Jeudi soir dernier, dans le cadre de notre assemblée générale annuelle, nous avons organisé un débat sur les mutations éditoriales et économiques de la presse (spécialisée ou de niche). À l’initiative, l’Agence Alter, partie prenante au débat. À ses côtés, Youphil et Médor. Un point commun : trois projets éditoriaux forts, qui refusent de se plier aux invectives du marché. Ou en tout cas, qui essayent. Morceaux choisis.
Alter annonce d’emblée la couleur : le contexte général est difficile pour la presse spécialisée, quelques soient les évolutions mises en place. Les médias rivalisent de nouveautés, d’innovation, de services aux lecteurs. Il y a de plus en plus de producteurs d’informations (newsletters, blogs personnels, informations en continu via les réseaux sociaux). Les sources d’information se multiplient, mais c’est via les méthodes de travail et la posture de journalistes professionnels que pourront être garanties aux lecteurs une éthique, une approche fouillée et documentée des sujets, une information sur comment l’information est construite. Le journaliste a une déontologie et n’écrit pas que ce qui plaît au lectorat. C’est au cœur de cette éthique que se joue toute la tension entre pilotage économique (financer une activité) et pilotage éditorial (produire un projet de qualité, qui a du sens).
On le voit via Alter Échos ou Échos du Crédit et de l’Endettement, notre public est particulièrement peu disponible en terme de temps pour s’outiller, se former, s’informer. Les décideurs politiques et sociaux sont soumis à une pression du public (citoyens, publics bénéficiaires) et le temps pour le recul est grignoté. L’urgence sociale rend la réflexion de fond plus aléatoire, alors que c’est dans ces contextes qu’elle a le plus de portée, de sens pour les travailleurs…. Dès lors, la préoccupation quotidienne de l’équipe d’Alter est la suivante : est-ce que nos innovations éditoriales vont permettre à nos lecteurs de s’informer et de s’outiller mieux ? En filigrane, est-ce que la presse est encore un outil de travail social et politique ? Un outil de construction d’un sens critique ?
De l’autre côté de la table, le média français Youphil, présenté par Fanny Roux. Youphil agit sur la toile, pour un décryptage de l’actualité du monde de l’engagement sous toutes ses facettes. Qu’il soit associatif, humanitaire, philanthropique, entrepreneurial ou politique. Le projet existe depuis 2009, basé à Paris. Ses lecteurs sont des citoyens « engagés » et des professionnels du monde économique et social (entreprises et collectivités territoriales notamment). Leurs sujets de prédilection ? L’économie sociale, les questions de santé, de consommation, l’économie collaborative, etc. Leur accroche éditoriale pousse le lecteur à l’action. On vouvoie souvent le lecteur dans leurs colonnes (« Comment les banques gèrent votre argent ? »). L’équipe écrit « pour » ses lecteurs, pas « sur » ses lecteurs. Last but nos least, leur modèle économique est malin : des produits payants pour les associations et les entreprises, du gratuit pour le grand public, des dossiers de plongée sur des questions de société financés par des mécènes. En effet, en France, pas de subventions pour les médias qui publient on-line uniquement. Le tout pour 100.000 visiteurs par mois….
Enfin, de l’autre côté de la table, le projet Médor. Vous ne connaissez pas ? Normal. Médor est un média en gestation, à paraître si la curiosité et l’envie de débattre qu’il suscite autour de lui lors de ses récentes premières échographies sont bien transformées à l’arrivée. Médor, ce sera un magazine belge (un mook, plus précisément) pensé par une quinzaine de professionnels, qui met au centre de son projet éditorial le lecteur, son plaisir de lire, son intérêt à comprendre comment se fait l’information. Un constat au départ de ces professionnels du journalisme, du graphisme, de la communication et de l’édition qui travaillent sur ce projet depuis plusieurs mois : les métiers de journalistes et de graphistes sont de plus en plus précarisés, ce qui crée un appauvrissement de l’information. Et l’avenir n’est pas rose pour ces producteurs de sens, ces traducteurs du réel qui sont de plus en plus dans de mauvaises conditions pour faire leur boulot. Médor avance dans cette brèche que l’on retrouve aussi en matière de gastronomie et de restauration depuis quelques années : faire de la qualité, avoir plaisir à la faire, à partager les secrets de cuisine avec ses clients, est maintenant aussi important que le goût de l’assiette.
Dans la salle, pas mal de réactions à nos constats, nos défis :
Le premier, interpellant, celui du « plafond de verre »: la presse spécialisée ou périodique (tout ce qui n’est pas quotidien) a un espoir de tirage très faible en Belgique. Vendre à 1.000 exemplaires serait une gageure. Le deuxième, celui de la nécessité de s’allier à un gros titre (un quotidien) pour espérer toucher un maximum de monde et sortir du lectorat de niche. Ce qui impose des formats réduits, et parfois des approches allégées des problématiques que l’on traite. Troisième constat : il n’y a qu’avec un modèle économique mixte (ventes, subventions, publicités) qu’on pourrait garder la liberté éditoriale. Enfin, deux constats généraux sont partagés unanimement: les modèles économiques et éditoriaux ne peuvent pas être pensés en chambres séparées, ils sont intimement liés. Difficulté de l’un entraînera ébranlement de l’autre, à coup sûr. Et s’il y a une crise de la presse, il n’y a certainement pas une crise du métier. La richesse des échanges et l’enthousiasme du débat l’ont prouvé.