Le confinement a-t-il eu un impact négatif sur les violences subies par les enfants? Les constats du terrain montrent une double tendance. D’un côté, des parents ont réinvesti positivement la relation avec leur enfant. De l’autre, le confinement a agi comme une Cocotte-Minute dans des familles qui faisaient face à la fermeture des services d’aide. Aujourd’hui, les professionnels craignent une deuxième vague. Celle de l’augmentation des signalements de cas de maltraitance.
Au 103 écoute-enfants, on n’a pas chômé ces derniers mois. «Nous avons reçu plus d’appels que d’habitude», témoigne Sylvie Courtoy, la directrice pédagogique de ce service qui reçoit des coups de téléphone d’enfants, d’adolescents et de parents qui souhaitent évoquer leurs difficultés. Ce volume d’appels reflète, peut-être, une recrudescence de cas de maltraitance pendant cette longue période de confinement. Sur les 2.551 appels reçus du 13 mars au 27 mai, 217 concernaient des situations de potentielles violences physiques ou psychologiques sur des enfants. Ce qui fait une moyenne de 2,85 appels par jour pour ce type de cas, contre 1,97 habituellement. La hausse n’est donc pas anodine. Pour Sylvie Courtoy, «les enfants ont été les grands oubliés du confinement. Pendant cette période beaucoup ont dû s’isoler dans leur chambre sans faire de bruit pour ne pas déranger leurs parents, c’est assez dramatique». Des petits appartements. La crainte d’attraper le virus. La promiscuité. La consommation d’alcool, de médicaments. Tous ces ingrédients font que «la situation a exacerbé des problématiques préexistantes dans les familles», ajoute Sylvie Courtoy.
«Pendant le confinement, trop de services ont fermé. On a créé de véritables bombes à retardement.»
Françoise Hoornaert, équipe SOS-enfants, Charleroi
De plus, «des parents se sont retrouvés tout à coup parents à temps plein, avec leurs enfants 24 h/24 pendant toute la semaine, sans y avoir été préparés. Dans certaines familles, cela n’a pas facilité les choses», affirme Éric Fairier, directeur d’Abaka, centre de crise et d’accompagnement non mandaté destiné aux adolescents de 12 à 18 ans. Son service fut l’un des très rares encore ouverts pendant la crise du Covid. Il a fait office de service d’urgence pour des ados en crise familiale ou en rupture, dans un contexte où toutes les autres institutions se confinaient soudainement. «Nous avons fait office de soupape, de sas de décompression, ajoute le directeur. Il a souvent fallu expliquer aux jeunes l’angoisse de leurs parents, dont certains ne bougeaient plus du tout de chez eux et avaient même peur de faire les courses.»
Une terrible anxiété qui a souvent rejailli sur les enfants. À L’Échalier, service d’accompagnement mission intensive pour les 0-6 ans, Katia Charlot, la directrice, a pu constater que «beaucoup de familles ont opéré un repli extrême. Ils ne sortaient plus, leurs enfants n’allaient plus prendre l’air du tout. Les parents étaient très centrés sur la protection sanitaire, mais pas vraiment sur les autres besoins des enfants, la stimulation, le jeu».
Un manque flagrant de services ouverts
À Charleroi, Virginie Plennevaux, directrice de l’équipe SOS-enfants, a aussi pu constater ce repli des familles dans des appartements exigus qui chauffaient comme des Cocottes-Minute, prêtes à exploser. «Pendant le confinement, trop de services ont fermé. On a créé de véritables bombes à retardement. Les parents fragiles ne trouvaient pas de relais. Ils ne pouvaient pas souffler, et en plus se sentaient coupables à la vue des parents qui cuisinent, font office de profs et proposent des activités ludiques. Il nous a fallu bricoler avec des parents qui ne dormaient plus de peur de passer à l’acte.»
Les écoles, les centres psycho-médico-sociaux, les maisons de jeunes, les services d’aide en milieu ouvert, toutes ces bulles d’air habituellement accessibles pour échapper au foyer clos parfois étouffant de la famille, gardaient portes closes. De nombreux services d’aide ont continué les suivis par téléphone ou visioconférence. Mais ils restaient confinés et n’acceptaient plus de nouvelles situations. Le plus souvent, les visites étaient limitées aux cas les plus urgents.
Quant aux services résidentiels – là où l’on accueille les enfants éloignés de leur famille sur décision d’une autorité mandante, service d’aide à la jeunesse (SAJ), service de la protection de la jeunesse (SPJ) –, ils ont renvoyé dans leurs familles les jeunes pour lesquels les situations semblaient gérables, le temps du confinement. Sauf que le confinement s’est éternisé, «et cela a aggravé ou détérioré les situations dans plusieurs cas, lorsqu’il y avait des antécédents de maltraitance», déplore Virginie Plennevaux, qui a dû «faire des pieds et des mains pour trouver des lieux sûrs à ces jeunes».
«Les enfants ont été les grands oubliés du confinement»
Sylvie Courtois, directrice du 103 écoute-enfants
L’un des grands drames de ce confinement a été de voir des services pédiatriques ou pédopsychiatriques en incapacité de prendre en charge des cas problématiques, juge Virginie Plennevaux. «Nous nous sommes retrouvés avec des enfants qui décompensaient psychologiquement au point de se mettre en danger», conclut-elle.
Pour les cas les plus graves – ceux qui nécessitaient un éloignement de la famille –, une solution a pu être trouvée dans l’un des centres d’accueil ad hoc ouverts par la ministre de l’Aide à la jeunesse, Valérie Glatigny (MR). Trente-neuf places d’accueil ont été créées dans quatre structures, par exemple des centres Adeps, jusqu’au 30 juin, afin de pouvoir extraire des familles les enfants en danger.
Dans une série de situations moins extrêmes, c’était une gageure de trouver des solutions. Didier Hozay, directeur du service d’accompagnement «Initiatives» (qui intervient en famille), pense que «le réseau a montré ses faiblesses. Lorsque la pression intrafamiliale était telle qu’elle mettait l’enfant en insécurité, nous sollicitions des garderies pour mettre les enfants à l’abri et permettre de soulager la pression». Les garderies, selon la circulaire du 16 avril 2020, se devaient d’accueillir les enfants de l’Aide à la jeunesse. Mais beaucoup rechignaient. «Il a fallu forcer les portes», témoigne Didier Hozay, qui regrette que les internats n’aient pas non plus toujours joué le jeu de l’entraide. Alors, dans les grands moments d’angoisse en famille, il est arrivé aux intervenants d’Initiatives d’aller chercher un jeune chez lui et de sortir faire une balade pour discuter un peu, faire un pas de côté, prendre du recul.
Au cœur de ces interventions pour des jeunes en difficulté, il y a les autorités mandantes. SAJ et SPJ en tête, dont l’implication a été variable. C’est du moins ce que constate Émilie Monfort, du service d’action mission intensive L’Échalier, pour qui «l’action des SAJ était changeante en fonction de la personnalité des gestionnaires de dossiers. Certains étaient joignables, d’autres étaient totalement absents. Des familles se sont senties abandonnées».
Des parents qui s’investissent davantage
Au service d’aide à la jeunesse de Bruxelles, la conseillère Valérie Latawiec évoque une réalité contrastée. Certes, les tensions intrafamiliales ont crû à mesure que la durée de confinement augmentait: «Il était temps que les écoles rouvrent. On sent davantage d’agressivité, de nervosité. L’école permet aux familles de souffler.» Mais, de manière générale, la conseillère de l’aide à la jeunesse a plutôt été «positivement surprise» par les effets du confinement. D’abord, le nombre de nouvelles situations traitées par son équipe a considérablement baissé. «Beaucoup de familles se sont organisées, ont puisé dans leurs ressources. Des parents se sont sentis dégagés de nombreuses contraintes, notamment d’horaires, et ont senti qu’on leur faisait confiance, ce qui leur a fait du bien et a permis de penser à des projets de réintégration familiale.»
Ce type d’effets bénéfiques sur la relation parents-enfants a aussi été constaté au Centre régional d’éducation et de services, à Mons, qui dispose d’un service résidentiel d’observation et d’orientation d’enfants victimes de maltraitance. Régine Masquelier y est coordinatrice pédagogique. Selon elle, «certains parents ont trouvé de nouvelles marques, de nouvelles manières d’être avec leur enfant. Ils ont appris à faire des concessions par exemple».
«Beaucoup de familles se sont organisées, ont puisé dans leurs ressources»
Valérie Latawiec, conseillère de l’aide à la jeunesse à Bruxelles
Cette idée d’un confinement, parfois vu comme un vecteur de réinvestissement du rôle parental, est partagée dans de nombreux services. «Il y a une série de familles qui ont redécouvert le plaisir d’être ensemble», confirme Françoise Hoornaert, coordinatrice de l’équipe SOS-enfants de la région de Tournai-Mouscron. Dans d’autres familles, le confinement n’a pas eu énormément d’impact, détaille-t-elle, «car, dans les zones rurales et les petites villes, on pouvait sortir de chez soi prendre l’air plus aisément. Et les familles précarisées vivent déjà toute l’année dans une sorte de huis clos, sans vraiment d’activités, sans sortie avec les amis».
Malgré ces quelques situations «positives», des épisodes de crise ont explosé dans des familles qui n’en étaient pas coutumières. «Il y a eu des passages à l’acte, confirme Françoise Hoornaert, dans une tranche de la population qui d’ordinaire travaille beaucoup et dont les enfants sont souvent pris en charge à l’extérieur, à la garderie, lors des activités le week-end. Il leur a fallu découvrir une position parentale, une position d’autorité qu’ils connaissent peu et qu’ils délèguent habituellement. Ces parents ont parfois été débordés par leur enfant, et cela a pu créer des problèmes. Mais ces parents étaient très sensibles aux propositions éducatives des services.»
Il est pour l’instant impossible d’affirmer avec certitude que le confinement a augmenté le nombre de cas de violences physiques ou psychologiques subies par les enfants. Seuls les chiffres du 103 écoute-enfants tendent à montrer une hausse du nombre de cas. Mais cette croissance s’explique peut-être par l’absence d’alternatives pour demander de l’aide due à la fermeture de nombreux services.
La deuxième vague que craignent les spécialistes de l’enfance et de l’aide à la jeunesse n’est pas celle du virus, mais bien celle de la maltraitance. Avec l’ouverture des écoles, des maisons de jeunes, des clubs de sport, les possibilités offertes aux enfants de dénoncer une situation d’abus ou de maltraitance s’ouvrent à nouveau. «Il est possible que beaucoup d’enfants se confient maintenant à des tiers. Le nombre de signalements risque d’augmenter ces prochains mois», craint Françoise Hoornaert.