en sont pas réduits à se partager les miettes», ajoute-t-il, en référence au projet participatif initié par le cabinet Milquet pour une «nouvelle politique culturelle». Pour ce Brugeois, qui a travaillé au S.M.A.K. de Gand, la situation n’est guère plus reluisante au nord du pays. «Je suis aussi membre de la Commission des musées en Flandre et je peux dire que la Belgique sous-finance sa culture et son patrimoine depuis des générations. Il est pénible de voir que ce pays qui, à plusieurs moments de son histoire, a eu une avant-garde parmi les plus importantes au niveau mondial en soit réduit à mettre des seaux dans ses musées pour récolter la pluie. Bien sûr, je ne crois pas que les subsides soient le seul moyen de faire vivre les artistes: aujourd’hui, le marché de l’art est aussi là pour ça. Mais je crois qu’il faut une offre supplémentaire: un travail de médiation, de préservation, d’études. Aujourd’hui, on occulte ces aspects comme si c’était du luxe.»
Le MADmusée est d’autant mieux placé pour en parler que les œuvres qu’il valorise demeurent aujourd’hui à la marge des logiques spéculatives du marché de l’art. «En art brut, même les œuvres les plus recherchées comme celles d’un Henry Darger, sont encore abordables pour un collectionneur qui a beaucoup d’argent. Ce n’est plus le cas pour le reste du marché qui a produit une déchirure entre la valeur réelle et l’œuvre. On pourrait dire que l’art brut est ‘moins bien coté’ mais je dirais au contraire qu’il est ‘mieux coté’, dans le sens où les prix sont plus près de la réalité.» Dépassés par cette logique spéculative, les artistes contemporains semblent d’ailleurs se rapprocher de plus en plus du monde de l’art brut. «Ils ont beaucoup de plaisir à fréquenter un milieu où les liens ne sont pas biaisés par la question de l’argent», explique Pierre Muylle qui invite régulièrement certains d’entre eux à assurer le rôle de commissaire au sein de ses collections. Parallèlement, depuis quelques années, le public, la critique et le monde de la recherche manifestent un intérêt croissant pour ce type de production, symptôme peut-être d’une certaine lassitude vis-à-vis d’œuvres contemporaines réductibles aux discours qui les entourent. «Il faut peut-être entendre ‘art brut’ au sens de ‘diamant brut’: quelque chose de pur, recentré sur le moment de la création et non sur la communication», analyse Pierre Muylle.
Reste que ce rapprochement entre art brut et art contemporain ne pourra pas se faire sans l’appui des pouvoirs publics. «S’ils n’assument pas leur rôle, ce sera le modèle capitaliste pur et dur du marché de l’art qui l’emportera. Aujourd’hui, je vois certains collectionneurs privés prendre plus de responsabilités que les pouvoirs publics par rapport à des productions importantes pour la communauté. Et je trouve cela choquant», raconte Pierre Muylle. Car soutenir et exposer des artistes handicapés n’est pas seulement un enjeu culturel: c’est évidemment un enjeu social. «Pouvoir considérer le travail de ces personnes comme des créations de qualité, qui portent un sens universel, a des implications sur la vision que l’on a de la personne handicapée. Aujourd’hui, le développement de la médecine et la prévention du handicap sont en train de changer la donne. Mais n’oublions pas qu’il y aura toujours des personnes qui auront des accidents de voiture, d’autres formes de handicap. Et une société se doit d’avoir une place pour ces gens. Quand on commence à les voir comme le résultat de maladies, on sait comment ça finit: nous avons aussi un rôle éthique à jouer», conclut Pierre Muylle.