S’il y a bien un monde où la flexibilité est vénérée en tant que moyen pour maximiser la productivité des travailleurs et les profits des patrons, c’estbien l’univers des entreprises. Et bien que prise en tenaille entre les pressions du monde politique, la pression concurrentielle des marchés, la pression du devoir de service public, lapression de la clientèle et la recherche de la rentabilité, la Stib (Société des transports intercommunaux de Bruxelles) a réussi à développer uneexpertise particulière dans le management des ressources humaines pour la gestion de l’islam en entreprise.
En étudiant la manière dont des représentations, des interprétations et des pratiques liées à l’islam sous-tendent les stratégies des acteurs, onarrive à comprendre comment la direction de la Stib fait preuve de souplesse pour s’assurer une certaine paix sociale et comment les travailleurs arabo-musulmans se forgent une image de soipositive pour obtenir une amélioration de la qualité de vie au travail notamment à travers l’accès à certains avantages matériels ou symboliques. C’est ceque révèle un nouvel ouvrage éclairant de l’ingénieur agronome Younous Lamghari1 qui a mené une enquête approfondie auprès des travailleurs et de ladirection de la société de transport public bruxellois.
Société marchande à statut mixte (ni privée, ni publique, autonome, mais dépendant du financement public) qui fournit un service public important (311,6 millionsde voyage en 2010 en métro, tramway et autobus), la Stib a la particularité d’être une entreprise régionale à forte diversité culturelle. L’un des plus grosemployeurs en Région bruxelloise avec près de 6 500 travailleurs, dont 90 % de Belges et 3 % d’étrangers extra-européens, l’entreprise compte aussi38 % d’allochtones (personne ayant au moins un parent extra-européen) de vingt-huit nationalités différentes et une surreprésentation de ceux originaires du Maroc.L’ouvrage se concentre essentiellement sur la gestion des ressources humaines de cette diversité dans l’entreprise et des questions découlant de la pratique, modérée ourigoriste, de l’islam par les travailleurs arabo-musulmans de l’entreprise.
Prières, repas halal, Ramadan
A quel type de problèmes doivent faire face les managers responsables de la gestion du personnel ? L’auteur relève par exemple la constitution de groupes ethnoreligieux(musulmans et non-musulmans) dans les réfectoires qui développent mutuellement des stratégies d’évitement. Des lieux de prière, pendant les pauses, feraient l’objetde négociations officieuses entre la direction et les travailleurs musulmans. Ainsi, les salles de détente ou de repos, les vestiaires et même des véhicules en fin detrajet sont parfois transformés discrètement en lieux de prière. « Les travailleurs allochtones ne font pas de la question de la prière une revendicationexplicite, ce qui n’en constitue pas moins une pratique réelle sur le terrain tandis que la direction de la Stib dicte la règle, mais ferme les yeux sur son exécution, cetaménagement garantit une paix sociale à la Stib et assure un certain bien-être au travail aux conducteurs arabo-musulmans », décode Lamghari. Le repas halal dansles cantines n’est pas non plus une revendication, du moment qu’il existe un repas de substitution ou la possibilité d’apporter son propre repas. Mais l’un des plus gros soucis de personnelà la Stib se pose visiblement pendant le jeûne du Ramadan, une période de forte demande de congés ou avec un fort taux d’absentéisme motivé par descertificats médicaux. Problème ignoré par le passé, le Ramadan fait maintenant l’objet d’une attention particulière du management de l’entreprise pour coordonnerles équipes et il semble qu’une solution pragmatique ait été trouvée : le chef d’équipe demande aux Maghrébins de venir travailler pendant lescongés de Noël et de Nouvel An tandis que les Belges font pareil pour la fête du mouton. Mais tout n’est pas seulement une question de congés car les dirigeantss’inquiètent aussi d’une possible pression communautaire des musulmans pratiquants envers les travailleurs musulmans non pratiquants car certains employés seraient contraints de secacher pour boire ou manger pendant cette période.
Les « barbus »
Plus inquiétant encore, le livre analyse les problèmes liés au rapport à la femme de certains travailleurs dans l’entreprise. Il faut savoir que depuis 2006, sous lapression du pouvoir politique, la Stib travaille sur la question de la diversité et l’axe principal de cet effort se rapporte au souci d’augmenter la présence des femmes au sein del’entreprise. Mais certains travailleurs arabo-musulmans invoquent des arguments religieux pour garder une distance avec les femmes en refusant par exemple de donner la poignée de mainà une collègue ou de refuser qu’une femme soit à la conduite d’un bus. L’auteur limite ce genre de problème à un groupe de travailleurs« barbus » musulmans fondamentalistes. Ces « barbus » ont une idéologie propre (néosalafisme), disposent d’un code vestimentairespécifique (pantacourt), font du prosélytisme volontariste et offensif, font preuve d’intolérance envers les femmes et les homosexuels, font la promotion de la misogynie, maisl’auteur met en garde le lecteur contre les amalgames car « la barbe ne fait pas l’intégriste, pas plus que l’habit ne fait le moine ». Paradoxe pour le managerd’entreprise : bien que cumulant ces facteurs négatifs discriminants le même « groupe des barbus » a la particularité d’être hautement productif,très fiable, très flexible économiquement et non intéressé par la promotion sociale au sein de l’entreprise, la satisfaction de ces travailleurs se limiteraità pouvoir vivre son islam au sein de l’entreprise.
Sur base de son observation sur le terrain, Lamghari arrive presque à édicter certaines règles de management à l’attention des entreprises. On apprend ainsi qu’il estfaux de mettre tous les travailleurs musulmans dans un même sac et qu’ils adoptent même des stratégies différentes en fonction de leurs attitudes : « Plus untravailleur se place dans une orientation d’intégration, plus il prendra le contexte ou l’environnement en compte et plus il mobilisera les interprétations religieuses qui prônentla prise en compte du contexte dans la pratique religieuse ; plus le travailleur se place dans une orientation de séparation, plus il aura tendance à ne pas prendre l’environnementen compte et il mobilisera les interprétations religieuses qui donnent la priorité à la pratique religieuse sur toute considération contextuelle. » L’auteursuggère aussi aux dirigeants de « ne pas interpréter les codes culturels, mais rappeler les règles du travail et de respect des personnes ». Qu’étantdonné que « la direction perçoit
comme positif tout ce qui contribue à la productivité et à la rentabilité économique tandis que lestravailleurs arabo-musulmans jugent positif tout ce qui valorise une conscience de soi positive », que les conditions du succès d’une politique de diversité résidentdans la véritable acceptation de cette politique par la direction, et non formellement pour des raisons politiques externes, tout en cherchant à obtenir l’adhésion destravailleurs.
1. Lamghari Younous, L’islam en entreprise – La diversité culturelle en question, éd. Academia-L’Harmattan, coll. « Islams en changement », 2012,ISBN : 978-2-8061-0057-3