On les appelle les «médiateurs de rue» ou les «médianges». Leur uniforme brille dans la nuit. Ils flânent, se baladent en équipe sur les places publiques. Leur seule présence est supposée dissuader les personnes malintentionnées. Leur visibilité est censée améliorer le sentiment de sécurité des habitants. C’est un fait nouveau dans deux communes bruxelloises.
À Saint-Gilles, deux équipes de 10 travaillent depuis le 5 février. Elles s’étendent sur le Parvis et sur la place Van Meenen de 22 h à 2 h du matin. À Ixelles, le projet pilote «médianges» a été approuvé et devrait être lancé en avril prochain. Deux équipes de cinq se déploieront sur la place Flagey et au cimetière d’Ixelles de 22 h à 6 heures. Le développement de l’Horeca, à Saint-Gilles, les tags et les nuisances sonores à Ixelles, ont motivé les communes à investir dans ces fonctions pour lutter contre le sentiment d’insécurité.
Si ces motifs semblent clairs, sur le terrain, la fonction des médiateurs de rue peut prêter à confusion. D’un côté, leur dénomination renvoie à la médiation de conflits, une discipline spécifique exigeante. De l’autre, leurs missions chevauchent celles des métiers de la tranquillité publique (gardiens de la paix, éducateurs de rue, agents de quartier, etc.) qui se multiplient depuis les années 1990.
«Ce sont des métiers peu qualifiés qu’on va multiplier sur des mêmes territoires avec des acteurs qui ont des tâches qui se ressemblent.», Sybille Smeets, criminologue
À Saint-Gilles, Cathy Marcus, échevine PS en charge du personnel, a donné pour mission aux médiateurs de rue «d’informer et de communiquer vers les différents services communaux ou policiers, de prévenir, de signaler ce qu’ils constatent sur la voirie, d’avoir des yeux sur le territoire». À Ixelles, les médianges auront un «profil de la loi Tobback, des personnes qui travaillent dans le monde du gardiennage, de la nuit, et qui peuvent se défendre de manière professionnelle. Ils seront là pour favoriser le vivre-ensemble et remettront un rapport au service de prévention de la commune pour savoir ce qu’il s’est passé la nuit», explique Bea Diallo, échevin PS de la prévention.
Ces «médiateurs de rue» ou «médianges» sont donc des agents constatateurs: ils détectent les bancs cassés, les carrefours encombrés, constatent des comportements, des faits, des incivilités… et les relaient vers la commune. En clair: ce sont des gardiens de la paix qui travaillent la nuit. La criminologue Sybille Smeets confirme: «Il y a des petites subtilités mais, fondamentalement, ce sont des agents de proximité, de tranquillité publique, les yeux et les oreilles de la commune.»
À ce propos, Sybille Smeets pointe que «la difficulté réside dans le fait que ce sont des métiers peu qualifiés qu’on va multiplier sur des mêmes territoires avec des acteurs qui ont des tâches qui se ressemblent». Ce qui peut créer deux types de conséquences: d’abord, les populations ne savent pas vraiment qui fait quoi, quels sont les noms appropriés, quels pouvoirs entrent en jeu. «Ça peut aussi créer un sentiment de saturation des uniformes: la fonction n’est pas nouvelle mais on lui colle un nouveau nom: c’est pas ‘gardiens de la paix’ mais ‘médiateurs’, car c’est plus doux, plus joli, plus social. On appelle cela du ‘window dressing’: on colle de jolies notions sur des trucs qui existent depuis 20 ans.» Ensuite, cela peut générer des attentes disproportionnées des citoyens ou des commerçants à l’égard de ces acteurs: «On attend d’eux qu’ils aient des pouvoirs de contrôle ou de répression, ce qui n’est pas le cas, donc on renvoie à ces acteurs l’idée qu’ils ne servent à rien, ce qui provoque chez eux un effet de démotivation, un malaise professionnel. Ces fonctions ont été créées pour répondre à une demande supposée de la population, et en fait ils ne sont pas en mesure d’agir véritablement sur le sentiment d’insécurité, qui est plus complexe, surtout la nuit.»
Des médiateurs qui n’en sont pas
La deuxième confusion tient au terme, médiateur, qui semble inapproprié. Bien sûr, la médiation est un terme en vogue, très largement polysémique. On peut par exemple dire d’un cheval qu’il est médiateur. Le criminologue Yves Cartuyvels corrobore: «Au Musée d’art contemporain de Metz, des guides sont appelés ‘médiateurs’. Le journal Le Monde avait une rubrique ‘Médiateur’ ou un collaborateur du Journal répondait au courrier des lecteurs… derrière ce terme se cachent donc diverses pratiques destinées à créer un lien entre des personnes ou des publics à des fins diverses. Elles sont souvent très éloignées du noyau dur de la médiation.»
Dans le cas des «médiateurs de rue» ou des «médianges», l’enjeu vient du fait que les communes les engageant disposent déjà de services de médiation locale. Ceux-ci sont composés de médiateurs agréés, qui ont des principes déontologiques stricts à respecter. On les retrouve d’ailleurs, après 20 ans d’attente, dans le projet de loi du 5 février du ministre de la Justice. La médiation y est définie comme étant «un processus confidentiel et structuré de concertation volontaire entre parties en conflit qui se déroule avec le concours actif d’un tiers indépendant et impartial qui facilite la communication et tente de conduire les parties à élaborer elles-mêmes une solution» (art. 192).
La fonction de médiateur de conflits diffère ostensiblement de celle du médiateur de rue.
Vu leurs tâches, il est donc difficile d’imaginer que les «médiateurs de rue» ou «médianges» puissent respecter les principes explicités dans la loi. Comment peuvent-ils assurer une confidentialité du processus à partir du moment où ils sont chargés de remettre des rapports aux autorités publiques? Comment garantir une indépendance et une impartialité si la grande majorité d’entre eux vivent dans les quartiers dans lesquels ils travaillent? Ils seront peut-être amenés à traiter avec des habitants qu’ils connaissent… comment conserver une neutralité dans ces cas-là?
Les formations pourraient répondre à ces questions. Mais elles sont insuffisantes. Catherine Morenville, la chef de groupe Écolo au conseil communal de Saint-Gilles, dénonce: «Ces agents sont peu formés et peu qualifiés (humanités inférieures ou supérieures), ils vont avoir des cours de néerlandais et des formations en gestion de conflits, comme tous les agents de prévention, mais je demeure sceptique sur leur utilité et leur rôle par rapport à la zone de police.» Pour Nathalie Philippart, référente du Réseau des services publics de médiation de conflits interpersonnels de la Région de Bruxelles-Capitale, «ces médiateurs sont avant tout des agents de sécurité. Un médiateur agréé doit avoir l’équivalent de trois ans de formation et poursuivre ensuite avec de la formation continue».
La fonction de médiateur de conflits diffère donc ostensiblement de celle du médiateur de rue. Il ne faudrait pas que l’utilisation du même terme engendre une confusion au sein de la population et nuise à la légitimité des médiateurs agréés, qui participent activement au vivre-ensemble des communes et sont reconnus pour créer du lien social par la responsabilisation des citoyens.
En savoir plus
Alter Échos n° 367, «Egregoros : De jour comme de nuit, des médiateurs dans la ville», Cédric Vallet, 10 novembre 2013