En passant par le rond-point Schuman, cœur névralgique du quartier européen à Bruxelles, on ne peut pas la manquer. Elle occupe, fière, même un brin pompeuse, tout un pan du colossal Berlaymont, le siège de la Commission. Elle est si grande qu’elle fait tourner les têtes, elle est si mystérieuse que, forcément, elle questionne passants, cyclistes comme automobilistes. Mais que diable se disent-ils donc, en se retrouvant nez à nez avec la nouvelle bannière, immense, qui habille le QG de l’exécutif européen? Mystère, car en étant simplement estampillée «Next Gen EU», cette parure ne brille franchement pas par sa clarté. L’étendard précédent, accroché jusqu’au mois de mai, était un tantinet plus parlant: «Next Generation EU», y lisait-on. Il faut maintenant se contenter d’un «Next Gen EU» – et bien malin est celui qui sait parfaitement de quoi il en retourne…
Le chantier «Next Generation EU» s’est pourtant imposé (un peu malgré lui…) comme le projet phare de la Commission européenne, présidée, depuis décembre 2019, par l’Allemande Ursula von der Leyen. En fait, «Next Generation EU» n’est autre que le nom qui a été choisi pour le pharaonique plan de relance européen post-pandémie de Covid-19, d’un montant astronomique de quelque 750 milliards d’euros. Et si les superlatifs ne manquent pas, c’est parce qu’en effet, le plan est particulièrement ambitieux: pour la première fois, les 27 États membres de l’Union européenne (UE) ont accepté de s’endetter en commun (en laissant la Commission européenne émettre des obligations au nom des pays européens, qui devront rembourser ces montants par la suite). «Il fallait bien une crise de l’ampleur d’une pandémie mondiale pour parvenir à tel niveau de solidarité», constate Grégory Claeys, économiste au sein du think tank bruxellois Bruegel. Au total, ce sont 390 milliards d’euros de subventions et 360 milliards d’euros de prêts qui doivent être accordés aux États membres de l’UE par le biais de ce plan de relance inédit.
La pièce «sociale» manque au puzzle
Mais au-delà des chiffres, c’est sur la manière dont le plan «Next Generation EU» – ou «Next Gen EU», puisque l’on commence à bien se familiariser avec cette grosse machine… – pourrait façonner l’avenir de l’UE qu’il faut se pencher. La Commission d’Ursula von der Leyen, qui, depuis son entrée en fonction, ne jure que par les transitions «verte» et «numérique», a pris soin de faire coïncider la relance avec ses deux grandes priorités. En d’autres termes, il n’est donc pas question pour l’Europe de laisser les États membres décider comme bon leur semble de la manière dont ils disposeront des fonds communautaires.
Au contraire, les négociateurs du plan de relance ont clairement indiqué que 37% de l’enveloppe totale allouée à chaque État devra être dédiée à l’écologie, et au moins 20% au numérique. Tous les États membres avaient jusqu’à la fin du mois d’avril (quelques retardataires n’ont d’ailleurs pas tenu ce délai) pour présenter à Bruxelles un plan de relance national dans lequel ils devaient clairement expliquer à quoi serviront les nouveaux fonds qui leur seront alloués. Au sein de la Commission européenne, une «task force» (comprendre: une équipe d’experts en col blanc) a, en ce moment même, la lourde tâche d’évaluer ces multiples plans pour en recommander – ou non – l’adoption par les États membres.
Alors que les objectifs en matière environnementale et numérique sont chiffrés, les ambitions sociales, elles, ne sont pas aussi bien balisées.
Mais dans cette mécanique bien huilée, une pièce manque assez clairement: le social. L’idée (déjà très répandue dans les arcanes des institutions de l’UE avant la pandémie) selon laquelle les politiques publiques européennes doivent toutes veiller à «ne laisser personne au bord de la route» et doivent toutes viser à faire de l’Europe un espace plus «juste» et plus «responsable», a beau infuser «Next Generation EU», il n’en reste pas moins que les enjeux sociaux ont assez nettement été laissés de côté. Et pour preuve, alors que les objectifs en matière environnementale et numérique sont chiffrés, les ambitions sociales, elles, ne sont pas aussi bien balisées.
Ne surtout pas compliquer la vie des États membres
«On ne peut pas imaginer que des plans de relance fassent abstraction de la dimension sociale», lance Sofia Fernandes, directrice de l’Académie Notre Europe et experte des questions sociales à l’Institut Jacques-Delors, qui témoigne: «Certains acteurs – notamment les syndicats – auraient aimé avoir un objectif chiffré pour les investissements sociaux, comme on en a dans le domaine écologique et numérique, mais la Commission européenne n’a pas fait ce choix, craignant de trop compliquer la vie des États membres.» La spécialiste ne cache pas qu’elle aussi «aurait aimé avoir un peu plus de clarté» quant à l’intégration des enjeux sociaux dans la relance du Vieux Continent.
Et pour cause, dans sa communication «sur le plan de relance» en date du 27 mai 2020, la Commission européenne disposait simplement «qu’au-delà des efforts constants déployés dans le domaine de la santé, l’Union doit accorder la priorité à la dimension sociale de la crise, notamment par la mise en œuvre du socle européen des droits sociaux». Par le biais de ce «socle européen des droits sociaux» qui date de 2017, l’UE s’est engagée à respecter un ensemble de vingt principes qui vont du droit à l’éducation, à la formation et à l’apprentissage tout au long de la vie jusqu’à l’accès aux services essentiels pour tous les Européens, en passant par l’égalité des sexes, l’équilibre entre la vie privée et professionnelle ou l’accès aux soins de santé.
«Nous devons investir dans la protection et la création d’emplois et la stimulation de notre durabilité compétitive en construisant une Europe plus équitable, plus verte et plus numérique» et «devons réparer les dommages à court terme causés par la crise d’une façon qui représente également un investissement dans notre avenir à long terme», poursuit la Commission européenne, mais là encore, sans dire exactement comment y parvenir.
Investir dans les compétences tout au long de la vie
L’exécutif européen aurait par exemple pu inviter clairement les États membres à investir dans de nouveaux systèmes de formation, partout en Europe, notamment pour les adultes. «La crise a augmenté le taux de chômage et accélère les transitions en cours qui ont très nettement un impact social», souligne Sofia Fernandes, qui rappelle que «certains travailleurs ont perdu ou vont perdre leur emploi, ou le voir redéfini par la transition numérique». La chercheuse estime donc qu’il est important de «garantir que les travailleurs aient les compétences nécessaires» pour pourvoir les postes de demain. «Investir dans les compétences tout au long de la vie est une priorité centrale aujourd’hui», affirme l’experte.
Mais la Commission européenne ne semble pas tout à fait l’entendre de la même oreille. Si en mars dernier, l’institution a dévoilé un nouveau plan d’action afin que le «socle européen des droits sociaux» soit mieux mis en œuvre, dans le plan de relance en revanche, elle ne s’est pas montrée aussi volontaire et dynamique. Des objectifs comme ceux qui sont compilés dans son plan d’action (d’ici à 2030, un emploi pour au moins 78% des 20-64 ans, une participation à des activités de formation pour au moins 60% des adultes chaque année, 15 millions de personnes menacées de pauvreté ou d’exclusion sociale en moins, etc.) auraient très bien pu avoir leur place dans l’un des nombreux paragraphes qui encadrent le fonctionnement du plan «Next Generation EU», mais ils n’y figurent pas.
«La pandémie a des conséquences sociales majeures, notamment pour les jeunes, et il est impératif que les États membres soient à la hauteur pour garantir qu’une génération ne soit pas sacrifiée sur l’autel de la crise sanitaire.» Sofia Fernandes, Académie Notre Europe et Institut Jacques-Delors
Les États membres rattraperont-ils donc le tir par eux-mêmes? Pour Sofia Fernandes, «il est dans leur intérêt de placer les défis sociaux en haut du tableau. La pandémie a des conséquences sociales majeures, notamment pour les jeunes, et il est impératif que les États membres soient à la hauteur pour garantir qu’une génération ne soit pas sacrifiée sur l’autel de la crise sanitaire».
Ne pas se laisser distancer
À la mi-juin, la Commission a levé pour la première fois des obligations (à hauteur de 20 milliards d’euros, avec 2031 pour échéance) afin de financer son plan de relance. Il s’agissait là de la plus grande émission obligataire institutionnelle jamais réalisée en Europe. Dans la foulée, elle a bouclé l’évaluation d’un plan de relance – celui du Portugal, le premier d’une longue série. Paris et Berlin avaient notamment exhorté la Commission européenne à étudier «au plus tôt» les plans de relance nationaux pour éviter que l’UE ne se fasse distancer par la Chine et les États-Unis dans la course à la relance. «La Commission émet de la dette et celle-ci va être utilisée pour procéder à des versements aux différents pays, en fonction de leurs besoins, selon des critères bien définis», précise l’économiste Grégory Claeys, rappelant le principe de base du plan, qui repose sur une vision simple – mais aussi minimaliste – de «l’Europe sociale»: «Plus on a été touché par la crise, plus on a de chômage et plus on a d’aides.»
«C’est bien d’avoir un plan de relance, mais ce n’est qu’un début: place désormais à la mise en œuvre!» a lancé Ursula von der Leyen lorsque l’UE venait de lever ses premiers milliards dans le cadre du plan. C’est donc au cours des prochaines semaines que l’on pourra vraiment estimer à quel point l’Europe de demain – celle des «générations futures», de la fameuse «Next Gen EU» – sera une «Europe sociale» ou pas.
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Lire aussi dans ce numéro: «Plan de relance: la ruralité craint d’être oubliée», par Robin Lemoine.