Au Brésil, en Allemagne ou au Japon, des citoyens créent leur propre monnaie pour lutter contre la spéculation et la mainmise des banques. En Belgique, aussi, des monnaies locales fleurissent depuis 2012. Une manière de promouvoir une autre économie, plus solidaire et respectueuse de l’environnement.
«Si la population comprenait le système bancaire et monétaire, je crois qu’il y aurait une révolution avant demain matin.» La citation est connue, elle est d’Henry Ford et s’est gentiment rappelée à notre bon souvenir après le krach boursier de 2008. Car c’est bien à cause d’une finance devenue incompréhensible que nos économies ont plongé dans la crise. Cela, bon nombre de citoyens l’ont parfaitement compris. En créant des monnaies locales complémentaires (MLC), qui sont maintenant plus de 5.000 à travers le monde, ils ont décidé de se réapproprier cet outil économique essentiel qui, suivant son sens premier, «institue un rapport d’appartenance à une collectivité. Ce rapport est établi sur la base d’une confiance que les individus accordent à l’institution, qui va les unir et garantit les valeurs, principes et normes guidant leur communauté de destin»(1).
Bien plus qu’un simple moyen d’échange, la monnaie se doit donc de refléter les valeurs qui relient un groupe humain. Une définition à mille lieues du système bancaire actuel, mais qui colle parfaitement aux MLC, lesquelles connaissent un véritable boom depuis 2008. Eric Dewaele, le Monsieur «Monnaies locales» de l’asbl Financité qui chapeaute les projets de MLC en Wallonie et à Bruxelles, en parle avec ferveur et fierté: «Aujourd’hui, on compte dix monnaies locales en circulation en Wallonie. Toutes ont été créées par des citoyens et sont gérées sur un modèle démocratique, ce qui explique, par exemple, que certaines soient limitées à un territoire précis, tandis que d’autres cherchent à s’étendre aux communes environnantes.»
L’idée: privilégier les indépendants et les PME qui respectent certains critères par rapport aux entreprises peu soucieuses de l’emploi local et de l’environnement.
La première MLC wallonne, l’Épi lorrain, a été lancée en Gaume et dans le Pays d’Arlon en 2012. D’autres ont rapidement suivi: le Ropi (Mons), le Val’heureux (Liège et alentours), les Blés (Grez-Doiceau), le Lumsou (Namur), le Voltî (Ciney, Marche, Rochefort), le Talent (Ottignies–Louvain-la-Neuve), le Sous-Rire (Stavelot, Malmedy) et le SolAToi (Ath). La petite dernière, l’Orno, a vu le jour à Gembloux au mois de juin. «D’autres sont encore en gestation à Tournai, Charleroi et entre Lesse et Semois. À Bruxelles, quatre groupements citoyens cogitent ensemble pour introduire une monnaie commune début 2019.»
Coup de pouce à l’économie locale
Les différentes MLC sont gérées par citoyens regroupés en asbl. Ces derniers édictent des critères permettant de déterminer si un commerçant ou un prestataire de services peut intégrer le réseau de la MLC. Ces critères portent sur l’implantation locale, ainsi que sur le caractère éthique, écologique et/ou solidaire de l’activité. L’idée: privilégier les indépendants et les PME qui respectent ses critères, par rapport aux entreprises peu soucieuses de l’emploi local et de l’environnement. Une façon, aussi, de responsabiliser le consommateur quant à son pouvoir d’achat, qui est avant tout un pouvoir de valider, ou de rejeter, un modèle économique tourné vers le profit.
«Les monnaies locales ont pour objectif de créer des réseaux économiques plus ‘vertueux’, souligne Eric Dewaele. Par exemple, le Namurois qui échange ses euros contre des Lumsous cherchera ensuite à les écouler auprès d’un commerçant qui accepte cette monnaie. Avec ses Lumsous engrangés, le commerçant s’approvisionnera chez un grossiste qui fonctionne aussi avec des Lumsous, et ainsi de suite. Grâce à la monnaie locale, les citoyens disposent donc d’un moyen très concret pour orienter leur argent vers l’économie locale.» Et aussi pour encourager son développement. Nicole Willem, membre de l’asbl Le Voltî, nous en donne un exemple: «En théorie, pour pouvoir rejoindre le réseau du Voltî, les professionnels doivent respecter différents critères éthiques et écologiques stipulés dans notre charte. Mais nous sommes réalistes. Le Voltî n’existe que depuis deux ans, nous ne pouvons pas nous montrer trop exigeants. Ainsi, nous avons accepté une supérette qui, au départ, n’était pas spécialement axée sur le local. Mais, depuis que des Voltîs entrent dans la caisse, l’établissement se tourne naturellement vers des fournisseurs de la région.»
Financer des projets durables et solidaires
Une MLC qui booste l’emploi local et encourage les indépendants et les PME à se mettre au vert et au solidaire, c’est bien. Mais quid des euros convertis? Dorment-ils sagement sur un compte bancaire, servent-ils à financer des emprunts ou sont-ils réinvestis dans l’économie? L’enjeu est de taille quand on sait que, à chaque unité de MLC en circulation correspond un euro déposé en banque et que le total des euros garantis pour toutes les MLC wallonnes avoisine aujourd’hui les 500.000 euros. «Là aussi, ce sont de vrais choix démocratiques qui se posent aux bénévoles qui gèrent les monnaies locales, constate Eric Dewaele. Prenez le Val’heureux, qui, rien qu’à lui seul, s’approche des 100.000 euros mis en réserve. Cet argent pourrait servir à acheter une terre maraîchère pour les agriculteurs qui souhaitent se lancer dans l’aventure du bio. C’est un exemple parmi d’autres, mais qui montre bien le potentiel d’émancipation citoyenne que représentent ces monnaies alternatives.»
«Avec les monnaies locales, on se bat aussi pour que nos villages ne se meurent pas.», Véronique Huens, membre l’asbl L’Epi lorrain.
Actuellement, les euros convertis se trouvent souvent en dépôt chez Triodos. Plusieurs asbl réfléchissent au type de projets à soutenir, notamment en passant par Crédal, qui s’est engagé à doubler la mise financière de départ. L’asbl L’Épi lorrain a, quant à elle, déjà franchi le cap, en investissant directement dans certaines coopératives locales et en proposant des microcrédits aux prestataires de son réseau: «Ce sont de tout petits prêts à taux zéro, qui vont de 500 euros à 1.000 euros, mais qui constituent un vrai coup de pouce, que ce soit pour l’achat d’une nouvelle machine, ou un dépannage en cas de besoin», précise Véronique Huens, membre de l’asbl L’Épi lorrain. «Nous avons aussi investi 15.000 euros dans les coopératives locales Lucéole et Vents du Sud (production d’énergie verte), Terre-en-Vue (agriculture durable) et Réseau Solidairement (circuits courts).» Enfin, dernier investissement de l’asbl, une participation à hauteur de 5.000 euros dans Cœur de Village, une coopérative fondée par les habitants de Bellefontaine, qui espèrent pouvoir racheter le petit Delhaize du village qui a fermé pour en faire une épicerie citoyenne locale, avec des produits en vrac et provenant de la région. «Vous voyez, avec les monnaies locales, on se bat aussi pour que nos villages ne se meurent pas», se réjouit la jeune femme.
Dépasser l’effet d’annonce
Cependant, l’engouement de Véronique Huens retombe à plat dès qu’on la questionne sur un éventuel soutien des élus communaux. «C’est le désintérêt total, regrette-t-elle. Pourtant, ce n’est pas faute de les avoir sollicités. À Virton, par exemple, on leur a proposé de verser en Épis la petite prime de fin d’année destinée aux employés. Proposition refusée, sous prétexte que ces derniers risqueraient de dépenser leurs Épis dans une autre commune du réseau de la monnaie locale. Comme si ce n’était pas déjà possible avec l’euro!» Même son de cloche qui a tinté aux oreilles de Nicole Willem: «Certaines communes, qui distribuent des ‘chèques commerces’, utilisables dans toutes les boutiques de la localité, refusent de les convertir en Voltîs. En clair, elles préfèrent voir leurs employés faire leurs courses dans le supermarché de la commune, plutôt que chez le boucher ou le boulanger de la commune d’à côté.»
À Ottignies–Louvain-la-Neuve, les promoteurs de la monnaie locale, le Talent, ont eu plus de chance, puisque la commune a fini par se montrer réceptive à leurs arguments. En mars dernier, elle a donc signé le PACTE, sympathique acronyme pour «plan d’action communal pour un Talent épanoui», lequel stipule l’acceptation de cette MLC pour le paiement de documents administratifs et de services communaux (location de salles, achat de sacs-poubelle, etc.). «Pour des raisons pratiques, le PACTE n’a pas été directement opérationnel, mais le simple fait qu’il existe a considérablement rassuré les prestataires du réseau quant au sérieux du projet», note Stéphane Vanden Eede, l’un des représentants du Talent. Depuis, pas une liste électorale du cru qui ne témoigne son intérêt pour cette MLC.
À Ottignies-Louvain-La-Neuve, la commune a signé le «plan d’action communal pour un Talent épanoui» qui stipule l’acceptation de cette MLC pour le payement de documents administratifs et de services communaux.
Dès lors, pourrait-on, un jour, voir les élus d’Ottignies–Louvain-la-Neuve suivre l’exemple du maire de Bristol, qui se fait verser toutes ses indemnités en Bristol Pounds, la monnaie locale? «Ce n’est pas gagné, soupire Stéphane Vanden Eede. En mars dernier, les élus Écolo de Court-Saint-Etienne ont bien échangé leurs jetons de présence au conseil communal contre leur équivalent en Talents, mais l’initiative ne s’est pas inscrite dans la durée. Pour dépasser le simple effet d’annonce, il faudrait une décision communale, de façon que ces jetons soient directement versés en Talents.» D’ici là, Stéphane Vanden Eede compte davantage sur l’implication citoyenne pour développer le circuit, mais aussi sur les nouvelles technologies: «Début 2019, l’ensemble des monnaies locales wallonnes devrait passer à la version électronique, ce qui permettra d’effectuer des virements en Talents et de régler ses achats sur smartphone. Cela pourrait donner un véritable coup d’accélérateur au développement des monnaies locales.» À leur développement, mais aussi à leur pérennisation.
- La monnaie, un enjeu politique, les Économistes atterrés, Points, 2018.
En savoir plus
Alter Echos n°284, «Des monnaies alternatives au service de la solidarité », Rafal Naczyk, 16 novembre 2009