On dénombrerait une cinquantaine d’hébergements non agréés en Belgique francophone. Si certains offrent une solution correcte pour un public qui n’a pas trouvé de place dans le circuit «officiel», les dérives constatées dans d’autres sont légion. À Bruxelles comme en Wallonie, le vide juridique qui entoure ces hébergements est en voie d’être comblé. Bruxelles se dirige vers une interdiction. La Wallonie s’oriente vers une forme d’encadrement souple.
«Maison hébergeant personnes handicapées cherche petite main pour travaux de couture, lessive, repas. Bénévole. Logé, nourri, blanchi.» Marianne Ocmant cherche un logement stable quand elle tombe sur l’annonce publiée par Sweety Home sur internet, une maison «pirate» qui traîne une mauvaise réputation. Début 2016, les responsables ont fait l’objet d’une plainte pour coups et blessures sur personne vulnérable (lire notre article: «Hébergement non agréé: pas si sweet home»).
Les responsables de l’asbl gèrent deux maisons, lovées dans un quartier vert et cossu d’Uccle. Le couple habite avec les résidents les plus autonomes dans la plus grande des deux bâtisses. C’est dans la seconde, où vivent dix adultes handicapés, que Marianne a posé ses valises début janvier 2016. «Quand je suis arrivée, le couloir était rempli de linge sale, j’ai fait tourner des machines pendant deux semaines non-stop pour le vider. Le fils de la patronne vivait là, mais n’aidait jamais. Il criait souvent sur les résidents», se remémore-t-elle. Après plus d’un mois de «bénévolat», elle finit par décrocher un mi-temps pour assumer l’ensemble des tâches ménagères, la préparation des repas et tout l’encadrement des résidents 24 h/24, 7 jours sur 7. Les journées des habitants, elles, s’écoulent dans un ennui rythmé mollement par l’horaire militaire des repas et des siestes. «Ils n’avaient aucune autonomie. Et les seules activités proposées, c’étaient télé ou coloriage. Ils ne sortaient jamais», dénonce Marianne. Sans aucune formation ou expérience dans le domaine du handicap, Marilou, comme l’ont surnommée les habitants, tente de réorganiser la vie quotidienne, de faire participer les plus débrouillards aux tâches collectives, d’organiser des sorties. «Un jour, je les ai emmenés en ville pour qu’ils voient autre chose que le canapé et le parc d’à côté, la responsable était folle furieuse», raconte l’employée qui s’est fait licencier entre-temps pour, dit-elle, s’être octroyé une journée de congé qu’on ne cessait de lui refuser. Quand elle évoque son passage chez Sweety, les larmes lui montent aux yeux: «Geneviève D. crie sur eux, d’une violence comme ce n’est pas permis. Elle se substitue à leur famille. Un jour je l’ai entendue dire à un résident que sa mère n’en voulait qu’à son argent et que sa famille à présent, c’était-elle. Elle exerce sur eux une emprise malsaine.» Contactée par nos soins, la responsable de l’asbl n’a pas voulu commenter ces nouvelles accusations.
Hors la loi à Bruxelles
Par définition, les structures d’hébergement non agréées (SHNA) ne se faisant pas reconnaître auprès des autorités publiques, estimer leur nombre exact relève du défi. Des listings informels alimentés par des travailleurs sociaux permettent d’en dénombrer une dizaine à Bruxelles et une quarantaine en Wallonie. Ces SHNA sont souvent le dernier refuge pour des personnes qui cumulent plusieurs problématiques: sans-abrisme, santé mentale, polytoxicomanie, passé carcéral, handicap, etc. Heureusement, toutes ces maisons ne sont pas à loger à la même enseigne! Mais les témoignages comme ceux de Marianne sont malheureusement très loin d’être rares (lire: «Home Massimo, une affaire de famille?», Alter Échos n°432). Et les dérives citées sont souvent graves: liberté des habitants entravée, administration médicamenteuse peu contrôlée, exploitation du personnel, manque de transparence dans la gestion financière, voire, dans les cas extrêmes, maltraitance et escroquerie.
Une réglementation «résiduaire», avec un financement «résiduaire», pour un public qui serait en quelque sorte «résiduaire»?
Si les SHNA sont souvent qualifiées de maisons «pirates» par opposition aux structures subventionnées, et donc contrôlées, par les pouvoirs publics, ouvrir une telle structure n’a en soi rien de répréhensible. À la frontière de la législation sur le logement et de la législation sur la prise en charge des personnes vulnérables, les «pirates» bénéficient jusqu’à ce jour d’un vide juridique. Et, avec leur public «mixte», elles entrent difficilement dans les cases législatives qui régissent les différents secteurs.
Un paragraphe de la future ordonnance bruxelloise qui réorganise le secteur de l’aide aux sans-abri va désormais changer la donne. «Il est important de comprendre que les sociétés privées telles que les SPRL ou les SA ne peuvent se constituer en tant que pouvoir organisateur», commente-t-on au cabinet Céline Fremault. La position de la ministre bruxelloise de l’Action sociale a le mérite d’être claire. Si les SHNA répondent aux critères qui s’appliquent à toutes les maisons d’accueil, elles pourront se faire agréer. Si elles n’y répondent pas, elles devront fermer boutique. Avec quelles solutions pour reloger leurs habitants? «La seule réponse possible, c’est d’augmenter le nombre de maisons d’accueil agréées et c’est ce qu’on fait depuis 2014, via l’augmentation des budgets et la création de trois nouvelles maisons d’accueil», défend la responsable presse de Céline Fremault. Qui rappelle que, depuis 2014, 250 places supplémentaires de jour ou de nuit ont été créées. Pas sûr que cela suffira à apaiser toutes les craintes du secteur.
Des SHNA aux MALD
Si la Région bruxelloise a opté pour une réponse ferme, la Région wallonne s’oriente vers une voie plus souple qui permettrait aux SHNA de prétendre à une forme d’agrément «léger». Certaines maisons affichent plus de professionnalisme et peuvent constituer une solution pour loger des publics particulièrement éloignés des logiques d’insertion, argumente le député cdH Benoit Drèze, qui a déposé un projet de décret(1) pour intégrer leur reconnaissance dans le Code wallon de l’action sociale et de la santé (Cwass), qui encadre l’accueil, l’hébergement et l’accompagnement des personnes en difficultés sociales. «Bien des personnes sont exclues du système, car elles n’appartiennent pas au public visé ou ne répondent pas aux conditions fixées par le Code. Ces critères touchent principalement la volonté et la capacité de réinsertion des résidents, la limitation dans le temps de leur durée de séjour et le passage préalable par une institution active dans la réinsertion», argumentent les auteurs dans leur proposition.
Un acronyme chassant l’autre, les SHNA pourraient se faire reconnaître comme des MALD (maisons d’accueil de longue durée). Pour ce faire, elles devront respecter des conditions comme tenir un registre de la participation financière des résidents, élaborer un projet d’accompagnement individualisé, créer un conseil des hébergés qui se réunit au moins une fois par mois, etc. «Faut-il légiférer concernant les structures d’hébergement non agréées? Pour moi, la réponse est évidente, c’est oui. Mais pas n’importe comment. (…) Avant de légiférer, il faut savoir de qui et de quoi on parle», a réagi Christine Vanhessen, directrice de la Fédération des maisons d’accueil et des services d’aide aux sans-abri (AMA), lors de l’audition des experts par le parlement(2). Si les SHNA recueillent un public à l’intersection de différents secteurs – santé mentale, maison de repos, handicap, sans-abrisme – qui ont chacun leurs cadres et leurs enjeux, c’est d’abord ceux-ci qu’il conviendrait de mieux analyser. «Il faut renforcer l’offre de services en ayant, de la même manière qu’il faut le faire pour les structures d’hébergement non agréées, évalué les besoins. Faut-il créer plus de maisons d’accueil? Faut-il créer plus d’abris de nuit? Faut-il créer plus, alors que l’on vient d’en diminuer le nombre, de lits psychiatriques? Faut-il créer plus de places en maison de repos pour un public qui dispose de revenus faibles?»
«Il n’est pas question de légiférer de manière telle que ce modèle soit demain un refuge pour que d’autres types d’accueil se réfugient dans ce sous-modèle.» Alda Greoli, ministre wallonne de l’Action sociale
Une nouvelle version du texte doit être déposée. Si la ministre wallonne de l’Action sociale s’est déclarée favorable à la reconnaissance des SHNA, Alda Greoli veut rassurer les secteurs en place quant aux craintes que cette nouvelle législation ne vienne concurrencer les normes existantes. «Il n’est pas question de légiférer de manière telle que ce modèle soit demain un refuge pour que d’autres types d’accueil se réfugient dans ce sous-modèle (…) et que ce soit une manière d’échapper aux réglementations, une manière d’échapper à l’encadrement, une manière d’échapper à la qualité. Il est donc très clair que, dans ma volonté politique, la réglementation doit être une réglementation résiduelle.» Quid de la question épineuse du financement de ces structures? «Pour ma part, j’estime que ces structures doivent agir de façon résiduaire par rapport aux structures d’accueil agréées», botte en touche la ministre.
Une réglementation «résiduaire», avec un financement «résiduaire», pour un public qui serait en quelque sorte «résiduaire»? «Il semble que l’on veuille créer un cadre pour agréer des structures light, des structures un peu fourre-tout. (…) On semble vouloir faire un texte pour alléger les normes. Il faut qu’il y en ait, mais pas de trop, parce que lorsque l’on en met de trop, cela coûte cher», résume à sa façon Eliane Tillieux (PS), députée wallonne et ministre de l’Action sociale entre 2009 et 2014.
Travail en réseau
La question des moyens reste importante. Pour rentrer dans leurs frais, les SHNA travaillent avec un personnel réduit à son strict minimum pour encadrer un public très fragile. «Le secteur pour lequel je suis engagée a encore, aujourd’hui, besoin de faire des repas boudin-compote parce qu’il ne s’en sort pas avec les subventions qu’il a. Imaginez qu’un secteur ou des services non agréés qui n’auraient pas de subventions, qui n’auraient pas de dons divers et variés, imaginez comment ils doivent fonctionner, uniquement par les frais d’hébergement, par les frais de résidence qui seraient demandés aux personnes», s’inquiète Christine Vanhessen, de la Fédération des maisons d’accueil. Même constat du côté de Jean-Louis Feys, médecin-chef au centre psychiatrique Saint-Bernard de Manage, également auditionné au parlement: «Il faut savoir qu’à l’hôpital, pour les litées, les lits de longue durée, pour 30 personnes, on n’a que dix équivalents temps pleins. Ce qui permet, dans le meilleur des cas, de faire du bon gardiennage, mais qui est quand même très très limité en matière de projets.»
Pour les auteurs de la proposition de décret, la solution passe par une forme de travail en réseau. «Ce que les personnes qui vivent dans ces logements cherchent, c’est d’abord un hébergement, défend Benoit Drèze (…) On a suffisamment de services, on a des initiatives d’habitation protégée, on a nos services d’accueil et d’hébergement qui prennent déjà la personne en charge de façon globale. Ici, on serait dans un hébergement qui est plus une aide au logement avec, quelque part, l’aide pour aller là où l’on doit aller: ‘Es-tu allé chez ton médecin? Je vois que tu n’es pas bien, ne retournerais-tu pas chez ton psychologue? Je vais appeler l’assistante sociale du CPAS parce qu’il y a quand même un problème par rapport à une facture impayée, tu pourrais peut-être être aidé.’»
L’expérience des APC
Récemment, une grève à la résidence L’Élysée attirait l’attention des médias sur un dossier similaire à celui des SHNA, celui des établissements qui hébergent des personnes handicapées à la frontière française. À l’origine de la grève, la décision de la direction de se séparer de neuf travailleurs à temps plein pour les remplacer par du personnel précaire(3). Comme 148 autres établissements situés majoritairement dans le Hainaut, cette structure a été créée sur mesure pour accueillir des résidents français handicapés et reçoit pour ce faire des subsides des autorités françaises. Le manque de places de l’autre côté de la frontière où de nombreux lits ont été fermés en psychiatrie, l’approche belge appréciée pour son caractère moins médicalisé, le moindre coût de cette forme de prise en charge (160/200 euros par jour à charge des autorités françaises contre 400/600 euros pour un lit psychiatrique en France) ont créé les conditions pour le développement d’un véritable «marché» frontalier du handicap.
«Le secteur a encore, aujourd’hui, besoin de faire des repas boudin-compote parce qu’ils ne s’en sortent pas avec les subventions. Imaginez des services non agréés qui n’auraient pas de subventions…», Christine Vanhessen, AMA, Fédération des maisons d’accueil
Si de nombreuses structures offrent des services de qualité, on peut parfois s’interroger sur les motivations de certains gestionnaires. «Encore aujourd’hui, nous recevons deux ou trois demandes par semaine de personnes qui veulent ouvrir une APC (autorisation de prise en charge), pensant y avoir trouvé un filon lucratif. Dans le cas idéal, ce sont d’anciens éducateurs. Mais nous recevons aussi des profils effrayants: des électriciens, des chauffeurs poids lourds», expliquait le directeur du service contrôle de l’AViQ à Alter Échos. Du côté de la FGTB, on pointe aussi l’ingénierie financière mise en place par certains établissements. Autour de la société ou de l’asbl principale qui perçoit les subsides, des sociétés satellites sont créées pour fournir les repas, le ménage, la location du bâtiment, etc. Ces prestations sont refacturées à l’établissement principal à des prix parfois fortement éloignés du marché. «Cette question est bien connue des services de contrôle de l’AViQ. En dehors des situations d’abus de bien social, où le parquet est saisi, l’AViQ n’a malheureusement pas de pouvoir d’intervention», regrette la ministre de l’Action sociale, Alda Greoli(4).
Dès 2008, la Région wallonne a créé une réglementation pour encadrer ces structures, parfois rebaptisées péjorativement «boîtes à Français» par la presse. Celles-ci doivent faire l’objet d’une autorisation de prise en charge (APC) délivrée par l’AVIQ qui effectue des contrôles tous les trois ans. Aujourd’hui, cette réglementation est en voie d’être renforcée pour tenir compte des plaintes qui continuent d’arriver. À titre d’exemple, l’équipe de nuit devra intégrer du personnel formé pour éviter, comme c’est parfois le cas actuellement, que cet encadrement soit confié à des sociétés de sécurité. La capacité d’accueil sera aussi limitée à 40 places pour les nouveaux venus sur le marché. «Cela correspond à une volonté d’humaniser l’habitat et de dissuader les gestionnaires qui veulent concentrer un nombre important de résidents pour faire de plus grands profits», résume le directeur qualité à l’AVIQ. Et de se féliciter: «Avec cette nouvelle réglementation, les exigences sont quasiment les mêmes que pour les structures wallonnes agréées. Certaines dispositions sont même en avance, comme la mise en place d’une procureure de traitement des plaintes en première ligne.» Pour Christian Massai, le texte en préparation est «un pas en avant, mais qui ne va pas assez loin sur la question des conflits d’intérêts, de la marchandisation du secteur et tout ce qui en découle en matière de qualité d’encadrement». Qu’il s’agisse des «boîtes à Français» ou des «maisons pirates», en filigrane des débats sur la réglementation, c’est toute la question d’une forme de privatisation de l’hébergement des plus fragiles et du modèle économique de ces structures qui reste ainsi posée.
1. http://nautilus.parlement-wallon.be/Archives/2016_2017/DECRET/866_1.pdf
2. http://nautilus.parlement-wallon.be/Archives/2017_2018/CRAC/crac59.pdf
3. Mont-Saint-Aubert: la grève se poursuit à la résidence L’Élysée. Vincent Clérin. Publié sur le site de la RTBF le mardi 26 septembre 2017 https://www.rtbf.be/info/regions/hainaut/detail_mont-saint-aubert-les-travailleurs-de-la-residence-l-elysee-sont-en-greve-ce-mercredi-27-septembre?id=9720037
4. Séance publique de commission, Commission de l’action sociale, de la santé et de la fonction publique, mardi 24 octobre 2017.
En savoir plus
«Foyers pirates: un business en eau trouble», Alter Échos n°416, 20 janvier 2016, Sandrine Warsztacki.
«La résidence Laila au cœur des soupçons», Alter Échos n°416, 20 janvier 2016, Sandrine Warsztacki.
«Home Massimo: une affaire de famille?», Alter Échos n°432, 12 octobre 2016 Sandrine Warsztacki.
«Hébergement non agréé: pas si sweet home…», Alter Échos n°431, 11 octobre 2016 Sandrine Warsztacki.