Elle ressemble à une ardoise magique rouge «Télécran», du nom de ce jouet culte permettant aux enfants de dessiner sur une surface sablée, à l’aide de deux petites roulettes blanches. Pourtant, la tablette «Hyperbraille» n’a rien d’un jouet. Coûtant 30.000 euros pièce, elle est rarissime. Assis à un mètre d’elle, Bruno finit son sandwich à l’américain. Avant d’évoquer «Hyperbraille»: «Celle-là, j’aurais quand même bien voulu la voir.»
Non-voyant depuis un accident en 2012, Bruno ne peut effectivement pas voir la tablette. Par contre, il peut la toucher. Cet outil permet d’imprimer en relief tout ce qui apparaît à l’écran d’un ordinateur. Pratique quand on est malvoyant ou non-voyant et que l’on souhaite vérifier la mise en page d’un site Internet. Bruno, comme quatre autres de ses partenaires présents ce jour-là dans la pièce, participe à une formation de deux ans en codage organisée par Eqla – ex-Œuvre nationale des aveugles – en collaboration avec Bruxelles Formation et BeCentral, le «Campus de transformation numérique» situé à Bruxelles. Une formation réservée uniquement aux malvoyants ou aux non-voyants. Une première du genre en Belgique, si l’on en croît Harielle Dehuy, chargée de projet nouvelles technologies à l’Eqla. «Moi-même je ne savais pas jusqu’il y a peu qu’il pouvait y avoir des codeurs et des codeuses malvoyants ou non voyants. Jusqu’à ce que je découvre que cela existait aux É.-U. ou en France», explique la jeune femme.
Un appel à projets fédéral, des financements européens (FSE) et de Bruxelles Formation plus tard, le projet Blindcode était monté et débutait en mars 2020, juste avant le début du confinement. Un confinement qui n’aura pas eu raison de la motivation des participants – la formation a continué en… numérique – et qui a repris en présentiel il y a peu. Avant les stages, qui devraient débuter en novembre/décembre.
«Le plus compliqué n’est pas d’être malvoyant. C’est que je n’étais vraiment nulle part en codage.» Yves, participant à Blindcode
Cravacher double
Si des stages sont prévus, c’est qu’il existe actuellement des débouchés en IT. «Les entreprises du secteur ont vraiment du mal à recruter», explique Rafal Naczyk, chargé de communication d’Eqla. Pour celles-ci, recruter des codeurs et codeuses malvoyants ou non voyants pourrait de plus constituer un pari gagnant. Beaucoup de personnes malvoyantes ou non voyantes surfent – et codent – via des logiciels de reconnaissance vocale ou des claviers Braille. Problème: «Un grand nombre de sites Internet sont aujourd’hui très peu accessibles via ce genre d’outils», explique Serge Denis, expert en accessibilité numérique et qui est en charge de la formation des participants à Blindcode sur ce sujet.
Dans ce contexte, engager des codeurs malvoyants ou non voyants, familiarisés avec ce type de problème et pouvant les anticiper lors de la création de sites, pourrait constituer une solution. Actif dans la banque et la finance pendant 14 ans avant que sa vue ne commence à décliner, participant à la formation, Yves opine du chef quand on évoque ce sujet. «Il faudrait que cette question de l’accessibilité, de l’intégration des personnes handicapées, devienne naturelle», ajoute-t-il. Avant de préciser, un sourire aux lèvres. «Cela dit, pour moi, le plus compliqué n’est pas d’être malvoyant. C’est que je n’étais vraiment nulle part en codage. Je dois apprivoiser l’outil, le langage. Je dois cravacher double lors de la formation.» Comme quoi, malvoyant/non-voyant ou pas, la fracture entre les geeks et les autres concerne tout le monde…
En savoir plus
«T’as le code?», Alter Échos n° 459, février 2018, Julie Luong.
«Capital Digital: des formations IT pour jeunes défavorisés», Alter Échos n°445, juin 2017, Aubry Touriel.