«Faire barrage à l’extrême droite.» Une nouvelle fois, les Français appelés à se mobiliser dans les urnes sont parvenus, in extremis, à éviter le pire. Mais, à chaque élection présidentielle, depuis quinze ans, le nombre d’électeurs de l’extrême droite augmente telle une crue que rien ne semble pouvoir endiguer. Depuis la Belgique francophone, on observe médusés cette banalisation de la haine, du rejet de l’autre et du repli sur soi. Puis on retourne dans nos pénates, rassurés de se penser préservés de cette tache brune qui, ailleurs (à commencer par le nord de notre pays), gangrène le débat public.
Pourtant, des soubresauts nous rappellent par moments que la démocratie n’est jamais un long fleuve tranquille. Dernier fait en date: la mise à mal du cordon sanitaire médiatique, vieux de 30 ans, par un président de parti francophone ayant accepté de débattre sur une chaîne publique flamande avec son homologue du parti d’extrême droite, le Vlaams Belang. Et le premier de se justifier en invoquant la nécessité de démonter les arguments du second.
Le problème, c’est que la stratégie ne semble pas résister à l’épreuve des faits. En Flandre (mais aussi en France, pour y revenir), la présence acceptée et décomplexée de l’extrême droite dans les médias n’a pas abouti à la disqualifier, mais semble plutôt avoir élargi la «fenêtre d’Overton» – concept théorique qui renvoie au champ des idées considérées comme acceptables en politique. À force d’être régulièrement exposées à des positions extrêmes, celles-ci en deviendraient plus tolérables.
Si les discours xénophobes et racistes jouissent d’une certaine porosité au sein du spectre politique, il en va étonnamment de même pour les problématiques sociales. Lesquelles ne sont plus l’apanage d’un seul bord, mais se voient désormais accaparées par l’extrême droite, qui a vu dans la précarité oubliée et l’augmentation des inégalités un créneau à exploiter. Et ça marche. Selon Le Monde, en dérobant des thèmes sociaux à la gauche, comme la défense du pouvoir d’achat, Marine Le Pen est parvenue à rassembler les votes de 67% des ouvriers ayant voté au second tour1.
Il faut qualifier cette captation des revendications sociales de ce qu’elle est: une duperie. Car l’émancipation sociale est indissociable de la solidarité, laquelle inclut, n’exclut pas: «Le bien-être social a toujours été le produit de luttes collectives et de revendications sociales. […] Une lutte solidaire que toutes et tous – quelles que soient leur couleur ou leur origine – ont menée conjointement. De tout temps et partout, l’extrême droite était de l’autre côté de la barricade.»2 Le directeur de la Ligue des droits humains, Pierre-Arnaud Perrouty (lire son entretien), ne dit pas autre chose: «Les droits ne composent pas un catalogue dans lequel on pioche selon ses intérêts personnels. Il faut défendre et rappeler l’interdépendance entre les droits fondamentaux, d’autant plus les droits culturels et sociaux qui sont par définition collectifs.»
«Faire barrage à l’extrême droite» est donc nécessaire, mais pas suffisant. Il faut aussi renforcer les digues en amont. Éviter de laisser une partie de la population à la dérive. Surtout, opposer à une approche du social basée sur le clivage la lutte acharnée contre toutes les précarités et les inégalités; celles des femmes, des personnes racisées, des travailleurs précaires, des minorités de genre…
1. «La mise en sourdine du thème de l’immigration a facilité la captation des revendications sociales par Marine Le Pen», Le Monde, 8 mai 2022.
2. «Extrême droite: bien la comprendre pour mieux la combattre», Politique, 14 janvier 2022.