Selon Maxime Combes, économiste et auteur d’un ouvrage collectif d’Attac-France «Les naufragés du libre-échange, de l’OMC au Tafta», le partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP) se situe dans la continuité des politiques néolibérales en cours depuis longtemps mais il marque aussi une rupture par son ampleur et ses ambitions de dicter les normes commerciales planétaires pour les cinquante années à venir.
On le nomme TTIP ou Tafta. Ces deux acronymes désignent le partenariat transatlantique de commerce et d’investissement négocié depuis 2013 à huis-clos entre les Etats-Unis et l’Europe qui prévoit pour 2015 la création d’un grand marché transatlantique, le plus important de l’histoire qui engendrerait une croissance écnonomique si l’on en croit les ambitions des négociateurs. Mais il est loin de faire l’unanimité. ONG, syndicats ou citoyens, nombreux sont ceux qui s’inquiètent des conséquences de ce traité : menaces sur les droits sociaux et environnementaux, déficit démocratique et augmentation du pouvoir aux multinationales. Si le TTIP occupe le débat public aujourd’hui, brandi par les « antis » comme le paroxysme du néolibéralisme, il est loin d’être le seul accord de libre-échange : on compte quatre cents accords bilatéraux de libre-échange et 3000 traités d’investissements dans le monde. Un récent ouvrage d’Attac France (Association pour une Taxation sur les Transactions financières et l’Action Citoyenne, qui milite pour la justice sociale et environnementale) a justement pour ambition de resituer les négociations actuelles dans l’histoire du libre-échange. «Les naufragés du libre-échange» analyse aussi comment les accords consacrent la suprématie des multinationales au détriment des règles sociales et écologiques. Il propose enfin des pistes concrètes pour abandonner le libre-échange, qualifié de «navire à la dérive». A la veille du Global Trade Day (18 avril), journée mondiale d’actions contre le libre-échange et les traités d’investissement, éclairage avec Maxime Combes, économiste et l’un des auteurs du livre.
A.E: Votre ouvrage replace le TTIP dans une longue histoire de libre-échange. Il est loin d’être le premier traité bilatéral, on pense notamment à l’Accord de libre-échange canado-américain en 1987 ou au Nafta, accord passé en 1994 entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique. Comment expliquez-vous que TTIP occupe autant le débat public aujourd’hui ?
M.C: Ce traité s’inscrit dans la continuité et la généralisation de tendances fortes observées depuis des dizaines d’années, ce que nous nous attelons à décrire dans l’ouvrage. Il nous semblait dérangeant de faire comme si le TTIP marquait une rupture totale par rapport au passé. Mais il est indéniable qu’il représente aussi sur certains points une rupture. D’abord, il concerne deux espaces économiques majeurs du monde, ou deux des quatre espaces économiques les plus puissants en tenant compte de la Chine et du Japon : les Etats-Unis et l’Europe. De plus, ce traité a comme volonté inédite de poser les jalons de ce que seraient les politiques commerciales d’investissement planétaires des 50 années à venir, et cela dans le cadre d’un accord bilatéral et non pas au sein de l’OMC. Dans la novlangue néolibérale, on appelle ça le « forum shifting » qui consiste à passer du niveau multilatéral ou niveau bilatéral, pour imposer aux pays récalcitrants un compromis trouvé entre grandes puissances. Ce procédé est très antidémocratique car in fine les décisions de ce traité ont pour prétention de dicter des politiques au reste du monde, toujours avec l’objectif de favoriser les multinationales. Un autre élément qui permet d’expliquer pourquoi ce TTIP attire tant l’attention est ce sentiment latent que le mode de vie américain pourrait être généralisé en Europe. C’est vrai. Notamment si l’on pense aux OGM, aux législations du travail, domaines où nous sommes mieux protégés que les Américains, ou encore de la suppression du principe de précaution (le principe de précaution veut qu’un produit ne soit pas mis sur le marché européen s’il y a un risque pour le consommateur. Ce principe n’existe pas aux Etats-Unis, expliquant pourquoi de nombreuses substances interdites dans l’UE ne le sont pas aux USA, NDLR). L’Union européenne n’est pas que dans une position de défense. Elle tente aussi d’imposer ses propres volontés. L’Europe, et en particulier les multinationales françaises, se montre par exemple très offensive sur la question des marchés publics… Les multinationales européennes en effet souhaitent que les autorités fédérales abandonnent le «Buy American Act» (une loi fédérale américaine entrée en vigueur en 1933 imposant l’achat de biens manufacturiers produits sur le territoire national au gouvernement fédéral, NDLR). Pour l’Europe, il s’agit d’une barrière contraignante au libre-échange, notamment sur la question de l’énergie.
A.E: L’énergie justement semble être un enjeu crucial de ce TTIP.
M.C: L’Union européenne affiche sa volonté de sécuriser ses approvisionnements en matière énergétique. Pour plusieurs raisons : elle est en conflit avec la Russie, fournisseur d’énergie de l’Allemagne notamment. A cela il faut ajouter la raréfaction du pétrole et du gaz en Europe et le manque de sécurité au Moyen-Orient. Depuis le début des négociations, elle demande aux Etats-Unis de libéraliser le marché de l’énergie. Elle veut par exemple lever des barrières en matière d’exportation de gaz naturel et de pétrole brut. Si les USA acceptent, cela impliquera un accroissement de la production d’hydrocarbure de schiste, très polluants, sans parler du coût colossal des constructions de nouveaux pipelines ou raffineries. Dans le domaine des énergies renouvelables, un document « fuité » dévoile qu’elles ne doivent pas contrevenir aux règles du commerce. Pour nous, elles sont un moyen pourtant de construire notre sécurité énergétique.
A.E: Frederico Steinberg, économiste espagnol, déclare dans le Courrier International cette semaine que « l’intérêt du TTIP est plus stratégique qu’économique ». Il viserait à «envoyer un message d’unité entre les deux blocs dans un contexte où les pays émergents affichent une croissance rapide ». Partagez-vous cette opinion ? Y-a-t-il une volonté de l’Europe et des Etats-Unis de reprendre la main par rapport aux BRICS ?
M.C: Le TTIP et le TTP( Trans-Pacific Partner ship ou partenariat trans-Pacifique, négociations en cours entre les Etats-Unis et une série de pays du Pacifique, NDLR) veulent être un moyen d’isoler la Chine. Leur but est d’essayer d’intégrer des secteurs importants du commerce international pour imposer ensuite des normes commerciales que la Chine refuse de mettre en œuvre aujourd’hui. Mais ce qui intéresse vraiment les multinationales européennes et américaines, c’est l’accès dérégulé aux territoires chinois. Nous sommes dans une perspective géopolitique de long terme, mise en place dans un contexte de déséquilibre avec l’émergence des BRICS qui passent des accords entre eux. Reste qu’on essaye de combattre les multinationales chinoises avec les mêmes armes que les leurs, et cela en menaçant les droits environnementaux et sociaux.
A.E: La politique de certains pays d’Amérique du Sud qui décident de se soustraire à cette libéralisation des échanges et des investissements pourrait-elle changer la donne?
M.C: Certains pays essayent en effet de s’y soustraire. Mais ces initiatives ne sont pas de nature à transformer le commerce international. Cela s’explique par le rôle du Brésil, pays hégémonique en Amérique du Sud et puissance qui compte à l’échelle mondiale. Il a une industrie très lourde, exporte énormément et a donc besoin d’accès au marché internationaux. Le Brésil est d’ailleurs omniprésent dans les instances internationales. De même les pays de l’Alba (Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique – Traité de commerce des Peuples qui compte notamment la Bolivie, le Venezuela et l’Equateur, NDLR) ne sont pas capables de renverser le système pour la même raison que leur argent provient des exportations. Il y a quelques années, la part des exportations dans le PIB a augmenté suite à une augmentation du prix des matières premières. Mais aujourd’hui, les prix chutent et cela se ressent sur les politiques sociales du pays.
A.E: Un autre mécanisme très critiqué du TTIP est le dispositif d’arbitrage investisseurs-Etats (l’ « ISDS » pour Investor-State Dispute Settlement) qui permet aux entreprises de régler des litiges avec un Etat. De tels mécanismes ne sont pas nouveaux. Selon vous, cela implique une « mise sous tutelle de la délibération démocratique au nom des intérêts privés et accentue les contours d’une nouvelle gouvernance par et pour les multinationales ».
M.C: Ce n’est pas nouveau en effet. La grande nouveauté est que ce dispositif croît de manière exponentielle. Les entreprises privées y font de plus en plus appel. Il s’agit d’une arme de dissuasion massive envers les Etats pour qu’ils mènent leurs politiques. Un Etat, aujourd’hui, surtout quand il ne fait pas partie des grandes puissances, va toujours s’interroger par rapport à ce dispositif quand il réfléchit à une politique alternative en matière économique et sociale. Le fait que le TTIP avalise ce dispositif vient valider cette logique. Il ne faut pas négliger non plus le fait que jusqu’ici, peu de pays européens, à part des pays d’Europe de l’Est, avaient signé des accords bilatéraux avec les Etats-Unis et donc adopté des dispositifs de ce type. On va donc vers un élargissement du dispositif et une augmentation du nombre de multinationales impliquées.
A.E: Votre constat est clair : « La mondialisation financière et la construction mondiale exacerbée sont des armes de destruction massive des droits et de la démocratie ». Vous proposez des alternatives dans votre ouvrage, notamment le « mandat commercial alternatif » signé par une cinquantaine d’organisations de solidarité, écologistes et altermondialistes. Quelles en sont les grandes lignes ?
M.C: L’idée de ce « mandat commercial alternatif » est que les règles qui organisent aujourd’hui le commerce international devraient être remises à leur juste proportion avec les droits sociaux et environnementaux. Autrement dit, que les principes qui régissent le droit commercial international soient inférieurs aux objectifs que les sociétés se donnent en matière de droits sociaux et environnementaux. Exemple dans la lutte contre le dérèglement climatique : les politiques de transition énergétiques sont systématiquement bloquées par des mesures commerciales. Or, on sait que l’augmentation des échanges internationaux qui s’observe aujourd’hui renforce l’émission de CO2. On cite aussi dans note ouvrage l’exemple de l’Ontario bloquée par l’OMC dans son programme de transition énergétique, qui développe les énergies renouvelables sur base des ressources locales. L’Union européenne et le Japon ont attaqué ce programme. Conséquence : 20.000 emplois et une politique intéressante en matières d’énergies renouvelable sont mises en péril. Les pays se donnent aujourd’hui pour objectif de lutter contre le dérèglement climatique sans remettre en cause les politiques néolibérales qui précipitent la catastrophe climatique.
«Les Naufragés du libre échange, de l’OMC au Tafta», par Maxime Combes, Thomas Coutrot, Frédéric Lemaire, Dominique Plihon, Aurélie Trouvé. Un livre de Attac France – éditeur : Les liens qui libèrent. 96pages. Prix public : 10€.
Lire aussi: Dossier d’Alteréchos : TTIP, tempête sur le transatlantique, juillet 2014.
Propos recueillis par Manon Legrand