«Entreprendre sans frontières.» C’est le nom d’un projet de Microstart qui aide réfugiés et migrants à monter leur entreprise, grâce à de petits prêts et à un accompagnement sur mesure. Rencontres avec Siwar Belal et Antonio Wilson, qui, tous deux, tentent l’aventure.
France – Belgique: 1 – 0. Une blessure béante. Pas pour Siwar Belal. En cette chaude soirée de juillet 2018, Siwar, réfugié kurde de Syrie, se balade dans les rues d’Aix-la-Chapelle, en Allemagne. Accompagné du cousin de sa femme, il cherche un endroit pour regarder le match.
Après quelques minutes d’errance, le duo jette son dévolu sur l’un des nombreux bars à chicha du centre-ville; et c’est le déclic. «On s’est dit qu’il fallait vraiment ouvrir quelque chose de semblable. Surtout qu’à Louvain et dans tout le Brabant flamand, il n’y a presque pas de lieux comme ça», raconte Siwar Belal. Six mois plus tard, le 2 février 2019, le Venus Lounge ouvre rue de Bruxelles, à Louvain. L’établissement est immense – près de 400 mètres carrés – et possède plusieurs salles consacrées aux narguilés, ainsi que des billards et un bar rempli à ras bord. Un rap français bien gras grésille dans les enceintes. «Notre bar est fourni en boissons non alcoolisées et alcoolisées», clame Siwar, qui a ouvert le lieu avec un partenaire… le fameux cousin d’Aix-la-Chapelle.
Le parcours de Siwar Belal en Belgique est assez fulgurant. Le jeune homme est arrivé en octobre 2015, après avoir fui la guerre syrienne. Il vient d’Afrin, au nord-ouest du pays, où il suivait des études de chimie. Comme beaucoup de ses concitoyens, il a dû quitter le pays, avec sa femme, pour sauver sa peau. «Nous nous sommes arrêtés en Turquie cinq mois. J’essayais d’ouvrir des business là-bas. Mais nous n’avions pas de papiers, pas le droit de travailler, pas de futur.» Alors Siwar et sa femme suivent le flot de réfugiés qui traverse en bateau les quelques kilomètres qui séparent la Turquie de la Grèce, et tracent leur route vers la Belgique. «J’avais mes deux sœurs installées ici, c’est pourquoi nous n’avons pas choisi l’Allemagne», explique-t-il. En neuf jours seulement, les deux époux jouent à saute-frontière. Grèce, Macédoine, Serbie, Croatie, Hongrie, Autriche, Allemagne et, enfin, Belgique. «On ne dormait pas, on ne mangeait presque pas, mais nous sommes arrivés à destination», dit-il. Siwar et sa femme attendent plus d’un an, en famille, à Liège, que le statut de réfugié leur soit délivré. Une fois le statut en poche, les Belal déménagent en Flandre, qu’ils perçoivent comme une terre d’opportunités. «On peut y apprendre la langue facilement, mais surtout trouver un travail, lancer un business.»
« Je n’avais que 500 euros en poche. Je n’avais pas l’impression de partir de ‘0’ mais de partir d’au-dessous de zéro », Siwar Belal, réfugié syrien
Mais lancer un commerce, créer une entreprise, n’est pas chose aisée, surtout dans un pays inconnu. Il faut d’abord traverser le dédale des autorisations administratives, des règles sanitaires, des enregistrements divers et variés. Mais Siwar se débrouille en cherchant sur internet, en demandant des conseils autour de lui, notamment à ses sœurs, en appelant les administrations et en discutant avec la police locale. Puis il trouve un grand local, en plein cœur de Louvain, à cinq minutes à pied du bel hôtel de ville de la commune flamande.
Pour aller au bout de l’affaire, il manque un élément crucial: de l’argent. «Car je n’avais que 500 euros en poche, ajoute-t-il. Je n’avais pas l’impression de partir de “0 ‘‘ mais de partir d’au-dessous de zéro.» Alors Siwar emprunte un peu à la famille et aux amis. Son partenaire fait de même. «Il était impossible d’obtenir un prêt bancaire. Je n’avais pas de réserves d’argent, et je n’avais pas monté d’entreprise auparavant.» Il atterrit dans une association d’aide aux réfugiés où il entendra parler de Microstart, organisme qui aide au lancement de projets, via des microcrédits et des formations.
Les 7.000 euros que lui prête Microstart n’ont pas un impact vital sur le projet de Siwar; mais tout de même, ils l’aident à payer le système de ventilation et à rembourser certains de ses amis prêteurs. Le microcrédit est aujourd’hui remboursé. Le Venus Lounge est bel et bien ouvert et Siwar Belal veut croire en son potentiel. «Je fais la communication moi-même, via Instagram et Facebook. J’ai fait une brochure, j’ai presque tout fait moi-même. Je suis sûr que ça va marcher.»
Un outil d’insertion
Sans vraiment le savoir, Siwar Belal a bénéficié du programme «Entreprendre sans frontières» proposé à des migrants et réfugiés présents sur le territoire belge. «Ce programme montre que l’entrepreneuriat est un vecteur d’insertion durable», affirme Emmanuel Legras, directeur de Microstart.
Ces «entrepreneurs sans frontières» n’ont généralement pas accès aux prêts bancaires; alors ils se tournent vers Microstart, où ils peuvent obtenir une aide (renouvelable) pouvant grimper jusqu’à 15.000 euros afin de monter leur entreprise. Toutefois, pour débloquer cette somme, les demandeurs doivent présenter une garantie de leur entourage à 50% du montant et s’armer d’un projet solide. «Nous proposons un coaching gratuit et des formations à cette fin», précise le directeur de Microstart. Ces contenus sont dispensés par des bénévoles qui aident à comprendre comment monter une entreprise en Belgique, quelles sont les démarches administratives, comment gérer sa boîte, comment la faire connaître.
À côté de ces aides, Microstart peut mobiliser son réseau de partenaires pour aider au regroupement familial, à la recherche d’un logement, à l’obtention d’aides du CPAS. «Cet accompagnement est primordial pour l’insertion socioprofessionnelle», insiste Emmanuel Legras. L’insertion, la réussite des projets, c’est la dimension qu’on aime mettre en avant chez Microstart. Le taux de survie des entreprises à deux ans serait supérieur (75%) à la moyenne nationale belge (60%). Les principaux secteurs d’activités dans lesquels se lancent les réfugiés sont le commerce, les services aux entreprises et l’horeca.
«Chez nous Sawa», le savoir-faire africain
«Entreprendre sans frontières» n’aide pas seulement les réfugiés fraîchement arrivés. Au cœur de Matongé, dans la galerie située entre les chaussées d’Ixelles et de Vleurgat, on trouve le magasin «Chez nous Sawa», ouvert par Antonio Wilson, réfugié angolais.
Antonio, qui préfère qu’on l’appelle «Boubou», a fui seul son pays déchiré, en 2002. Il n’était alors qu’un enfant, âgé de 13 ans. Vêtu d’un costume gris «de style nigérian», il accueille avec élégance les quelques clients qui entrent dans sa petite échoppe, où l’on trouve des tissus, des sacs à main, des habits, des boucles d’oreille, des portefeuilles, des statuettes en bois. Un bric-à-brac bien approvisionné aux couleurs chatoyantes.
«Ma vision, c’est de rassembler les savoir-faire de différentes parties de l’Afrique en un lieu, raconte-t-il, et de soutenir la production locale africaine.» Il prend l’exemple de ces petits pots tressés en bambou, utilisés en Afrique de l’Est, souvent à l’occasion de mariages. «On trouve le même genre d’objets à l’ouest du continent, mais avec une forme différente, un matériau différent, par exemple en paille. Mais la base est la même. C’est cette multitude que je propose.» Antonio Wilson importe des produits grâce à ses «intermédiaires, des quatre coins de l’Afrique».
«Chez nous Sawa» n’a que quelques mois d’existence. Boubou a pu lancer son activité grâce à des aides diverses et variées, notamment celle de Microstart qui a mis 9.500 euros sur la table.
« L’entrepreunariat est un vecteur d’insertion durable. » Emmanuel Legras, directeur de Microstart
Antonio Wilson a suivi toute sa scolarité et ses formations en Flandre. C’est là qu’il fut accueilli dans un centre pour mineurs étrangers non accompagnés avant de vivre en famille d’accueil pendant cinq ans et d’être placé dans un institut d’aide aux enfants en difficulté. «J’y ai appris à ne pas tomber dans le mauvais chemin, car, quand tu arrives tout seul ici, ce n’est pas facile.» Le parcours est chaotique mais Antonio Wilson s’accroche et se forme en électromécanique. Il installe des «armoires réseau» pour feux tricolores au sein de l’entreprise Siemens puis intervient comme technicien chez Telenet. Mais l’enchaînement des jobs en intérim ne le satisfait pas et Antonio rêve de faire quelque chose «par lui-même».
Il ouvre alors son magasin. Antonio rêverait d’un plus grand magasin, plus visible, «pas forcément dans les galeries». Mais le bouche-à-oreille commence à agir, et «Chez nous Sawa» veut creuser son sillon à Matongé, là où la concurrence est rude. «Je me donne trois ans pour réussir», conclut-il.
Dans ce projet, l’aide financière de Microstart aura joué le rôle de déclencheur; c’est le petit plus qui aura permis à Antonio de se lancer dans l’aventure. Mais Antonio Wilson, comme Siwar Belal, nuance l’enthousiasme au sujet d’«Entreprendre sans frontières».
Les exigences en matière de remboursement ne font pas l’unanimité. «L’aide est utile c’est certain, explique Antonio. Mais tu dois commencer à rembourser dès le début, dès le premier mois, alors que tu dois encore te faire connaître, parfois il n’y a pas de clients; c’est le moment le plus difficile financièrement.» Des remboursements étalés sur 12 à 48 mois.
Quant aux taux d’intérêt, loin d’être négligeables, ils sont aussi mentionnés par nos deux réfugiés. Avec des taux à 8,95%, il est plus onéreux de se financer chez Microstart que dans une banque classique. «Sauf que les réfugiés et migrants qui s’adressent à nous n’ont pas accès au crédit bancaire classique, tempère Emmanuel Legras. Le taux est à 8,95% car nous empruntons aussi à un taux élevé, précise Emmanuel Legras, et que nous prenons un risque. Mais je rappelle que nos services de coaching, de formation sont gratuits.»
Mais pour Emmanuel Legras, l’essentiel est ailleurs. Le taux d’insertion des migrants et réfugiés est de 84%. Cela signifie que 84% d’entre eux ont une situation professionnelle stable, deux ans après le lancement du projet. Grâce à Microstart? Peut-être en partie. Mais en partie seulement. «J’ai fait 90% du boulot», s’exclame Siwan Belal.