AÉ: Vous évoquez la notion de «sale boulot» qu’il faudrait mieux se partager pour une société plus juste. Mais ne pourrait-on pas plutôt revaloriser l’activité même de nettoyage?
FXD: Lorsque des entreprises font appel à des sociétés spécialisées dans le nettoyage pour entretenir les écoles, les hôpitaux, les entreprises… au lieu d’employer en interne un agent d’entretien, elles isolent ceux qui nettoient de ce qui pourrait donner du sens à leur travail. Et dans ce cas-là, le nettoyage est très difficile à revaloriser, à la fois symboliquement et financièrement. Car la démarche initiale du nettoyage, c’est toujours de nettoyer pour quelqu’un, pour quelque chose, pour permettre une autre activité, pour permettre de vivre dignement ou correctement, pour vivre dans un environnement plus sain et agréable, etc. C’est le travail d’isolement par rapport à la population à qui il est destiné qui le transforme en sale boulot, ce n’est absolument pas l’acte en lui-même.
«C’est le travail d’isolement par rapport à la population à qui il est destiné qui le transforme en sale boulot, ce n’est absolument pas l’acte en lui-même.»
AÉ: Vous démontrez dans votre livre que l’argument économique qui pousse les entreprises à externaliser les activités de nettoyage ne tient pas. Pourquoi le font-elles alors?
FXD: En premier lieu, les entreprises pensent rechercher une compétence spécifique qu’elles n’ont pas en interne. Cet argument régulièrement avancé pour le nettoyage ne tient pas, car plus il est technique, plus il est interne. Le deuxième argument qui est le plus souvent mis en avant est l’économie de coût réalisée, parce que les salariés des entreprises spécialisées dans le nettoyage sont payés moins, sont soumis à d’autres règles d’intensification, etc. En apparence ce n’est pas faux, parce que les conditions de travail et de rémunération des salariés concernés sont effectivement plus faibles. Mais, en réalité, on crée un intermédiaire supplémentaire qui, lui, est plus coûteux. Au final, la prestation de nettoyage à volume de temps donné et au nombre d’heures de nettoyage donné est plus coûteuse que lorsqu’elle est faite en interne. Notamment parce qu’il y a une quête de rentabilité qui fait diminuer le nombre d’heures de nettoyage et qui se traduit par une baisse de la qualité. L’argument qui nous semble plus important pour justifier ce recours à l’externalisation, c’est qu’on veut mettre à distance des salariés qui sont très différents des autres. On met en place une distance sociale.
AÉ: Comme le dit le titre de votre livre, ces travailleurs sont réduits au rang «de poussières» qu’on voudrait cacher sous le tapis?
FXD: Oui et c’est une façon aussi d’illustrer l’imprécision qui englobe ce périmètre d’activité. Nettoyer relève d’une tâche qui porte autre chose que la stricte activité purement matérielle. Un des éléments qui nous a vraiment intéressés avec Julie Valentin qui a coécrit le livre, c’est justement cette question-là: à savoir qu’un métier raccroché au nettoyage pouvait avoir une signification et des conditions de travail assez dégradées, alors que le même travail envisagé dans un ensemble d’activités plus large, ou inscrit dans un rapport social plus large, pouvait être plein de sens et éventuellement mieux rémunéré et mieux perçu.
«La crise sanitaire a au moins permis de rappeler que chacun devait nettoyer et désinfecter derrière lui. Et dans beaucoup de bureaux, on a découvert ce qu’était une lingette et qu’une table pouvait se nettoyer à la fin d’une réunion.»
AÉ: Pour redonner du sens à ce travail, vous évoquez la piste de la «déspécialisation». On pourrait envisager de confier aux agents d’entretien d’autres tâches, administratives ou d’accueil par exemple. Mais peut-on imaginer, à l’inverse, reléguer des tâches de nettoyage à des employés qui ont déjà une autre fonction?
FXD: C’est le point difficile de notre démonstration, mais je pense que c’est impératif de l’aborder. Il est assez facile de se dire qu’on va enrichir les tâches de ceux qui nettoient, en les raccrochant à des fonctions de soins, d’éducation, de production, d’administration, d’accueil, etc. C’est déjà le cas dans les écoles où les agents d’entretien internes assurent par ailleurs une présence adulte et relationnelle avec les élèves. Mais cette version ascendante implique bien évidemment une version «descendante»: c’est aussi à ceux qui effectuent les autres tâches de prendre part à l’entretien des espaces. Et, plus on monte dans l’échelle sociale, plus on a du mal à l’imaginer. En même temps, la crise sanitaire a au moins permis de rappeler que chacun devait nettoyer et désinfecter derrière lui. Et dans beaucoup de bureaux, on a découvert ce qu’était une lingette et qu’une table pouvait se nettoyer à la fin d’une réunion.
AÉ: Dans le futur, on pourrait alors imaginer un patron passer l’aspirateur?
FXD: C’est déjà le cas dans certaines PME, start-up ou petits commerces, même si c’est évidemment plus compliqué à envisager dans de grandes boîtes. Si certaines tâches ne sont pas faites uniquement parce qu’on pense qu’elles sont indignes de nous, elles portent alors forcément quelque chose de négatif sur les personnes qui le font. C’est cette question-là qu’il faut repenser. Et si on ne veut pas le faire, c’est que cela n’est peut-être pas nécessaire et que la réponse doit passer par une certaine réduction des exigences, non pas sanitaires, mais purement de confort.
AÉ: Vous dressez un parallèle entre la répartition injuste du nettoyage au sein de la société et celle qui est à l’œuvre dans la sphère privée. Une répartition plus juste du nettoyage dans la sphère publique pourrait-elle influencer ce qui passe chez nous, dans l’espace domestique?
FXD: Oui, je le pense. Si on regarde déjà ce qui se passe au niveau international, les pays qui externalisent le moins dans la sphère publique, comme les pays scandinaves, sont aussi ceux qui répartissent le mieux le ménage à la maison. Est-ce un concours de circonstances ou un rapport à l’activité en elle-même, à une hiérarchie sociale différente? J’opterais plutôt pour cette dernière hypothèse. Quand on ne se pense pas être atteint dans son honneur en faisant un certain nombre de tâches chez soi, on sera moins atteint dans son honneur quand on le fait dans des lieux publics ou professionnels, et inversement. La hiérarchie se communique entre l’espace professionnel, public et domestique et on peut tout à fait imaginer qu’il y ait des effets de contagion ou d’amélioration partagée.
«Si on regarde déjà ce qui se passe au niveau international, les pays qui externalisent le moins dans la sphère publique, comme les pays scandinaves, sont aussi ceux qui répartissent le mieux le ménage à la maison.»
AÉ: Les métiers du nettoyage forment un secteur dans lequel on peine à recruter et qui souffre beaucoup de l’absentéisme… Comment se fait-il qu’on n’ait pas déjà amélioré les conditions salariales pour attirer plus de monde?
FXD: Je pense que c’est avant tout une question de consentement à payer. Les donneurs d’ordre comptabilisent souvent uniquement les heures de nettoyage, sans prendre en compte celles de déplacement, les trous liés aux horaires décalés, etc. À partir du moment où on ne paye pas plus cher, il devient difficile de rendre ces métiers plus attractifs. Pour contourner les difficultés de recrutement, il y a toute une série d’autres stratégies. Les organisations patronales, les ressources humaines des entreprises ou les politiques publiques vont chercher à susciter de la main-d’œuvre en incitant par exemple les mères de famille en situation monoparentale à accepter ces emplois et en conditionnant leur accès au chômage. On va avoir recours à des travailleurs immigrés ou à des populations qui se sont éloignées du travail du fait d’un handicap. Lors d’un entretien, un responsable d’une organisation patronale nous disait: «Les diabétiques, c’est formidable, ils ont une reconnaissance de leur handicap, qui ne pose pas de problème dans ce secteur, et, nous, on a des aides à l’embauche. Il nous faut plus de diabétiques!» Il existe aussi des politiques extrêmement fortes de division de la main-d’œuvre pour éviter qu’elle s’organise et défende ses droits. On découpe les statuts avec des salaires différents et des conditions différentes pour éviter les convergences d’intérêts. Dans le cas de la Belgique, la distinction entre les titres-services et les aides familiales permet une sorte de dumping social interne qui pénalise les situations qui, au départ, étaient les moins mauvaises, et maintient les plus mauvaises de manière durable.
AÉ: D’après les entretiens que vous avez menés, de quoi souffrent le plus ceux qui nettoient?
FXD: C’est le manque de reconnaissance et de relations. Ce qui est dit, ce n’est pas «je nettoie», mais «je nettoie pour quelqu’un, pour des patients quand je suis à l’hôpital, pour des enfants quand je suis dans une école, pour mes collègues quand je suis dans des bureaux, pour une personne âgée qui sans moi ne pourrait pas vivre décemment à son domicile». Et quand les femmes de ménage travaillent dans des maisons de particuliers qui sont vides ou des bureaux et des écoles à des horaires décalés sans croiser personne, il n’y a pas d’interactions sociales et le sentiment d’isolement est d’autant plus grand. Enfin, une des questions qui m’interpelle toujours beaucoup, c’est que l’ensemble des agents d’entretien est le groupe professionnel qui déclare le plus ne rien apprendre dans son travail, ce qui freine les perspectives d’évolution. D’où l’importance et la nécessité de «déspécialiser» la profession et de varier les tâches, pour ne pas les réduire au nettoyage pur et dur.
Deux millions de travailleurs et des poussières, éd. Les Petits Matins, mars 2021, par François-Xavier Devetter et Julie Valentin, 155 p., 17 euros.