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Regard critique · Justice sociale

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« Ne nous servons pas d’un cas particulier pour clouer au pilori les institutions et les classes défavorisées »

Mi-novembre, une enquête de la VRT soulevait des dysfonctionnements au sein du CPAS d’Anderlecht, accusé de clientélisme, d’enquêtes sociales approximatives et d’un octroi trop laxiste des aides sociales. Dans une opinion publiée peu après, Christine Mahy, secrétaire générale du Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté, appelait à prendre en considération les difficultés du travail social, autant qu’à une mise en garde sur « l’écran de fumée » qui entoure la réalité de l’aide sociale.

Alter Echos : Suite aux dysfonctionnements révélés par la VRT, vous appelez à la prudence et à ne pas tirer de conclusions hâtives. Dans quelle direction serait-il juste de rediriger le débat d’après vous ?

Christine Mahy : Tout d’abord, il ne faut pas faire d’une situation particulière une généralité : ne nous servons pas d’un cas particulier pour clouer au pilori les institutions et les classes défavorisées. Ne laissons pas penser que les gens poussent la porte du CPAS par gaieté de cœur, qu’ils s’y complaisent et en abusent. Ensuite, le CPAS traverse une surcharge de travail qui fait écho à une tension générale, quantitative et qualitative. Les services sont surchargés, parce qu’on leur délègue de plus en plus nos politiques publiques, alors que ces institutions devraient être résiduaires et avoir le temps de travailler avec calme et sérénité. Nous ne jetons donc pas la pierre aux travailleurs, mais nous appelons à étudier sérieusement cette institution en grande difficulté et en manque de liberté, d’autonomie de travail et de personnel.

AE : Dans votre opinion vous citez « l’écran de fumée » qui recouvre la réalité de l’aide sociale. Pouvez-vous développer ? 

CM : On a tendance à expliquer de façon simpliste que les milieux défavorisés abuseraient de leurs droits, et que les institutions seraient trop laxistes. Mais cette idée cache d’autres réalités : la gravité de l’état de nos institutions, du démantèlement de certains droits essentiels comme le droit au travail ou le droit au chômage. Par exemple, la proposition du gouvernement de supprimer les allocations de chômage au bout de deux ans pour les chômeurs longue durée est-elle même un écran de fumée, qui empêche d’étudier en profondeur la problématique ou de comprendre que parmi cette population, de nombreux chômeurs travaillent sur des missions ponctuelles qui ne leur permettent pas de sortir de la situation de chômeur longue durée. Nous devons aussi interroger le marché du travail et la qualité des emplois proposés. Par ailleurs, ces politiques ont un risque : par l’affaiblissement de la sécurité sociale, provoquer le basculement des populations vers les CPAS, parce qu’elles ne seront plus en mesure de se soigner, de se chauffer, de s’alimenter correctement. Et par conséquent reporter sur les budgets communaux un appauvrissement accru, et fragiliser un peu plus les institutions et les populations.

Par ailleurs, ces politiques ont un risque : par l’affaiblissement de la sécurité sociale, provoquer le basculement des populations vers les CPAS, parce qu’elles ne seront plus en mesure de se soigner, de se chauffer, de s’alimenter correctement. Et par conséquent reporter sur les budgets communaux un appauvrissement accru, et fragiliser un peu plus les institutions et les populations.

AE : Si la polémique actuelle pointe du doigt un laxisme dans l’attribution des aides, la réalité du non recours au droit ne serait-elle pas un enjeu de plus grande envergure, pourtant plus délaissé ?

CM : Le non-recours aux droits est avéré. Certains chiffres l’estiment à environ 30%, souvent au-delà. Les raisons sont multiples. Certaines personnes ne connaissent pas l’existence des aides, sont dépassées par la complexité administrative ou ne demandent pas la totalité des aides auxquelles ils auraient droit. En parallèle, une partie de la population se prive de ses droits par une forme d’auto-censure. À force d’entendre que les demandeurs d’aides sont des profiteurs, les personnes en difficulté s’en privent pour ne pas donner raison à ce discours : elles se privent de leurs droits pour ne pas être pointées du doigt, ou par sentiment de honte. Enfin, certaines personnes refusent de retourner au CPAS par sentiment d’avoir été mal reçues, symptomatique d’une forme « d’américanisation » de l’action sociale : chercher au fil des entretiens à trouver une faille chez le demandeur, afin de minimiser l’aide ou lui faire comprendre qu’il n’en a pas besoin. Ce processus est aussi une source de souffrance chez les travailleurs sociaux, qui sont pris dans une mécanique contradictoire entre leur déontologie, leur volonté de maintenir le sens de l’action sociale, et l’évolution de leur travail.

Le non-recours aux droits est avéré. Certains chiffres l’estiment à environ 30%, souvent au-delà.

AE : Peut-on craindre pour la pérennité du travail social au vu des résultats des dernières élections, favorisant largement la droite ?

CM : Avec le futur gouvernement, nous pouvons nous inquiéter sur la tendance à opposer un monde marchand qui serait vertueux, produirait des ressources qui rejailliraient sur la société (ce qui est très discutable), au monde « non marchand », celui des travailleurs sociaux, des éducateurs et animateurs socio-culturels, qui coûterait beaucoup et ne rapporterait rien. Or, on oublie que ce travail « non-marchand » participe à l’organisation de la société, mais surtout porte des pans entiers de réalité, de vie, de populations qui demandent à être respectées. Voire, que ce travail « non-marchand » fabrique de la réparation sociale, pour ceux qui sont tombés en bas de la table des droits. Enfin, nous pouvons nous inquiéter de la volonté de gérer les populations en difficulté par le contrôle et la sévérité, plutôt que cheminer ensemble dans un processus d’émancipation et d’inclusion. En clair, nous pensons que plutôt que de proposer des économies sur les épaules les plus étroites, il serait plus juste de faire contribuer les épaules plus larges, qui seraient en capacité de contribuer davantage à la justice sociale.

Or, on oublie que ce travail « non-marchand » participe à l’organisation de la société, mais surtout porte des pans entiers de réalité, de vie, de populations qui demandent à être respectées. Voire, que ce travail « non-marchand » fabrique de la réparation sociale, pour ceux qui sont tombés en bas de la table des droits.

AE : Vous résumez très simplement cette problématique dans la conclusion de votre carte blanche, en évoquant le risque de « flatter l’égoïsme social de toutes celles et ceux qui, ayant plus qu’assez mais voulant néanmoins toujours plus, trouvent que ceux qui ont des moyens notoirement insuffisants en ont toujours trop ».

CM : Absolument, parce que nous assistons à une mise en opposition entre les populations, renforcée par le climat pré-électoral : ceux qui possèdent trouvent que ceux qui demandent sont abusifs, et ne veulent pas qu’ils en aient plus. Là où ça devient violent et pervers, c’est que l’on parvient à opposer des milieux clairement défavorisés et précarisés à une classe moyenne fragile, qui a tout juste le minimum, qui sort à peine la tête hors de l’eau, et qui ne réalise pas qu’elle se bat contre ceux qui ne sont pas loin de ses conditions. En parallèle, on observe un durcissement des pouvoirs locaux et fédéraux, qui deviennent de plus en plus exigeants envers des populations en grande précarité qui ne sont tout simplement pas en capacité d’y répondre.

Paul Labourie

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