Les 18-25 ans rencontrent d’indéniables difficultés dans leur entrée sur le marché du travail. On a l’abitude de renvoyer ce phénomène àl’idée de « crise » qui, dans les années 70, aurait déréglé l’intégralité du monde du travail, alors qu’avant cet événement, celui-ciassurait facilement l’intégration des jeunes dans la société et l’économie. Il n’en est rien, affirment les deux sociologues françaises Chantal Nicole-Drancourt etLaurence Roulleau-Berger, dans leur tout récent ouvrage Les jeunes et le travail 1950-2000.1
Elles se sont posé deux questions : quels sont les mécanismes qui ont été mis en œuvre, dans les années 50, 70 et puis 90, pour permettre aux jeunes de passerde la scolarité à la vie active? Et comment a évolué le rapport au travail des jeunes? Elles concluent que jamais n’a été organisé l’accèsdirect des jeunes au « noyau dur » du salariat (symbolisé par le CDI temps plein dans un métier valorisé).
Dans les années 50, une grande partie des jeunes ouvriers quittaient l’école sans diplôme et commençaient leur vie professionnelle dans l’artisanat ou dans l’agriculture.C’est à partir de là qu’ils trouvaient éventuellement une mobilité professionnelle qui leur permettait de viser d’autres horizons.
Dans les années qui précèdent le choc pétrolier des 70s, les jeunes sont beaucoup mieux scolarisés et commencent dans des secteurs d’activité plus prochesdes grandes industries de biens et de services, mais encore souvent sur des postes peu qualifiés et des contrats peu stables. L’économie n’est pas capable d’absorber toutes lescompétences produites par la démocratisation massive de l’enseignement. C’est le fonctionnement du marché du travail et des entreprises qui offre des carrières etpermettent la promotion sociale et économique. « Néanmoins apparaissent les signes avant-coureurs d’un malais issu des transformations rapides et profondes de la société.Dès cette époque en effet les jeunes en échec scolaire et les ‘débutants’2 posent la question de la prise en charge de la formation ». Les jeunes sont maintenus à lapériphérie de la production parce que l’école n’assure que partiellement leur formation.
Vues après ce retour sur l’histoire, les années 90 n’apparaissent plus autant en rupture. Le chômage de masse a accru la concurrence sur le marché de l’emploi, les formesde travail atypique se démultiplient et se répandent, et les « bons » emplois sont occupés par les 25-40 ans, plutôt des hommes d’origine nationale d’ailleurs. Entrer sur lemarché de l’emploi avant 25 ans, c’est avoir fait des études plus courtes que la moyenne – avoir vécu l’échec scolaire –, et c’est accumuler les risques defaire toute sa carrière au bas de l’échelle des professions.
Les deux auteurs parlent donc, pour la France en tout cas, d’une véritable « tradition de marginalisation des jeunes au travail ». L’entrée en scène des politiques d’insertion etde formation en alternance participe en partie de cette permanence. Leur rôle est longuement discuté par les deux auteurs, qui mettent en avant le concept de socialisationprofessionnelle, c’est-à-dire la formation aux conditions sociales d’exercice du travail.3 Sa nécessité justement était la raison pour laquelle dans la périodeprécédente les jeunes ne bénéficaient pas directement de tous les « avantages du rapport salarial moderne ». Faute d’organiser « simultanément la dimension sociale etprofessionnelle de l’insertion », avec l’entreprise, nos pays cotinueraient à « faire payer le prix de la crise à leur jeunesse ».
Les auteurs prennent parti dans le débat qu’elles ouvrent : « La question sociale des jeunes se pose moins en termes d’emploi qu’en termes de socialisation au travail ». Ce qui manque auxjeunes, c’est avant tout « des espaces d’accueil pour expérimenter ». Reste à savoir si la question peut se résoudre de la même manière dans un pays comme la Francequi a dans les 8% de chômage juvénile à temps plein, alors qu’en Belgique on est à 17,6% pour les 18-25 ans en 2000.
Reste à savoir comment les jeunes vivent leur entrée problématique sur le marché du travail. Le salariat des années 90 se renforçant dans son noyau dur ets’étiolant en diverses « zones d’emploi spécifiques », atypiques, le travail salarié perd de sa « valeur morale » mais « la rémunération en argent reste lecritère de l’utilité sociale de l’individu. »
Là où il y a rupture dans les années 90, c’est que l’intérêt économique du travail pour les jeunes en situation précaire n’est plus automatiquementlié aux autres « composantes du rapport au travail » : les relations sociales auxquelles il donne accès, et ses avantages symboliques (reconnaissance, sentiment d’utilité, etc.)Les manières de faire des choix par rapport au travail deviennent très diverses. Au point que le fait de passer du temps dans des activités culturelles et sportives, lesactivités informelles voire illégales, les stages non rémunérés, etc. – tous ces « espaces intermédiaires difficiles à appréhender »–, font pour les auteurs partie de ce qu’on doit aujourd’hui considérer comme du travail, au même titre que des activités plus classiques dans des contrats plus ou moinsatypiques. Domination, disqualification, discrimination, peuvent se traduire en « assignation à la précarité », en adaptation ou en résistance. Les fonctions desprofessionnels de l’éducation et de l’insertion peuvent leur permettre de relier ces « espaces publics autonomes » des jeunes aux « mondes légitimés de la production ».
1. Ch. Nicole-Drancourt et L. Roulleau-Berger, Les jeunes et le travail 1950-2000, sorti en avril aux Presses universitaires de France, 266 p., 139 FF.
2. Les « débutants » sont les travailleurs au moment où ils entament leur parcours professionnel, quel que soit leur âge. La différence entre « jeunes » et « débutants »s’accroît avec l’allongement de la scolarité.
3. Cette partie des arguments est difficilement transposable comme telle à la Belgique où, en tout cas pour l’alternance, l’initiative des partenaires sociaux sectoriels resterelativement déterminante pour la division des rôles entreprise-école.
Archives
"Nicole-Drancourt : l’entrée des jeunes dans l’emploi a toujours été progressive"
Thomas Lemaigre
07-05-2001
Alter Échos n° 97
Thomas Lemaigre
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