Marc De Haan est directeur général de Télé Bruxelles et professeur de journalisme à l’Ihecs. Sur son blog, A ma guise, il s’interroge sur la responsabilité du journalisme, après la diffusion, sur certains sites de grands médias, de propos haineux tenus par certains lecteurs issus de la «réacosphère».
Nous sommes très nombreux à avoir été choqués, pour ne pas dire horrifiés, par les réactions de certains lecteurs de Sud Info postées le 27 août dernier, sous l’article annonçant la découverte de cadavres de réfugiés dans un camion en Autriche. Si la possibilité de le commenter a ensuite été fermée, les captures d’écran continuent à tourner sur les réseaux sociaux. Et nous continuons à nous demander comment il est possible de se réjouir de cette tragédie et de regretter qu’il n’y ait pas plus de morts. Ces gens ont-ils perdu toute humanité pour n’être pas touchés par la tragédie de ces familles qui fuient la guerre?
Autocritique journalistique
Cette question pourra trouver de savantes et justes réponses, mais elle restera frappée par l’énigme du mal, par l’insurmontable incompréhension chaque fois qu’il se déchaîne. Nous regardons incrédules ce grand sabbat de diables et de sorcières, où dansent main dans la main les bourreaux, leurs complices, ceux qui les laissent faire et ceux qui en rient sur le site Sud Info.
Les discussions que j’ai pu avoir ces derniers jours avec des journalistes témoignent de leur exaspération de voir des médias charrier cette ordure. Ils ne cachent pas leur colère devant certaines pratiques, ou expriment leur désarroi de se sentir impuissants devant la marée montante de la haine.
Bien sûr, la déréliction morale qui touche l’Europe se nourrit de mille causes, et en charger la seule presse serait totalement outrancier. Bien sûr, les médias ne font pas que de l’information, et sans doute le repli sur soi s’alimente tout autant des télévérités (reality-shows) narcissiques et voyeuses, des jeux qui éliminent les maillons faibles, de la surreprésentation d’improbables «people», des pseudo-forums citoyens ou des modèles de pureté charriés par la publicité.
Mais si les journalistes n’ont plus le monopole du récit sur la marche du monde, leur mission reste de la présenter avec objectivité et rigueur, non pour plaire à la minorité tapageuse, mais dans l’espoir fou et superbe de servir la vérité.
Ainsi, tandis que certains médias continuent à se vautrer dans la stigmatisation, les amalgames et le racolage populiste, d’autres commencent à exprimer leur refus de se laisser entraîner hors du consensus humaniste. Ces médias se dressent contre cette fatalité qui voudrait que l’on doive s’aplatir devant l’audience qui les fait vivre, même si elle se met à hurler avec les loups.
En Allemagne, de grands journaux comme les Süddeutsche Zeitung et Der Spiegel prennent fortement position en faveur de l’accueil des réfugiés. Faisant mentir l’opinion qui voudrait que ce soit une coquetterie d’intellos bobos, un titre populaire comme Bild n’hésite pas à entrer en campagne pour aider les réfugiés. Des journalistes montent au créneau pour exprimer leur refus de la banalisation du discours de haine, comme la rédactrice en chef à la NDR Anja Reschke, qui a récemment appelé à résister et à clouer la haine au pilori; ou comme le journaliste Julien Vlassenbroek invitant les xénophobes à déverser leur haine ailleurs que sur les pages de la RTBF[1]. Des Editorialistes et des blogueurs multiplient les articles sans concession contre l’égoïsme et le racisme, s’exposant ainsi à la vindicte des réseaux sociaux et leurs expressions menaçantes. Sur la chaîne que j’ai l’honneur de diriger, nous multiplions les émissions citoyennes qui expliquent et rassemblent, sous notre mot d’ordre «Télé Bruxelles s’engage pour le dialogue». Enfin, les organisations professionnelles se mobilisent, comme l’Association des journalistes professionnels (AJP, Belgique francophone) et la Fédération européenne des journalistes (FEJ) qui rappelle à ses membres qu’ils doivent veiller à n’encourager aucune forme de discrimination[2].
Toutes ces manifestations sont rassurantes, d’autant qu’elles surgissent d’un travail de fond réalisé jour après jour, au sein de tant de rédactions, pour dire la réalité d’un monde complexe dont les nuances, les mécanismes et les évolutions démentent l’opposition simpliste entre «eux» et «nous», entre «bien» et «mal».
Toutefois, en découvrant le post de cet individu qui proclame aimer apprendre la mort de réfugiés au petit déjeuner, on se dit que ce n’est pas assez, que notre réaction n’est pas à la mesure du défi, et que nous devons nous préparer à une forme de résistance, sans crainte ni espoir, parce que c’est simplement notre devoir.
Briser sa plume: plus que jamais
Un devoir envers le futur que nous voulons pacifique et prospère pour nos enfants, mais aussi un devoir de mémoire envers ceux qui nous ont précédés.
Depuis 1971, les journalistes bénéficient d’une pension complémentaire qui fut accordée en compensation des pertes de revenus qu’ont subies ceux qui, durant les deux guerres mondiales, ont refusé de travailler dans un journal réquisitionné ou sont entrés dans la Résistance (NDLR: cette pension concerne les salariés disposant d’une carte de presse. Le système est autofinancé par une cotisation des employeurs et des employés). Cet avantage substantiel perd progressivement sa justification dès lors que les journalistes concernés sont pour beaucoup décédés et que les générations actives ont la chance de n’avoir pas connu pareils événements. L’AJP en défend néanmoins le maintien, pour des raisons sociales bien compréhensibles, mais sans rapport avec l’héroïsme de ceux qui ont «brisé leur plume» pour ne pas servir occupants et dictateurs.
Alors, si nous prétendons conserver cet avantage, montrons-nous-en dignes. N’oublions pas que le journalisme est un métier particulier, qui n’existe véritablement qu’en démocratie, et ne peut servir qu’elle. N’oublions pas les risques pris par ceux qui ont écrit dans des journaux clandestins, n’oublions pas ceux qui ont refusé de collaborer aux médias volés, sacrifiant leur emploi et se désignant ainsi à l’ennemi.
Si nous renonçons à expliquer pourquoi des familles nous demandent l’asile, si nous renonçons à démontrer que nous n’avons rien à en redouter. Si nous renonçons à rappeler que l’hospitalité est un impératif moral. Si nous continuons à alimenter la peur et la haine de l’autre par des amalgames et des caricatures. Si nous tolérons la banalisation du racisme dans le discours politique. Si nous offrons des tribunes aux prédicateurs de la haine. Si nous n’avons plus le courage de briser notre plume plutôt que la prêter à l’infâme…
Alors, notre minable petite pension, chers Collègues, rendons-la à la collectivité: nous ne la méritons plus.
[2] Code de principe de la FIJ sur la conduite des journalistes (1954-1986), article 7: «Le journaliste prendra garde aux risques d’une discrimination propagée par les médias et fera son possible pour éviter de faciliter une telle discrimination, fondée notamment sur la race, le sexe, les mœurs sexuelles, la langue, la religion, les opinions politiques et autres et l’origine nationale ou sociale.»