Face à des projets de nouveaux quartiers pour revenus moyens, les habitants se mobilisent autour d’enjeux liés au logement, à l’environnement ou à la mobilité. Avec l’impression tenace d’être David contre Goliath – mais un David qui argumente, patiente et insiste, en dépit de collaboration des pouvoirs publics aux promoteurs immobiliers, ou même de soumission à ceux-ci.
La pression immobilière, un concept difficile à saisir? Détrompons-nous. Il suffit de se promener aux alentours de la gare du Midi pour comprendre que le visage d’un quartier et la vie de ses habitants sont intimement liés à la valeur supposée – et spéculée – du mètre carré. Depuis l’arrivée de la gare TGV en 1996, ce quartier populaire a connu d’évidentes et profondes transformations. En quinze ans, pas moins de 300.000 m² de bureaux ont vu le jour, au prix de nombreuses expropriations. Selon Inter-Environnement Bruxelles (IEB), qui a produit diverses critiques et analyses à ce sujet, le dossier «Midi» est emblématique d’un «urbanisme à la dérive», soumis à un manque de vision générale, aux intérêts financiers des uns et des autres, le tout aggravé dans le cas présent par le bras de fer entre la Région bruxelloise et la SNCB. Si le quartier fait désormais l’objet d’un plan d’aménagement directeur (PAD) reprenant le concept de «gare habitante» que l’on trouvait déjà dans le schéma directeur, la crainte d’IEB est celle d’une densification massive au nom de la mixité des fonctions. «Le ‘50% bureaux-50% logements’ sonne comme un slogan qui ne doit pas se faire au détriment de l’équilibre du quartier comme espace d’accueil, de production et disposant des infrastructures et équipements suffisants», explique l’association.
«Ce plan permet au promoteur d’avoir tout ce qu’il veut pour maximaliser les profits. Tour et Taxis est devenu aujourd’hui un produit financier coté en Bourse.» Mohamed Benzaouia, IEB.
Cette dernière pose surtout la question de la pertinence à concevoir aujourd’hui de nouveaux espaces de bureaux alors que la vacance des bureaux existants ne cesse de croître: de 6,8% en 2016, elle est passée à 8,4% en 2017. Le logement, c’est autre chose: personne n’ignore aujourd’hui que Bruxelles doit augmenter son offre dans un contexte d’accroissement de sa population. Encore faut-il se demander quelle offre. «Les données sociodémographiques montrent qu’une bonne partie de l’accroissement de la population concerne des personnes dotées d’un pouvoir d’achat assez faible. Or le schéma directeur appuyé par le projet de PAD envisage très peu de logements sociaux. Pour les projets connus comme le projet Victor du promoteur Atenor, on sait que l’intention est de construire plusieurs tours dont la plus haute de 140 mètres de haut serait destinée à accueillir 300 à 350 appartements à des prix au standing moyen à élevé.» IEB estime ainsi que la création de logements sociaux dans le quartier devrait s’opérer par une meilleure régulation des projets immobiliers en imposant des quotas de logements sociaux allant de 15 à 25% selon la nature et la dimension du projet.
Des pouvoirs publics à la botte des promoteurs
Mais ce que réclament les associations comme IEB fait souvent l’effet d’un coup dans l’eau – ou plutôt dans l’océan opaque de la promotion immobilière et des accords passés plus ou moins explicitement avec les pouvoirs publics. Tour et Taxis n’illustre que trop bien cet état de fait. La Ville de Bruxelles a élaboré pour ce site un plan particulier d’affectation du sol (PPAS) comportant 370.000 m² constructibles supplémentaires, dont une part significative de logements…, mais sans logements sociaux. De même, le PPAS prévoit que neuf hectares seront affectés à un parc… mais sans garanties relatives à son caractère 100% public. De quoi donner au promoteur Extensa toute latitude pour agir selon son envie du moment. «En clair, la Ville de Bruxelles a fait un plan sur mesure, à la demande de la Région. Ce plan permet au promoteur d’avoir tout ce qu’il veut pour maximaliser les profits. Tour et Taxis est devenu aujourd’hui un produit financier coté en Bourse. Alors que la pénurie de logements abordables et de logements sociaux est une priorité à Bruxelles, on est en train de faire de ce terrain un ghetto de riches», s’indigne Mohamed Benzaouia, chargé de mission à IEB et membre de la plateforme ToutPubliek, constituée autour d’associations et d’habitants actifs dans les quartiers environnant Tour et Taxis. «Nous essayons de suivre comme on peut ce dossier très compliqué, dans lequel les permis n’ont cessé d’être modifiés, mais on constate que les choses ont été négociées en amont et qu’il est presque impossible d’influencer quoi que ce soit, car le promoteur est dans un rapport de force avec les pouvoirs publics», renchérit-il, tout en regrettant que les associations citoyennes soient aujourd’hui contraintes aux recours devant la justice. «Malheureusement, épuiser toutes les voies du processus démocratique ne suffit pas à obtenir des résultats. Nous sommes très déçus, car le rôle des pouvoirs publics ne peut pas être de préparer le terrain à la promotion immobilière!»
«Les gens qui se mobilisent les premiers sont ceux qui ont une position de classe moyenne, voire de classe moyenne élevée dans le quartier.» Jean Peltier, plateforme Ry-Ponet.
Sociologie des mobilisations
Le cas de Tour et Taxis dévoile par ailleurs une autre réalité: aujourd’hui, au-delà de la question de l’accès au logement, ce sont les enjeux d’environnement et de mobilité qui réunissent les citoyens. L’explication est avant tout sociologique: «Les personnes qui s’activent autour du site Tour et Taxis, ce sont en réalité des personnes nouvellement installées dans le quartier. C’est une population de la classe moyenne supérieure, qui possède un certain niveau de formation: des personnes qui savent lire des plans et qui s’inquiètent notamment des problèmes de mobilité et donc d’environnement que peut générer ce type d’urbanisation», explique Mohamed Benzaouia. En région liégeoise, la plateforme Ry-Ponet rassemble elle aussi des citoyens mobilisés contre un «écoquartier» de 520 logements porté par la société Neufcour. «L’ancienne commune de Chênée (NDLR: aujourd’hui rattachée à la Ville de Liège), ce ne sont pas vraiment de beaux quartiers. Il y a aussi ici une population vieillissante, explique Jean Peltier, membre de la plateforme Ry-Ponet. Or, le projet de nouveau quartier envisage de construire à flanc de colline, avec des loyers destinés à des classes moyennes à aisées, sans aucune réflexion sur l’intégration à la vie sociale de Chênée ni même sur la mobilité. Il n’a d’ailleurs d’écoquartier que le nom puisqu’il ne correspond que très partiellement aux critères définis par l’université.»
Au-delà de l’incohérence de l’offre de logements, c’est donc aussi la menace de privatisation du riche patrimoine paysager qui fâche et fédère. «Les gens qui se mobilisent les premiers sont ceux qui ont une position de classe moyenne, voire de classe moyenne élevée dans le quartier. Ce sont souvent des gens foncièrement idéalistes, qui croient à la valeur de l’argumentation détaillée et refusent de prendre les gens dans le sens démagogique», analyse Jean Peltier, rejoignant les observations de Mohamed Benzaouia. Ces sociologues, juristes ou architectes pourraient «se payer» ces nouveaux logements mais ne pensent pas pour autant que de tels projets tombés du ciel soient acceptables. Et ils choisissent de mettre bénévolement leurs compétences au service d’un travail de recherche laborieux, de manière à pouvoir tenir tête aux escadrons de spécialistes engagés par les sociétés immobilières.
Arbre au cœur et brique dans le ventre
À l’analyse doit ensuite succéder la sensibilisation du plus grand nombre de citoyens, à force de discussion, de pédagogie et de porte-à-porte. «La mobilisation organisée autour de l’enquête publique en juin 2017 a été à la mesure de nos efforts puisque quelque 4.800 courriers d’opposition ont été transmis à la Ville de Liège», explique Jean Peltier. Avec comme résultat le retrait du promoteur, vraisemblablement pressé par les échevinats, soucieux de ne pas se mettre à dos une partie significative de la population à moins d’un an des élections communales… «Le promoteur est sur ce projet depuis douze ans. Donc si les pouvoirs publics lui ont demandé de prendre son mal en patience deux ans de plus, ce n’est pas dramatique… Mais nous sommes certains qu’il va tenter de revenir en 2019.» La victoire est donc provisoire, tout comme l’est celle remportée dans le cadre d’une autre mobilisation liégeoise, contre le projet immobilier de la Chartreuse, soit 400 logements construits sur le site d’une ancienne caserne à haute valeur patrimoniale dans le plus grand espace vert liégeois… «Certes, la mobilisation a porté ses fruits en raison de son importance – près de 5.000 signatures, soit un record à Liège – mais aussi parce l’enquête publique a eu lieu en octobre 2017… année électorale», explique Rémi Winand, architecte et membre du collectif «Un Air de Chartreuse».
Comme le projet d’«écoquartier» à Chênée ou celui de Tour et Taxis, le projet de la Chartreuse pèche une fois encore par la nature des logements proposés. «Nous sommes dans un projet de logements abordables, ce qui ne veut pas dire logements ‘sociaux’. Il y a donc un manque de mixité. Par ailleurs, il y a une sorte de sacrifice inutile à vouloir raser 10 hectares de forêt pour construire avec une densité semblable à celle de la campagne… Cela correspond à faire de l’étalement urbain en ville», analyse Rémi Winand. Au-delà de la question du logement, c’est donc une fois encore le sentiment de gâchis environnemental qui domine. «Il est clair qu’aujourd’hui, dès qu’il est question de détruire des arbres, la mobilisation est plus forte», confirme Claire Scohier, d’Inter-Environnement Bruxelles. «C’est aussi parce que les projets sont toujours plus démesurés que les gens se mobilisent», ajoute encore Rémi Winand. Paradoxalement, ce sont donc les promoteurs qui, par la nature de leurs projets, accroîtraient notre sensibilité environnementale… Un arbre au cœur plutôt qu’une brique dans le ventre?
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Alter Échos n°467, «Logement: Europe et social sous le même toit?», Sandrine Warsztacki, 17 octobre 2018.