Dans La Libre Belgique du 13 janvier dernier, un journaliste titrait sur le statut du port d’Anvers, possiblement considéré comme la plaque tournante de la cocaïne en Europe. L’article faisait le point sur ce titre peu enviable, chiffres à l’appui. En 2019, sur les 238 millions de tonnes de marchandises ayant transité par le port d’Anvers, quelque 61 tonnes de coke ont été saisies. Six fois plus qu’il y a six ans, mais probablement une infime partie de ce qui est passé en fraude, puisque à peine 2% des conteneurs sont inspectés. La dernière saisie en 2019 avait permis de capter 450 kilos en provenance d’Équateur. Le kilo se négociant entre 35.000 et 38.000 euros et le gramme entre 50 et 60 euros, le marché est juteux, d’autant que le produit est généralement coupé et ne contient que 59% de produit pur, ce qui rapproche le prix réel au kilo des 100 euros. La production mondiale de cocaïne avoisinerait les 2.000 tonnes, selon le rapport annuel de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) de 2017, et les bandes organisées criminelles rivaliseraient d’ingéniosité pour acheminer la drogue jusqu’au consommateur.
Démonstration devant la 59e chambre correctionnelle du tribunal de première instance de Bruxelles, où dix prévenus comparaissaient durant quatre jours à la mi-janvier.
Coke en stock
Pour pénétrer dans la salle d’audience, il faut montrer patte blanche. Fouille des sacs, passage au détecteur de métaux, dépôt des GSM à l’entrée: la concentration de policiers au mètre carré est impressionnante. Dans la salle, ils sont une douzaine à se relayer toutes les demi-heures, pour sécuriser le périmètre et encadrer la dizaine de prévenus qui comparaissent, dont plusieurs membres d’une même famille originaire d’Albanie.
Ce jour-là, la parole est au procureur fédéral Julien Moinil pour ses réquisitions relatives aux infractions du dossier et sur les peines à appliquer à ce petit monde. Le parquet fédéral est compétent pour toute la Belgique et s’occupe d’infractions qui dépassent la compétence de parquets locaux. Dans le cas présent, trafic de stupéfiants à grande échelle, blanchiment d’argent, fraude sociale, détention d’armes…: rien ne semble manquer à la panoplie des infractions. Le procureur Moinil rappelle la nature de la prévention principale, le trafic de cocaïne acheminée dans des ailerons de voiture et dans des frigos aménagés en caches. On retrouve des empreintes et des traces d’ADN des protagonistes sur les plaques des voitures, les éléments de frigos désossés pour faire place à la drogue et dans les box loués en France. Toutes ces preuves ont pu être relevées grâce à la collaboration des forces de police françaises. Des écoutes téléphoniques ont également permis aux policiers de détecter des activités illicites connexes: préparation de la cocaïne en la coupant avec du Gyproc et du papier, revente du produit (avec des réclames annoncées aux clients, comme le cinquième gramme gratuit à l’achat de quatre), incitation au vol en échange de coke, embauche de personnel au chômage, à la mutuelle et émargeant au CPAS, dans le cadre de la gestion de débits de boissons, dans lesquels la drogue est écoulée. Autres infractions relevées qui découlent de ce trafic: le blanchiment d’argent, avec l’achat d’une maison de près de 500.000 euros, des vacances dans des endroits paradisiaques comme l’île Maurice, l’envoi d’argent en Albanie (37.000 euros), des jeux en ligne pour 1.000 euros par jour. Et le procureur fédéral de s’interroger sur les tarifs à l’heure d’un réparateur de frigos (profession d’un des inculpés) pour expliquer un tel train de vie.
Le jeu du chat et de la souris dans la lutte contre le trafic de drogues a-t-il du sens, vu l’ampleur du trafic et de ceux qui passent à travers les mailles du filet?
Et ce n’est pas fini: la femme du chef présumé de la bande exerce la profession d’esthéticienne sans numéro d’entreprise, donc au noir, dont elle tire manifestement des revenus puisque elle aussi envoie de l’argent en Albanie. Les parents d’un des prévenus sont également attraits devant le tribunal, car, lors d’une perquisition de leur domicile, on a retrouvé 10.000 euros dans une enveloppe. Pourtant tous deux émargent au CPAS. Quand on les interroge, la dame parle d’un immeuble loué en Albanie dont elle tirerait des revenus. Or, dans le cadre d’une commission rogatoire qui a mené les enquêteurs jusqu’en Albanie pour poursuivre leurs investigations, ils iront visiter l’immeuble prétendument loué, qui s’avérera être en ruines. Autre recherche effectuée sur place: celle concernant l’utilisation présumée de faux documents pour obtenir la nationalité belge. En effet deux des prévenus ont manifestement produit de fausses déclarations de naissance pour bénéficier du statut de MENA (mineur non accompagné) lors de leur arrivée en Belgique. L’enquête en Albanie a permis d’établir la réalité de la fraude.
Il faut savoir qu’une partie de cette bande a déjà été serrée pour plantation de cannabis à grande échelle, infraction pour laquelle ils n’avaient écopé que de peines de travail et de confiscations. Dans son réquisitoire sur les peines, le procureur fédéral est cette fois bien plus sévère, insistant sur l’absence de justification (notamment le fait de consommer), le caractère criminel et dangereux pour la société de cette activité et la récidive. Il requiert donc 15 ans de prison pour celui qui semble à la tête de cette organisation criminelle internationale structurée, mais aussi l’interdiction de gérer des débits de boissons à titre définitif, des peines pour fraude du droit à la nationalité, ainsi que de lourdes amendes pénales et des confiscations équivalentes à plusieurs centaines de milliers d’euros.
Ça sert à quoi tout ça?
Toujours dans l’article de La Libre Belgique, le journaliste Jacques Hermans interrogeait une criminologue de l’Université de Gand, Charlotte Colman, qui s’est penchée sur le Stroomplan, censé mieux articuler le travail du parquet, de la douane, de la police locale et fédérale à Anvers. Visiblement la guerre menée contre la mafia de la cocaïne tourne vinaigre dans la ville de l’Escaut, avec des explosions et des fusillades à répétition dans certains quartiers sensibles et une mise en cause des méthodes de son bourgmestre, Bart De Wever. À la question de savoir s’il ne faudrait pas plutôt légaliser certaines drogues, la chercheuse est prudente, demandant de réfléchir aux conséquences d’un tel changement de politique et arguant du fait qu’il existe peu d’études sur lesquelles on pourrait s’appuyer pour entériner une telle option. Pourtant, concernant le cannabis, cette étape de la réflexion semble être bel et bien dépassée pour un certain nombre de pays.
Au vu des innombrables poursuites, enquêtes, commissions rogatoires, procès pour trafics de cocaïne et du nombre non moins important de détenus pour des infractions liées à la drogue, on peut se demander, malgré le travail en profondeur effectué par le parquet fédéral et les services de police, si ce jeu du chat et de la souris a du sens, vu l’ampleur du trafic et de ceux qui passent à travers les mailles du filet.
En savoir plus
Relisez notre dossier «Répression des drogues: peine perdue», Alter Echos n°465, juillet 2018, Marinette Mormont.