Nicolas Hemeleers est architecte. Il est fondateur de l’agence d’urbanisme Citytools. Depuis plus de vingt ans, il s’intéresse aux «modes de production de la ville», d’abord au sein de l’association Disturb et, depuis peu, au sein d’un collectif informel d’architectes – G99 – qui milite pour davantage d’encadrement des projets urbanistiques. Il porte un regard original, parfois provocateur, sur l’histoire urbanistique et architecturale de Bruxelles… et sur son monde associatif.
Alter Échos: Dans les années 2000, vous militiez dans une association d’architectes qui souhaitait repenser la ville…
Nicolas Hemeleers: Avec Thierry Decuyper, architecte bruxellois, nous avions fondé l’association Disturb. C’était au moment de la destruction de la tour Rogier, dans un contexte de prise de conscience au sujet des pratiques urbanistiques. Nous constations qu’elles n’étaient pas très optimales. À Bruxelles, pendant des dizaines d’années, les projets urbanistiques péchaient par leur manque de qualité. La réflexion n’était pas centrée sur l’intérêt général. On parle des années 60, 70, 80. L’architecture était fonctionnaliste, couplée à une idéologie capitaliste qui laissait libre cours au marché, à la logique de spéculation immobilière. Ces deux dimensions ont abouti à des projets qui ont déstructuré la ville.
AÉ: Pouvez-vous nous donner quelques exemples?
NH: Le quartier européen ou le quartier Nord. Ce sont deux espaces dans lesquels il n’y a eu aucun encadrement public efficace, aucune vision globale. Liberté totale au marché. Cette déstructuration de la ville s’accompagne d’une première vague de contestation. Des associations réclament un retour à une ville plus humaine, tant formellement que dans la logique de construction des projets. À Bruxelles, c’est la naissance de l’Atelier de recherche et d’action urbaines (Arau). Le maître mot: les habitants sont victimes de projets qui les dépassent. C’était une question très pertinente à l’époque. Il y avait un problème d’inclusion citoyenne et les projets se réalisaient de manière très violente. Cette première génération a obtenu des formes d’inclusion des habitants. Les permis d’urbanisme s’accompagnent ensuite d’enquêtes publiques, d’informations des citoyens. Tout cela a été mis en place dans les années 80 et 90.
AÉ: Ces mouvements ont donc eu un impact très concret?
NH: Dans les années 90, on entre peu à peu dans une logique de réparation de la ville. On commence à construire des projets dans une philosophie plus inclusive. Prenons les contrats de quartier. Au lieu d’avoir un projet défini par un ministre et mis en œuvre sans concertation, avec un architecte désigné de manière opaque, on inverse la logique. On identifie une zone dans laquelle il y a des problèmes socio-économiques structurels. On définit un périmètre d’intervention et on va intervenir sur le logement, sur les équipements, sur l’espace public, sur les actions sociales et économiques. On intervient sur des chancres, là où la ville a été abîmée, dans des espaces publics en mauvais état. Ça se prolonge aujourd’hui et c’est le seul outil urbanistique qui fonctionne aujourd’hui à Bruxelles.
AÉ: Les années 90 sont aussi celles de projets très décriés, comme celui du quartier de la gare du Midi…
NH: C’est un peu le dernier gros projet urbain vraiment très très très foireux. Les expropriations sont mal organisées, les habitants ne sont pas consultés. C’est un traumatisme pour tout le monde.
AÉ: Pour vous, les contrats de quartier sont la panacée pour répondre aux défis urbains de Bruxelles?
NH: Ils sont pertinents mais ne suffisent pas. Des enjeux se posent à une échelle plus importante. À un moment donné, quand 40.000 personnes attendent un logement social, on ne peut pas se contenter d’une politique qui produit 20 logements sociaux par contrat de quartier et quelques petits parcs alors que le besoin d’espaces verts dans les zones centrales de la ville est très fort. Dans le quartier nord ou le quartier maritime, plusieurs contrats de quartier coexistent, ils ne résolvent pas de manière structurelle les problèmes des quartiers. La question principale est celle de l’échelle. La vision de la ville véhiculée par ces contrats de quartier est parfois trop renfermée sur l’horizon étriqué d’un petit périmètre. La transparence des décisions pourrait aussi être améliorée.
AÉ: Les contrats de quartier sont parfois accusés par le monde associatif de «gentrifier» des pans entiers de la ville, et donc de chasser les catégories populaires. Qu’en pensez-vous?
NH: Je ne souscris pas du tout à cette idée. On critique la rénovation urbaine avec les mêmes mots que dans les années 70 – on parle parfois de violences, on sous-entend que ces contrats se font sans concertation des habitants. C’est de la malhonnêteté intellectuelle. La situation a beaucoup changé, dans le cadre des contrats de quartier en tout cas. On prend une théorie – la gentrification – qui a été pensée pour des villes dans lesquelles les phénomènes de transformation des territoires ont été radicaux (Paris, New York, Londres), et on la transpose à Bruxelles. La gentrification y existe aussi. Mais on ne peut pas dire que les contrats de quartier ont pour objectif de la créer. Le projet n’est pas celui-là. La philosophie, c’est de mettre des équipements dans des quartiers qui n’en ont pas, de créer du logement social pour des populations défavorisées, d’élaborer des projets d’amélioration du cadre de vie pour que les gens restent dans leur quartier. Il suffit d’étudier les statistiques sociodémographiques de la Région pour constater qu’il n’existe pas de phénomène de gentrification massive. Si c’était le cas, on n’aurait que des yuppies à Molenbeek ou à Cureghem. La vraie problématique, c’est l’incapacité de la Région à produire du logement social et à le produire de manière structurelle.
AÉ: Vous voyez donc d’un œil positif les phénomènes de gentrification qui existent par endroits à Bruxelles?
NH: Je trouve étrange que certaines associations, comme Inter-Environnement Bruxelles (IEB), critiquent des processus qui viennent en aide aux populations dans des quartiers défavorisés sous l’angle de la gentrification et de la pression sur le marché immobilier. On les entend peu se positionner pour la création de logement social en deuxième ou troisième couronne. Bruxelles pour moi doit être une ville mélangée dans laquelle toutes les classes sociales ont le droit de cité.
AÉ: Vous demandiez dans les années 2000 davantage d’encadrement des pratiques urbanistiques…
NH: Nous demandions davantage d’encadrement, sans pour autant rejeter toute modernité ni occulter le passé de la ville. Dans les années 2000, l’Arau radote complètement. Elle se focalise sur une vision patrimoniale et historisante de la ville. Pour eux, la ville doit être développée dans une logique de retour au XIXe. C’est une idéologie hyperconservatrice qui vise à bloquer tout projet nouveau et un peu moderne. Ma génération pose un autre regard: oui il y a eu de la violence dans les projets urbanistiques des décennies passées. Mais il en a découlé une production architecturale qui a sa valeur, ne serait-ce qu’historique. Il faut arrêter de s’autoflageller. Il faut prendre chaque génération de production de la ville et les redéfinir par rapport aux enjeux actuels. Au niveau des modes de production, nous affirmons qu’il faut revenir à des projets à plus grande échelle.
AÉ: Les années 2000 voient des changements importants dans la façon de concevoir la cohésion urbanistique…
NH: Trois dimensions de gestion publique vont être mises en place. D’une part, la fonction de maître architecte (bouwmeester) est créée dans la Région bruxelloise. Son but est d’accompagner les pouvoirs publics et, dans l’idéal, les projets privés, sur les questions de cohérence architecturale. Deuxième point important: la création d’une agence d’urbanisme (Perspective). C’est un organe qui est capable de faire de l’urbanisme proactif, d’anticiper les évolutions de la ville, d’objectiver la situation et de faire des propositions de vision et de mise en œuvre. C’est quelque chose qui n’existait pas. Troisième volet: un aménageur. Un opérateur public capable de faire de la maîtrise d’ouvrage dans l’intérêt général. C’est la Société d’aménagement urbain. Avec ces trois entités, on augmente la palette d’action des pouvoirs publics. Elles permettent d’encadrer le marché. Leur efficacité peut être critiquée, l’encadrement des pratiques du privé pourrait être plus volontariste, mais ces outils existent.
AÉ: À vous écouter, les évolutions sont très positives. Pourtant les projets urbains ou immobiliers qui font polémique sont légion. Tour et Taxis, Neo, etc.
NH: Prenons l’exemple de Tour et Taxis. Il y a quinze ans, on proposait de démolir l’entrepôt royal pour en faire une salle de concert de 10.000 places, avec des bureaux autour. Sans espaces verts, sans logements, sans mixité. Ce qui est réalisé finalement: une rénovation complète du patrimoine, un espace vert de 10 hectares d’un seul tenant, et des logements. La critique principale reste celle du manque de logements sociaux et les lacunes dans l’inclusion des habitants dans la réflexion. Vous évoquiez aussi le projet Neo au Heysel. C’est très pertinent d’y monter un projet d’envergure. Car la situation actuelle y est catastrophique. Une réflexion sur les grandes fonctions d’équipement à l’échelle métropolitaine, incluant des espaces verts, des logements, sous l’angle de l’ambition d’un pôle historique, c’est intéressant. Le débat porte sur les fonctions, et ce qu’elles génèrent comme contraintes dans l’équilibre financier d’un projet. Je pense notamment au centre commercial. D’un côté, sans ce centre commercial, pas de projet Neo, car il faut trouver un équilibre. De l’autre, le centre commercial est au cœur d’un modèle de développement urbain et sociétal qui n’est plus vraiment d’actualité. Dans le projet Neo aussi, c’est le volet inclusion des habitants qu’il aurait fallu accentuer.