Le Mouvement ouvrier chrétien (MOC) a désigné sa nouvelle présidente. Ariane Estenne, 35 ans, mordue d’éducation permanente, militante pour l’égalité, dénonciatrice des systèmes de domination. Pour revitaliser le mouvement, la jeune femme chérit le projet politique de passer «d’une indignation collectivement partagée à une action de transformation de la société». Rencontre.
Le MOC, c’est un peu comme un immense paquebot à flot depuis belle lurette. Se positionnant clairement à bâbord, le Mouvement ouvrier chrétien se revendique aujourd’hui pluraliste et indépendant de tout parti politique. Sa coque est formée de cinq organisations constitutives, dont le MOC en est l’action conjointe : un syndicat (la CSC), une mutualité (chrétienne), deux associations d’éducation permanente (Vie féminine et Équipes populaires) et une organisation de jeunesse (JOC). En tant que mouvement décentralisé, le MOC comprend à son bord neuf fédérations régionales qui organisent chacune l’action de terrain. Pour atteindre son cap vers une société porteuse «d’égalité, de solidarité et de justice» (ses valeurs phares), le MOC hisse différents projets et outils, comme un Centre d’information et d’éducation populaire (CIEP) ou encore une ONG de développement (Solidarité mondiale).
«Le réel pouvoir se trouve du côté des citoyens et des associations.»
Début janvier, alors qu’une tempête politique et sociale vient de frapper le pays, le MOC a confié les commandes de sa présidence à Ariane Estenne. Se présentant comme «femme de dialogue» et «militante ancrée dans son époque», la jeune femme a forgé son expérience professionnelle dans le secteur associatif féministe et au sein du cabinet de la Culture. Ariane Estenne nous reçoit en toute simplicité dans son bureau ovale à elle, au 4e étage, bloc 2, de l’imposant bâtiment abritant le secrétariat général du MOC. Elle est déterminée, concentrée, dans les starting-blocks.
Alter Échos: Vous avez exercé pendant près de trois ans comme conseillère en éducation permanente auprès de la ministre de la Culture Alda Greoli. Vous voilà maintenant au MOC. Ça fait quoi de passer du pouvoir au contre-pouvoir?
Ariane Estenne: Face aux transformations actuelles de la société, je pense que le réel pouvoir se trouve du côté des citoyens et des associations. Ce sont eux qui permettent d’installer un rapport de force obligeant les politiques à suivre et à apporter des réponses. Ce sont les mobilisations collectives organisées dans un secteur qui permettent aux politiques d’avancer. Sans ça, certains politiques ne bougeraient pas ou bougeraient de façon trop désincarnée en regard des besoins réels du secteur. Suite à mon expérience au cabinet, je tire la conclusion que toute bonne politique ne peut être menée qu’à partir d’une mobilisation du terrain. Dans l’idéal, le pouvoir exécutif devrait, comme son nom l’indique, exécuter les demandes émanant de la population, via le parlement ou un mouvement collectif. Pourtant, aujourd’hui, tout le monde accorde beaucoup trop de pouvoir au pouvoir exécutif: la population, le parlement et les ministres eux-mêmes qui avancent tout seuls. Pour moi, c’est une atteinte à la démocratie. C’est pour cette raison que, lors de la récente réforme du décret d’éducation permanente(1), on a vraiment voulu fonctionner dans l’autre sens, en s’appuyant sur les attentes du secteur lui-même. Selon moi, le meilleur moyen de faire des politiques, c’est de partir du secteur. En ça, passer d’un cabinet au MOC me fait plutôt sentir que je passe du côté où on a vraiment le pouvoir de faire changer les choses, sur la base d’une action collective.
Alter Échos: Quel regard portez-vous sur le secteur associatif aujourd’hui?
Ariane Estenne: Je sors de mon expérience au cabinet avec un regard tout à fait positif, enthousiaste et plein d’espoir sur le monde associatif. Le secteur associatif est producteur d’une énorme intelligence collective, tant en termes d’idées que de pratiques. Il a beaucoup de choses à apprendre aux politiques et à la population. Il y a donc là une véritable nécessité de renforcer le secteur associatif qui, dans le contexte actuel, est pourtant attaqué sur le plan des idées et sur le plan financier. Il suffit de prendre l’exemple des dépenses éligibles du côté de la Région wallonne, visant à contrôler le travail des associations et la façon dont elles dépensent leurs subsides. Pour moi, c’est une erreur. Il faut faire confiance aux associations, les écouter, les renforcer et mieux les soutenir. L’objet du travail de la réforme en éducation permanente allait dans ce sens-là. Avec cette réforme, les évaluations reposent davantage sur des indicateurs qualitatifs que quantitatifs, ce qui est complètement différent de la direction prise au niveau de la Région wallonne ou au niveau européen. Je le disais déjà avec ma casquette cabinet, je le maintiens évidemment avec ma nouvelle casquette MOC: soutenir le travail des associations, c’est fondamental pour renforcer la démocratie.
Alter Échos: Vous êtes jeune et vous prenez la présidence d’un organisme dont la création remonte à la moitié du siècle dernier. Avez-vous été choisie entre autres pour moderniser le MOC? Avez-vous l’ambition de le dépoussiérer?
Ariane Estenne: Oui, je pense que j’ai été élue sur un projet de revitalisation du MOC. Selon moi, cette revitalisation politique va se faire avant tout par le réveil et l’animation d’une action collective. Quelle que soit l’ancienneté d’une association, ça peut rendre le travail d’une association tout à fait pertinent, actuel et nécessaire. L’idée est que toutes les organisations du MOC, qui représentent la santé, les jeunes, les femmes…, puissent se donner des processus de discussion et des modes d’action permettant d’arriver à des positions communes, qui intéresseraient l’ensemble des membres de la société, l’ensemble du paysage politique, médiatique et associatif. La période d’aujourd’hui demande de réactualiser nos positions. On fait face à des mutations dans tous les domaines: le sens au travail, la question des frontières, le service public et la place de l’État, les enjeux environnementaux… Toutes ces questions nous demandent aujourd’hui de renouveler des visions de société. L’identité du MOC, mettant ensemble différentes composantes, est tout à fait pertinente pour mener ces réflexions. Le MOC a toujours eu cette visée, mais le contexte actuel offre une opportunité de se remettre d’accord sur les positions.
Alter Échos: Des idées concrètes pour revitaliser cette action collective?
Ariane Estenne: Utiliser les lieux de discussion du MOC pour remettre à l’ordre du jour des questions qui font débat ou conflit. Plutôt viser des questions conflictuelles que consensuelles pour revitaliser les débats et permettre à chacun d’exprimer son point de vue sans avoir peur du conflit. Au lieu d’évacuer certains débats, l’idée est de s’autoriser des lieux où on n’est pas d’accord.
Alter Échos: Et il y a des thématiques actuelles qui demandent à entrer en débat, voire en conflit, au sein du MOC?
Ariane Estenne: Oui, on est par exemple en train de mettre à l’ordre du jour un débat sur les questions migratoires. Plutôt que de rester dans des positions réactives, on souhaite arriver à des propositions prospectives au sujet d’un système migratoire à recommander au niveau européen. On met en chantier une réflexion qui engagerait toutes les composantes du mouvement.
La question socio-économique sera aussi à l’ordre du jour des toutes prochaines réunions pour parvenir à des réponses répondant à l’actualité, au sujet de la précarité, du renforcement de la sécurité sociale, de l’individualisation des droits… On va se repositionner sur le pacte social et environnemental que l’on souhaiterait voir se mettre en place.
Alter Échos: Vous avez travaillé pendant plusieurs années à Vie féminine. C’est seulement la seconde fois depuis sa création que le MOC confie sa présidence à une femme. Les droits des femmes et l’approche de genre occuperont-ils une place de choix dans votre mandat?
Ariane Estenne: La question féministe reste dans mon ADN. Ça a été structurant dans mon identité politique et je compte la mettre à l’avant-plan du travail du MOC. Pour moi, la réduction des inégalités balise l’ensemble du travail du MOC. Et cette question des inégalités permet d’aborder les différents systèmes de domination: sexiste, raciste et capitaliste. Réduire les inégalités, que ce soit entre les hommes et les femmes, celles liées aux origines et cultures, et celles entre les classes sociales, doit être une préoccupation dans n’importe quelle position prise par le MOC. Qu’on parle de sécurité sociale, d’individualisation des droits ou de trajectoire migratoire, intégrer la question du genre est toujours pertinent.
À travers toutes les personnes qui sont membres du syndicat, de la mutualité, des mouvements de femmes, des mouvements de jeunes et des Équipes populaires, le MOC représente presque 1 million de personnes en Belgique. Cela nous force à avoir un point de vue intersectoriel qui parle de toutes les discriminations vécues et de les croiser. En défendant les droits des personnes dites minorisées, les femmes, les jeunes, les personnes âgées, on renforce les droits de tout le monde.
«La gauche est un peu en panne de réponses collectives à apporter pour changer concrètement la société et la rendre plus égalitaire.»
Alter Échos: En quelques mots, votre projet politique pour les quatre années à venir?
Ariane Estenne: Arriver à passer d’une indignation collectivement partagée à une action de transformation de la société. Dans la société et au MOC, il y a énormément d’indignations partagées. Mais la gauche est un peu en panne de réponses collectives à apporter pour changer concrètement la société et la rendre plus égalitaire. Si j’arrive à passer de cette indignation à une action collective concrète et efficace, j’aurai l’impression d’avoir réussi mon mandat.
Alter Échos: La démocratie est particulièrement fragilisée pour l’instant, au regard de ce qui se passe dans l’actualité, du mouvement des gilets jaunes aux tempêtes gouvernementales. Quelle démocratie souhaitez-vous défendre?
Ariane Estenne: Selon moi, la démocratie est actuellement mise en cause à trois niveaux: les citoyens, les corps intermédiaires, la représentation. Et à chacun de ces niveaux, le MOC peut participer à la réflexion. Le MOC est un mouvement d’action collective. Son premier champ d’action est l’éducation permanente: renforcer les droits culturels, donner les outils à chaque citoyen pour comprendre ce monde, pour développer un esprit critique et s’allier à d’autres citoyens afin de transformer la société. Le MOC travaille à partir des réalités vécues par les personnes, dans l’idée de renforcer l’égalité et d’approfondir les droits fondamentaux. Ce sont les fondements de l’éducation permanente. Et pour moi, l’éducation permanente vient avant le lobbying politique et avant le faire-valoir de nos positions. Face aux populismes, aux discours extrêmes, aux stéréotypes et raccourcis de pensées, une des réponses principales est de renforcer l’éducation permanente, la culture, l’enseignement, pour renforcer la démocratie.
Ensuite vient la question de la voie de concertation par laquelle les citoyens se feront entendre. La concertation telle qu’on l’a connue depuis la Seconde Guerre mondiale est en panne. Syndicats, mutuelles, tous les interlocuteurs sociaux le disent: ils n’arrivent plus à acquérir de nouvelles victoires pour les citoyens. Auparavant, il y avait cet accord de parler à trois, entre l’État, les patrons et les mouvements sociaux. Cet accord est aujourd’hui remis en cause. Les organisations constitutives du MOC sont des organisations représentatives dans les différents lieux de concertation. C’est donc un magnifique enjeu pour le MOC de repenser et de réinventer les formes et les territoires de la concertation aujourd’hui. C’est fondamental pour avoir une démocratie qui fonctionne, au sein de laquelle les personnes se sentent représentées.
Enfin, il y a aussi la démocratie au sens très politique du terme. Aujourd’hui, on est dans une démocratie représentative où les personnes votent une fois tous les cinq ans et n’ont plus beaucoup d’impact sur les décisions qui sont prises. Ce système-là est remis en question par de nombreux observateurs car il ne permet pas d’impliquer les personnes au-delà des élections. Il y a toute une série de modèles qui sont proposés et qui permettent d’impliquer les citoyens. Entre la démocratie représentative et la démocratie directe telle que demandée notamment par les gilets jaunes, il y a toute une série de modèles à interroger. La démocratie délibérative en est un, qui est basé sur une logique proche de l’éducation permanente, puisque les personnes se réunissent en conseils thématiques et construisent ensemble une lecture politique. Des acteurs comme le MOC peuvent contribuer à repenser les modes de participation démocratique.
«Le nouveau décret éducation permanente se recentre sur la participation», Alter Échos n°468, 14 novembre 2018, Cédric Vallet.