Depuis 2014, le logiciel Mediprima vise à fluidifier l’échange d’informations et les facturations entre CPAS, hôpitaux et le SPP Intégration sociale autour des aides médicales octroyées par les CPAS. Si les objectifs poursuivis semblent globalement atteints, certaines voix s’inquiètent d’une possible restriction de l’accès aux soins des personnes en situation irrégulière.
Mediprima est le petit nom du système informatique qui permet la gestion électronique des décisions de prise en charge des aides médicales par les CPAS. De l’ouverture du droit par le CPAS à la facturation par le prestataire de soins qui doit se faire rembourser par l’État belge, il permet d’encoder tout le cycle des décisions liées à l’octroi de ces aides. À ce stade, seuls les hôpitaux participent au processus côté prestataires de soins. Côté bénéficiaires sont concernés les demandeurs d’asile bénéficiant d’une aide sociale d’un CPAS ou logés en initiatives locales d’accueil (ILA), les personnes avec une demande de régularisation médicale recevable (9ter) et les personnes en séjour irrégulier qui peuvent bénéficier d’une couverture en soins de santé dans le cadre de l’AMU, aide médicale urgente.
Après plus de deux ans de développement, le SPP Intégration sociale se félicite des résultats atteints. Les délais de remboursement des prestataires de soins tournent autour de sept jours.
Mis en place en juin 2014, le système est devenu obligatoire en juin 2016 pour tous les hôpitaux (du moins s’ils souhaitent se faire rembourser par le fédéral des soins délivrés à ces publics). Après plus de deux ans de développement, le SPP Intégration sociale se félicite des résultats atteints. Les délais de remboursement des prestataires de soins tournent autour de sept jours (contre plusieurs mois antérieurement); les CPAS ne doivent plus prendre en charge une bonne partie de ces factures de manière intermédiaire puisque la Caisse auxiliaire d’assurance maladie-invalidité (CAAMI) rembourse directement les établissements hospitaliers (la CAAMI reçoit pour ce faire un budget du SPP Intégration sociale); du point de vue des usagers, les pratiques des CPAS sont davantage harmonisées, explique Alexandre Lesiw, directeur général des services CPAS au SPP IS: «On ne peut plus travailler chacun à sa sauce.»
La seconde phase du dispositif devrait voir le jour en juin 2017 et faire basculer dans le système les médecins généralistes. Les pharmaciens devraient suivre en juin 2018. Enfin, une dernière étape devrait permettre d’intégrer les aides médicales octroyées par les CPAS à des personnes en ordre d’assurance maladie.
Dans les CPAS, on se montre globalement satisfait du système. Même si les démarrages ont été fastidieux, aujourd’hui la collaboration avec les hôpitaux s’est renforcée, l’information circule mieux et, si la charge de travail ne s’est pas forcément allégée, le travail de facturation a été réduit au profit du travail de terrain.
Un meilleur accès aux soins?
Mediprima n’est «qu’un» outil informatique. Il n’a pas vocation de modifier les fondements de l’accès aux soins, qui restent théoriquement les mêmes. Par contre, en rendant les processus plus (ou moins) rapides et efficaces, il peut favoriser ou freiner cet accès aux soins. Et en ce sens, «les objectifs sont largement atteints, s’enthousiasme Denis Feron, du CPAS de Charleroi. Le logiciel a facilité l’accès à la santé des personnes les plus défavorisées». Il faut dire que le nouveau système informatique s’inspire largement du processus de travail mis en place à Charleroi, l’un des CPAS précurseurs en matière de «carte médicale» (une «carte médicale» est un engagement de prise en charge par le CPAS des soins de santé délivrés aux personnes couvertes par cette carte). «Nous avons développé la concertation avec les hôpitaux afin d’éviter l’engorgement des services d’urgence et nous essayons de favoriser l’ouverture de droits des personnes qui ouvrent un dossier médical global et qui ont une pharmacie de référence», ajoute le manager social.
«Depuis l’existence de la carte Mediprima (…), des gens se font jeter complètement du droit d’accès à la santé, de façon immédiate», Christine Mahy, secrétaire générale, RWLP
Pourtant d’autres sons de cloche tintent à nos oreilles. Le 12 mars 2015, au parlement wallon, Christine Mahy, secrétaire générale du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté (RWLP), aborde la problématique de la santé des femmes en séjour illégal. S’appuyant sur des témoignages de l’ONE et de maisons médicales, elle affirme que, «depuis l’existence de la carte Mediprima, s’il y a des choses qui se sont améliorées pour certaines d’entre elles, des gens se font jeter complètement du droit d’accès à la santé, de façon immédiate». Autrement dit, si Mediprima a organisé une forme d’automatisation de l’accès à la santé, le système aurait des effets pervers et exclurait certains de leurs droits.
«La rigidité administrative du système informatique ne permet plus d’ajuster souplement les encodages aux réalités vécues», ajoute de son côté Stéphane Roberti, président du CPAS de Forest, qui impute à Mediprima un recul de la couverture santé des personnes en situation irrégulière(1).
Une récente étude d’évaluation de l’AMU réalisée par le Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE) fait état du même paradoxe: tandis que certains professionnels de la santé mettent l’accent sur une simplification des procédures de l’AMU, d’autres rapportent que Mediprima a réduit l’étendue et la durée de la couverture santé, ajouté à la complexité de la procédure, limité les options thérapeutiques et restreint le choix des patients de leurs professionnels de santé(2).
Le problème sans fin des personnes inconnues
L’un des principaux soucis relevés tant par les CPAS que les hôpitaux, c’est que, si le système a facilité l’accès aux soins et fluidifié les rouages pour les personnes «en ordre» de Mediprima (autrement dit, déjà identifiées dans le système et pour lesquelles un CPAS a préalablement ouvert le droit à l’AMU), pour les autres, la procédure demeure complexe.
«Pour les personnes en ordre de Mediprima, qui sont consciencieux et réguliers, je dirais que cela a amélioré l’accès aux soins, explique ainsi Yolande Stavart, du CHR de Namur. Pour tous ceux qui sont ‘de passage’, c’est plus compliqué. Le logiciel rend les choses plus rigides, il n’y a pas de souplesse possible. Et il faut une certaine rigueur et un bon vouloir de la part de ces personnes qui ne parlent pas forcément français.»
Concrètement, une personne en situation irrégulière peut se rendre dans un CPAS, se constituer un dossier et faire ouvrir ses droits avant même d’avoir des soucis de santé. Le CPAS mène son enquête sociale et, si la personne répond aux conditions (le statut et la situation d’«indigence»), elle est encodée dans la base de données. Le jour où elle tombera malade et nécessitera des soins, les démarches seront rapides. Si par contre, une personne se présente aux urgences sans être connue d’un CPAS, c’est à l’hôpital de réaliser un début d’enquête sociale qui sera ensuite approfondie et validée (ou non) par le CPAS. Les hôpitaux et le CPAS ont conjointement 45 jours pour faire cette enquête et facturer les frais au fédéral. Un délai considéré assez unanimement comme insuffisant au vu de la situation précaire des usagers (le SPP songe à l’étendre à 60 jours).
Le CHR de Namur fait face à 80% de rejets de remboursement des frais encourus pour les soins de personnes non connues par le CPAS de Namur.
Pour mettre de l’huile dans les rouages, le CPAS de Bruxelles a détaché un de ses assistants sociaux à l’hôpital Saint-Pierre (aux frais de ce dernier…) afin qu’il mène les enquêtes sociales des patients non connus qui débarquent aux urgences. Le projet pilote, en train d’être implémenté à l’hôpital Brugmann et probablement bientôt avec la clinique Saint-Jean, facilite les choses mais ne résout pas tout.
«C’est un problème insoluble, commente Alexandre Lesiw, du SPP IS, et ce n’est pas Mediprima qui va le résoudre. Les CPAS sont encouragés à ouvrir les droits des personnes a priori. C’est le message qu’on essaye de faire passer. Mais il y existe encore cette pratique, chez les personnes en situation irrégulière, de ne pas s’adresser au CPAS et de se rendre directement aux urgences.»
Conséquence, à l’heure actuelle, le CHR de Namur fait face à 80% de rejets de remboursement des frais encourus pour les soins de personnes non connues par le CPAS de Namur. À l’hôpital Saint-Pierre à Bruxelles, ces rejets représentent un coût de pas moins de 1,2 million d’euros par an (alors que l’hôpital facture au SPP pour 1 million d’euros par mois en soins hospitaliers et 250.000 euros mensuels en soins ambulatoires). «Les CPAS sont beaucoup plus frileux depuis l’arrivée de Mediprima, commente Cécile Rubay, du service facturation de l’hôpital. Ils craignent des répercussions au niveau du SPP. Et ils sont d’autant plus frileux qu’aujourd’hui, ils ne voient pas les flux d’argent que cela représente (car les factures ne transitent plus par chez eux, NDLR). Or quand les dossiers sont vérifiés, trois ou quatre ans plus tard, ils risquent de grosses pénalités.»
Au-delà de la charge financière pesant sur les hôpitaux, plusieurs sources mentionnent que certains établissements refusent désormais de soigner les patients en situation irrégulière qui ne sont pas encodés dans Mediprima ou ceux qui ont un contentieux avec l’hôpital (par exemple une personne déjà venue se faire soigner dans l’établissement mais qui ne s’est pas présentée par la suite dans un CPAS pour faire ouvrir ses droits).
L’AMU pour maximum trois mois
Autre barrière fréquemment mentionnée: la durée de la couverture. À Verviers, Seraing ou encore Forest, on ouvrait auparavant régulièrement le droit à l’AMU pour une période d’un an. Aujourd’hui ce n’est plus possible. Les droits des personnes en situation irrégulière doivent être réactivés tous les trois mois. Cette réduction du temps de la couverture entraîne pour ces CPAS une augmentation de la charge de travail, mais aussi un risque que se multiplient des périodes sans couverture.
«Pour moi, le problème, ce n’est pas vraiment cette limitation à trois mois, qui se justifie par le fait que les situations de ces personnes peuvent évoluer rapidement, réagit Alexandre Lesiw. La difficulté, ce sont plutôt les CPAS qui prennent des décisions pour des périodes beaucoup plus courtes. Ça, ce n’est pas une bonne chose, et on leur recommande d’ouvrir les droits par trimestre.»
«Pour moi, Mediprima est assez positif parce qu’il y a les mêmes règles, les mêmes pratiques pour tout le monde.»,Françoise Vankeer, du CPAS Namur
Car le logiciel permet aux CPAS d’ouvrir le droit à l’AMU pour un seul acte médical, pour les soins ambulatoires mais pas pour des soins hospitaliers, pour un seul hôpital, voire pour un seul service. Les institutions publiques d’aide sociale conservent une grande autonomie de décision en la matière.
«Pour moi, Mediprima est assez positif parce qu’il y a les mêmes règles, les mêmes pratiques pour tout le monde. En tout cas de manière théorique, les réponses devraient être identiques si on s’adresse à une ville ou à une autre», explique Françoise Vankeer, du CPAS Namur, qui tempère aussitôt: «Mais, dans la pratique, indépendamment du système, les CPAS continuent à envisager l’AMU de manières différentes.»
Autre point d’achoppement exprimé par certains CPAS: les frais non remboursés par le fédéral. Certains médecins prescrivent des actes ou des médicaments hors de la «liste Inami» qui autorise leur remboursement par le SPP Intégration sociale. D’une commune à l’autre, le CPAS peut décider de prendre en charge ou non ces frais sur fonds propres. Si la problématique préexistait à l’arrivée du logiciel, «depuis lors, les choses deviennent plus rigides et Mediprima limite les interventions de prise en charge globale», explique Stéphane Roberti.
«Mediprima ne va pas résoudre tous les problèmes de l’AMU», résume Stéphanie Jassogne, de Medimmigrant, asbl qui œuvre à l’amélioration des droits des personnes en séjour illégal ou précaire en matière de soins de santé. «D’une manière générale, le système est une plus-value. Quand il roulera. Car il y a encore des soucis techniques. Ce qui est dommage, c’est qu’il y a toute une série de problèmes qui existaient à la base et qui ont été reproduits dans le logiciel.»
Le SPP IS travaille toujours à une amélioration de Mediprima. C’est pourquoi il serait dommage de l’étendre trop rapidement aux médecins généralistes, estime Medimmigrant, qui plaide pour que l’ouverture du droit à l’AMU chez ces derniers puisse couvrir une période supérieure à trois mois. «En soi, Mediprima est un outil comme un autre, conclut Stéphanie Jassogne. Il ouvre plein de possibilités, mais cela dépend de la volonté politique.»
Contrôler pour réduire les coûts
Et à parler de volonté politique, certaines personnes interrogées dans le cadre du rapport du KCE sur l’AMU s’inquiètent de la possibilité que Mediprima puisse servir de média d’échange d’information entre les différentes institutions concernées par l’enquête sociale, notamment avec l’Office des étrangers.
«C’est une crainte que l’on peut avoir, estime Stéphane Roberti. S’il y a une volonté politique de travailler à des expulsions, le logiciel pourrait aider. Aujourd’hui ce n’est pas le cas, mais cela pourrait se produire. Et si cela devait être le cas, le résultat serait que les gens cesseraient de faire appel aux CPAS pour l’AMU. Avec des conséquences en termes humanitaires et de santé publique.»
Un tel échange de données avec l’Office des étrangers reste à ce stade du domaine de la fiction – les autorisations d’échange de données par le Comité sectoriel de la Banque Carrefour sont extrêmement limitatives. Pourtant la volonté politique est bien d’utiliser Mediprima à des fins de contrôle.
Les cabinets de Willy Borsus et de Maggie De Block sont en train de plancher, main dans la main, sur une redéfinition du caractère «urgent» de l’AMU
La CAAMI a en effet été rendue responsable du contrôle des factures soumises par les prestataires de soins à deux niveaux. Premièrement, la caisse d’assurance-maladie effectue un échantillonnage de 5% des dossiers pour vérifier si le certificat d’AMU est bien disponible et correctement rempli. En outre, elle examine sur un échantillon de 1% des dossiers quels types de soins ont effectivement été délivrés.
L’objectif? Pour le savoir, il suffit d’écouter le ministre de l’Intégration sociale Willy Borsus qui s’est exprimé sur le sujet le 11 janvier 2017 en commission de la Santé publique de la Chambre des représentants. «Je souhaite mettre l’accent sur des contrôles renforcés du contenu réalisé par les médecins-conseils de la CAAMI pour éviter une interprétation trop large du caractère ‘urgent’ de cette aide», a-t-il déclaré.
On a récemment appris que les cabinets de Willy Borsus et de Maggie De Block (en charge de la Santé) sont en train de plancher, main dans la main, sur une redéfinition du caractère «urgent» de l’AMU. Avec quelles lignes directrices et quel calendrier? Aucun des deux cabinets ne souhaite s’étendre sur la question. Mais Willy Borsus exprime qu’il veut «avancer», non seulement parce qu’il y a «des différences d’appréciation», mais aussi «une évolution du budget» (à la hausse, NDLR).
«Nous avons toujours refusé de fournir ces données (les données de type clinique, NDLR) parce qu’il n’y a pas de cadre légal pour le faire.», Cécile Rubay, de l’hôpital Saint-Pierre
Réduire les coûts. L’intention du gouvernement semble à peine voilée. «Nous avons toujours refusé de fournir ces données (les données de type clinique, NDLR) parce qu’il n’y a pas de cadre légal pour le faire. À l’heure actuelle, cela relève du secret médical. On craint que ces contrôles soient réalisés dans le but de limiter l’accès à l’AMU pour telle et telle chose», s’inquiète Cécile Rubay, de l’hôpital Saint-Pierre. Même crainte chez Stéphane Roberti, pour qui, si une redéfinition de l’AMU est bien à l’ordre du jour, «Mediprima est dans ce contexte un outil qui va permettre de canaliser et d’harmoniser les pratiques avec un nivellement par le bas…»
Cela dit, le gouvernement se trouve aujourd’hui face à un exercice périlleux. Car il s’est engagé, dans ce travail de redéfinition, à ne pas établir une liste de maladies, de pathologies, de «situations médicales» qui seraient prises en charge ou non par l’AMU. «Je ne sais pas très bien comment ils vont s’y prendre, s’interroge, dubitative, Stéphanie Jassogne (Medimmigrant). Car l’arrêté royal qui définit l’AMU est tellement large (il prend en compte les soins tant curatifs que préventifs, NDLR) que je ne vois pas ce qui pourrait en être exclu.»(3)
(2) Roberfroid D., Dauvrin M., Keygnaert I., Desomer A., Kerstens B., Camberlin C., Gysen J., Lorant V., Derluyn I. « What health care for undocumented migrants in Belgium? » Health Services Research (HSR) Brussels: Belgian Health Care Knowledge Centre (KCE). 2015. KCE Reports 257. D/2015/10.273/111.
(3) L’arrêté royal du 12 décembre 1996 stipule que l’«aide médicale urgente» couvre les soins curatifs, mais aussi les soins préventifs. Les médicaments, la consultation d’un généraliste ou d’un spécialiste… peuvent être pris en charge par le CPAS. Cette mesure vaut aussi bien pour les soins ambulatoires que pour les soins résidentiels.
«Santé connectée, santé pour tous?», Alter Echos n° 432, novembre 2016, Marinette Mormont