Les plateformes de mobilité partagée semblent promises à un bel avenir. Mais peuvent-elles aussi devenir des outils d’intégration sociale pour les personnes précaires, âgées ou à mobilité réduite?
Pollution, embouteillages, coût: la voiture individuelle semble avoir fait son temps; bienvenue dans l’air du covoiturage et des taxis partagés. Oui mais. Ce récent consensus ne devrait pas faire oublier que les problèmes de mobilité ne concernent pas uniquement les navetteurs pressés mais aussi les publics les plus fragilisés, pour qui cette question est d’ailleurs intimement liée à celle de l’intégration sociale. Une étude réalisée par la Fédération des CPAS rappelait en 2013 que, pour les publics précarisés, «la mobilité pose problème dans la vie quotidienne», notamment en raison du manque de transports en commun, en particulier le week-end et en soirée. «Il est important aussi de noter que la mobilité (le manque de mobilité, du moins) est en corrélation directe avec la recherche d’emploi. Si vous n’avez pas de voiture, vous avez beaucoup plus de mal à accepter un emploi loin», rapportait cette enquête, tout en rappelant que l’achat d’une voiture nécessite un endettement et que s’endetter pour accéder à un emploi au salaire modeste (qui ne couvre pas toujours ces frais supplémentaires) est légitimement perçu comme un non-sens. L’enquête pointait également la nécessité, selon ces publics, de développer le covoiturage et les taxis sociaux.
Sans voiture, pas de vie sociale? La chose reste malheureusement vraie pour une partie de la population, notamment celle qui vit loin des centres urbains et/ou qui éprouve des difficultés à prendre les transports en commun en raison de limitations physiques liés au handicap ou à l’avancée en âge.
Hep taxi social
L’asbl Taxistop, pionnière de la mobilité partagée avec des services comme Carpool et plus tard Cambio, a développé dès 1982 la Centrale des moins mobiles. En Flandre, 72% des communes proposent déjà ce service qui n’a été lancé en Wallonie qu’en 2008. «L’idée est de proposer un service qui permette à des personnes, notamment parmi les plus âgées, de sortir de l’isolement social grâce à un réseau de chauffeurs bénévoles qui peuvent les conduire à un rendez-vous médical mais aussi chez des amis, au restaurant, au théâtre, ou même les y accompagner», explique Sandrine Vokaer, responsable de projet chez Taxistop. Ces bénévoles sont souvent eux-mêmes des pensionnés mais aussi des chômeurs, des travailleurs à temps partiel… Le tout étant d’avoir une voiture et un peu de temps à donner. Pour l’usager, le coût de ce service est de 34 cents par kilomètre, soit l’équivalent du montant forfaitaire fixé pour les déplacements professionnels. De quoi couvrir les frais des bénévoles mais nullement d’arrondir leurs fins de mois. On est loin de l’ubérisation. «La volonté est de pouvoir toucher d’autres publics que ceux qui utilisent nos plateformes de covoiturage classique. Mais les conditions ne sont pas non plus trop restrictives puisque le service est ouvert aux personnes qui perçoivent au maximum deux fois le revenu d’intégration sociale», poursuit Sandrine Vokaer. Le service est par ailleurs géré au niveau local, Taxistop fournissant à chaque centrale ses logiciels, outils et expertises. «Nous souhaitons qu’à l’avenir la Centrale des moins mobiles soit présente dans l’ensemble des coordinations locales ou des communes, assure de son côté Philippe Lorent, directeur de la planification de la mobilité au sein de la DGO2. Tous les acteurs, et notamment les TEC, sont aujourd’hui conscients qu’il faut une solution adaptée pour chaque utilisateur, y compris pour les personnes à mobilité réduite (PMR).»
«Les voitures adaptées coûtent 5.000 à 10.000 euros en plus pour les aménagements. Le partage permet de rentabiliser cet investissement.» Nicolas Baudoux, Taxistop
Les «PMR»: c’est à destination de ce public encore largement exclu de la mobilité partagée que Taxistop a développé un autre service dédié, Avira. «Les voitures adaptées sont des voitures qui coûtent cher, en moyenne 5.000 à 10.000 euros en plus pour les aménagements. Le partage permet donc de rentabiliser cet investissement, tout en permettant aux personnes qui n’ont pas les moyens de posséder un véhicule de ce type d’y avoir accès», explique Nicolas Baudoux, chargé de projet chez Taxistop. Un service qui, tout comme la Centrale des moins mobiles, ambitionne de compléter l’offre de mobilité grâce à des groupes locaux.
Les PMR partagent aussi
«Là encore, l’initiative a démarré en Flandre en 2014, où on compte 12 groupes d’autopartage. Il a été étendu au reste de la Belgique en 2015. Il y a actuellement quatre véhicules partagés à Bruxelles et un en Wallonie. On constate en effet que, si certaines communes marquent leur intérêt, les mentalités ne sont pas toujours prêtes», poursuit Nicolas Baudoux. Il faut dire que, pour les personnes à mobilité réduite qui possèdent un véhicule adapté, celui-ci est souvent leur unique moyen de transport. Les réticences sont donc parfois grandes, même si Avira prévoit des garanties, notamment avec un bonus-malus individualisé, qui signale chaque utilisateur comme coconducteur sur la police d’assurance et protège donc le propriétaire en cas d’accident. «Taxistop, qui reçoit des subsides des Régions, ne prend aucune commission: on est dans l’économie collaborative pure et dure, sans but économique, contrairement à des plateformes comme BlaBlaCar. Cela signifie aussi qu’on ne retrouve nulle part des prix aussi bas que dans notre système, avec la contrepartie que nous sommes moins flexibles que d’autres services: cela demande un peu d’organisation en amont, notamment l’inscription à un groupe de partage», poursuit Nicolas Baudoux.
Avec Taxi2Share, une application qui permet à plusieurs utilisateurs de partager le même taxi et de faire ainsi baisser la note (et la circulation), Walid Mhiri espère lui aussi renouveler l’offre pour les personnes à mobilité réduite. Collaborant aujourd’hui avec les «Taxis bleus» bruxellois, Taxi2Share propose actuellement une flotte d’une dizaine de taxis adaptés. «L’idée est que les valides et les moins valides puissent utiliser la même application, mais aussi partager le même taxi et se rencontrer par ce biais», explique Walid Mhiri qui a noué des contacts avec des ateliers protégés, souvent confrontés aux problèmes de mobilité de leurs travailleurs, mais aussi avec des hôpitaux ou des maisons de repos. Lancé il y a quatre ans, le projet Taxi2Share est antérieur à Uber. La crise des taxis professionnels lui confère cependant une nouvelle pertinence. «J’ai mis du temps à démontrer aux chauffeurs de taxi qu’il y avait là des potentialités de développement importantes», explique le fondateur. Le modèle économique suppose que les chauffeurs reversent une partie du montant sur le volume des courses obtenues grâce à la plateforme. Un moindre mal pour une profession acculée par l’ubérisation? Walid Mhiri espère en tout cas attirer bientôt d’autres sociétés de taxis, y compris en dehors Bruxelles. «Nous ne voulons nous substituer à personne mais compléter l’offre, par exemple en assurant le relais sur une ligne de TEC en soirée, quand les bus ne roulent plus. Contrairement à Uber, nous ne sommes pas dans une perspective purement économique mais dans une réflexion sociétale sur l’amélioration de la mobilité globale», avance encore Walid Mhiri. Comme Avira ou la Plateforme des moins mobiles, l’initiative a cependant un point faible: une visibilité limitée face aux monstres de communication que sont précisément BlaBlaCar ou Uber. Même si les critiques que subissent aujourd’hui ces modèles pourraient bien relancer l’intérêt envers ces précurseurs de la mobilité pour tous.