Dans son sens le plus commun, le mal-logement renvoie à l’image d’habitations insalubres, exiguës et mal isolées, aux marchands de sommeil ou encore aux hébergements de fortune. Plus rarement, on pense la problématique au-delà des quatre murs d’un appartement ou d’une maison. Pourtant, une fois le nez dehors, force est de constater que les inégalités sociales ne s’arrêtent pas au seuil de la porte et s’étendent bien souvent aux alentours du foyer. Ce n’est d’ailleurs sans doute pas un hasard si le droit à un logement décent et le droit à un environnement sain sont institués au sein d’un seul et même article, l’article 23, de la Constitution belge.
«Le phénomène de relégation sociale, soit le fait que les populations plus fragilisées se retrouvent davantage dans des environnements plus à risque ou moins bien desservis, commence petit à petit à être pris en compte par les politiques publiques, remarque David Praile, le coordinateur du Rassemblement wallon pour le droit à l’habitat (RWDH). Ça bouge, mais cela reste très compliqué d’avoir une approche globale et intégrée du logement, qui regroupe une série d’enjeux (urbanisation, environnement, droit à la ville…).»
Les inondations de cet été en Wallonie ont révélé de façon frappante ce phénomène de relégation sociale qu’évoque David Praile. Dans la plupart des villes éventrées par les flots, les quartiers populaires, pauvres et densément peuplés étaient en première ligne de la catastrophe. Un constat rendu visible par le centre d’études d’Écolo (centre Jacky Morael), qui a cartographié six communes touchées par les inondations – Verviers, Pepinster, Trooz, Dinant, Rochefort et Liège –, détaillant, quartier par quartier, le revenu brut annuel médian de ses habitants. Les six cartes montrent toutes la même chose: les revenus les plus bas, en rouge, sont concentrés dans les centres-villes de part et d’autre des cours d’eau, tandis que les plus nantis sont au vert, profitant d’espace et de hauteur sur les collines avoisinantes.
Dans la plupart des villes éventrées par les flots, les quartiers populaires, pauvres et densément peuplés étaient en première ligne de la catastrophe.
Inondations: triple peine
Le cas de Verviers est particulièrement emblématique. La ville semble littéralement découpée par une ligne de faille socio-économique et géographique, stigmate de son passé industriel. C’est le long de la Vesdre, où s’est déployée l’industrie textile verviétoise, que sont regroupés les ménages à plus faibles revenus; surplombant ce cœur historique, la bourgeoisie a établi ses quartiers sur les hauteurs de la vallée.
Moins bien situés mais aussi plus vétustes, les logements précaires ont payé le prix lourd lors des inondations. C’est particulièrement le cas de l’habitat permanent – des zones de loisirs normalement prévues pour un hébergement ponctuel (chalets, caravanes…), utilisées par leurs occupants comme résidence principale. Ces lieux sont un refuge pour une partie de ceux qui ne parviennent pas à trouver un logement abordable. Parfois situés en bord de rivière, comme le Domaine du pont de Méry à Esneux, leurs habitants connaissent le risque de se retrouver les pieds dans l’eau. Mais cet été, les inondations n’ont rien laissé derrière elles.
Outre la localisation et l’état du logement, l’«après-inondation» est la troisième peine des plus précaires, qui disposent de plus faibles moyens pour rénover leur habitat ou se permettre de déménager dans un endroit plus sûr. C’est ce que souligne une récente étude de l’Agence européenne pour l’environnement1 consacrée à l’impact de la pollution et du changement climatique sur la santé, selon laquelle «les communautés les plus pauvres sont davantage exposées, sensibles et vulnérables face aux risques environnementaux, sont moins résilientes en termes d’adaptation et d’évitement des risques, et se remettent plus lentement des conséquences de catastrophes environnementales».
«Ceux qui ont été les plus touchés sont ceux qui ont le moins de moyens, le moins gros patrimoine et aussi les moins hauts taux d’assurance, confirme Nicolas Blanchard, conseiller politique au centre Jacky Morael. Cela nécessite des corrections sociales dans la manière dont on gère l’après-crise.» De même qu’une réflexion politique en termes d’aménagement du territoire… «En termes de climat, mieux vaut avoir des populations concentrées dans les centres-villes, avec des services à proximité, afin de réduire les déplacements et l’étalement urbain. Mais ce modèle induit souvent une concentration d’habitats dans des zones à risque d’inondations. Il faut donc travailler sur d’autres aspects: la manière dont sont conçus ou rénovés les bâtiments ou encore la reméandrisation des rivières, pour augmenter la surface occupée par les cours d’eau et leur permettre des débordements naturels», poursuit l’écologiste.
Héritage industriel
Les inégalités ne se limitent pas au risque ponctuel d’inondations; elles sous-tendent aussi l’exposition au danger plus latent de la pollution. Les riverains de l’usine Umicore à Hoboken en savent quelque chose. Séparés d’une rue seulement des deux raffineries (l’une de plomb, l’autre de nickel), ces habitants de maisons ouvrières datant des années 20 sont directement exposés aux particules de plomb et d’arsenic émises par le site industriel. Depuis les années 80, les enfants de ce quartier populaire au passé minier sont régulièrement soumis à des tests pour contrôler la teneur en plomb de leur sang. Au fil des ans, les moyennes de contamination ont drastiquement baissé. Jusqu’à l’an dernier, où elles ont enregistré une hausse notable, avec près d’un enfant sur deux examinés se situant au-dessus du seuil de dangerosité (fixé à cinq microgrammes de plomb par décilitre de sang). Une augmentation qui, selon des spécialistes, pourrait être le résultat du confinement; cloîtrés à la maison et dans leur jardin, les enfants d’Hoboken auraient été davantage exposés à leur environnement toxique.
«Les communautés les plus pauvres sont davantage exposées, sensibles et vulnérables face aux risques environnementaux, sont moins résilientes en termes d’adaptation et d’évitement des risques, et se remettent plus lentement des conséquences de catastrophes environnementales.» étude de l’Agence européenne pour l’environnement
Un peu partout en Belgique, un autre type d’usine pose la même question de gestion du risque sanitaire pour les riverains: les broyeurs à métaux. Pilier du secteur florissant de l’économie circulaire, ces usines représentent un vrai risque pour la santé des populations (souvent défavorisées) qui vivent à proximité. Le Hainaut compte à lui seul trois broyeurs, dans les communes de Marchienne-au-Pont, Châtelet et Courcelles – ces deux dernières comptant parmi les plus pauvres du pays. L’entreprise Cometsambre, à Châtelet, détient le record de la plus haute concentration de PCB (des polluants organiques persistants, cancérigènes et perturbateurs endocriniens) jamais enregistrée en Wallonie (mesures prises par le laboratoire TAUW en 2016). Les retombées atmosphériques de PCB menacent les nombreux habitants de l’ancien quartier minier situé à proximité immédiate de l’usine.
«Historiquement, on retrouve les quartiers les plus précaires autour des centres de production datant de l’industrialisation, retrace Christine Schaut, sociologue à la faculté d’architecture de l’ULB. Dans le Borinage par exemple, cette industrialisation a eu lieu autour des mines, où l’on retrouve encore aujourd’hui les quartiers plus populaires et pauvres. Un autre centre de production sont les cours d’eau, utilisés comme matière première ou comme outil de mobilité.»
«Inégalités enfouies dans le sol»
C’est le cas à Bruxelles, où l’industrialisation s’est déployée autour du bassin de la Senne, puis du canal. Les quartiers centraux qui le jouxtent sont aujourd’hui parmi les quartiers les plus pauvres de la capitale. Et si l’exposition à la pollution industrielle ne s’y fait plus au grand air, elle reste bien présente sous terre. Malgré un recensement très limité de la pollution des sols à Bruxelles, on sait que les abords du canal sont imprégnés de plomb et de zinc (fonderies), de chrome (tanneries), de césure (ou « blanc de plomb », utilisé comme pigment dans les peintures) ou encore d’hydrocarbures (garages et stations essence). «Les sols de ces friches industrielles racontent l’histoire de cette pollution. Les inégalités sont enfouies dans le sol. Au niveau symbolique, c’est assez frappant», remarque Christine Schaut.
Une pollution certes enfouie, mais avec des impacts bien concrets sur la santé. Un exemple saisissant est donné par Claire Scohier, chargée de mission à Inter-Environnement Bruxelles: «Les archives de l’État étaient auparavant situées au quai Demets, devant ce qu’on appelle l’îlot Shell. Les travailleurs ont commencé à avoir des maux de tête, des vomissements; il s’est avéré que c’était lié à la pollution des sols, qui était bien pire que ce qu’on croyait, car, avant d’être l’îlot Shell, le site hébergeait une fonderie de plomb.» La pollution souterraine peut également être absorbée dans l’eau ou remontée à la surface via les racines des plantes. Malgré le risque pour la santé des riverains, de plus en plus de logements sont actuellement construits dans la zone du canal. Conséquence: «Les promoteurs sont dans l’obligation soit de prendre en charge les coûts de dépollution du sol (ce qui se répercute ensuite sur les prix de l’immobilier), soit de recouvrir le sol d’une chape de béton (ce qui imperméabilise les sols)», grince Claire Scohier.
Autre pollution invisible, autre vecteur d’inégalités sociales: la pollution atmosphérique en milieu urbain, qui ne touche pas toutes les catégories de population de la même façon. Les quartiers populaires, plus denses, bétonnés et dépourvus d’espaces verts, en subissent davantage les effets – idem pour le réchauffement climatique. Toujours selon l’étude de l’Agence européenne pour l’environnement, la situation géographique des logements des personnes précarisées et la qualité de leurs logements les exposent à davantage de polluants (particules fines, pollution sonore) ou à des températures qui affectent leur état de santé. Pour Christine Schaut, tout cela est bien la preuve que «le logement ne peut jamais être pensé de façon autonome mais doit l’être en articulation avec son environnement». Ainsi, un petit logement n’est pas si grave en soi, si on a accès à des espaces verts à proximité. Problème: «L’exiguïté des logements est souvent associée à un mauvais environnement de proximité», pointe la sociologue.
En bon voisinage
Penser le mal-logement intra et extra-muros; ne pas dissocier le manque d’espace intérieur du manque d’espaces verts aux alentours; envisager tant l’isolation thermique des logements que l’exposition d’un quartier tout entier à la hausse des températures; lutter contre l’insalubrité et l’exposition aux risques de pollution… Au lendemain d’une crise – fût-elle sanitaire ou environnementale –, de nombreux paramètres doivent être réunis pour parvenir à un aménagement du territoire qui réponde aux enjeux démographiques, environnementaux, climatiques et sociaux.
À tout le moins, il s’agit d’éviter de pénaliser encore davantage les plus précaires. Comme à Esneux, au lendemain des inondations, où un arrêté de police a été pris pour empêcher le retour au Domaine du pont de Méry des résidents de chalets et caravanes. Décision prise dans le cadre du plan wallon Habitat permanent (HP), qui ambitionne depuis 2002 de vider les campings situés en zone inondable. Pour David Praile, «c’est effrayant mais pas surprenant que certaines autorités veuillent profiter des récentes inondations pour ‘faire le ménage’». Le coordinateur du RWDH avait espéré que la récente reconnaissance partielle de l’habitat léger soit être une fenêtre d’opportunité pour l’habitat permanent. «Mais, politiquement, il semble que les lectures soient encore très clivantes; en gros, quand ce sont des alternatifs qui veulent s’installer en ‘tiny houses’, les communes acceptent, car ce ne sont pas des ‘populations à problèmes’. L’habitat léger reste très stigmatisé en fonction d’où il se trouve et surtout de qui y habite.» Or l’habitat permanent relève bien souvent de la nécessité, «parce qu’on est en crise du logement depuis des années. Et empêcher l’accès à ces logements de loisirs ne va pas régler la crise», dénonce David Praile.
«Les sols des friches industrielles racontent l’histoire de cette pollution. Les inégalités sont enfouies dans le sol. Au niveau symbolique, c’est assez frappant.» Christine Schaut, professeur de sociologie
Enfin, changer de lieu de vie n’est pas qu’un défi financier: sa composante sociale est non négligeable. De fait, alors que le plan wallon HP prévoit une aide au relogement et, dans certains cas, un accompagnement social pour les habitants, «peu de gens acceptent de partir, souligne Christine Schaut. Il y a un attachement au lieu, souvent lié à l’histoire familiale. Il y a aussi la composante de vie sociale: c’est un environnement dans lequel ces personnes se sentent bien, sont entourées». Penser le mal-logement hors des murs n’est donc pas qu’affaire d’espace vert, de terrasse, de qualité de l’air ou de pieds au sec… Il s’agit aussi de qualité de vie humaine, de voisinage. Et la sociologue de conclure: «Cela rend la question du relogement après une crise encore plus complexe. Il ne s’agit pas uniquement reloger les gens dans des habitats sûrs; cette donne sociale doit absolument être prise en compte.»
En savoir plus
«Jacques Teller:‘Avec le changement climatique, il est fort probable que les inégalités environnementales liées aux inondations s’exacerbent’», Alter Échos n° 494, juin 2021, Marinette Mormont.
«Sommes-nous tous égaux face à la pollution de l’air?», Alter Échos n° 464, mai 2018, Manon Legrand.
«Mal-logement, mal féminin», Alter Échos n° 452, octobre 2017, Pierre Jassogne.