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Communication

Le sans-abrisme, version choc

Pour sensibiliser, les associations doivent-elles aller de plus en plus loin ? Solidarité Grands Froids a lancé une parodie du site Airbnb, en louant des emplacements occupés par des SDF. Une opération qui a permis à l’association d’attirer de nouveaux donateurs.

Le site «notfairBnB», un matelas cradingue en location ?

Pour sensibiliser, les associations doivent-elles aller de plus en plus loin? Solidarité Grands Froids a lancé une parodie du site Airbnb, en louant des emplacements occupés par des SDF. Une opération qui a permis à l’association d’attirer de nouveaux donateurs.

«Un matelas rose boulevard Anspach» ou «un petit château en carton gare du Nord» pour profiter du meilleur de Bruxelles seul ou en amoureux? C’est l’offre atypique proposée par Notfairbnb, un site créé fin décembre par l’association Solidarité Grands Froids. En réalité, ce «site web choc» – comme le dit le communiqué de presse – est une parodie de la plateforme de séjours en ligne qui, à la place d’appartements à couper le souffle pour 90 euros la nuit, offre des emplacements sur les trottoirs. Son slogan: «Vivre où personne n’a envie de vivre.»

Chaque hébergement est accompagné d’un descriptif au ton cynique et d’un tarif à la nuitée. Notfairbnb joue l’effet de surprise pour confronter les visiteurs à la problématique des sans-abri et pour leur donner la possibilité d’apporter un soutien financier à l’association.

«Ce site est né pour sensibiliser le citoyen à cette problématique. Les gens en ont un peu marre de voir les mêmes images chaque année. À un moment donné, on ne fait plus du tout attention», explique Cynthia Simpson, présidente de Solidarité Grands Froids.

Dès son lancement, la campagne a fonctionné, «même très fort», et en très peu de temps, «on a récolté 7.000 euros en 3-4 jours», précise Cynthia Simpson. Depuis, ce sont plus de 40.000 visites sur le site. Quant au type de donateurs, ce sont surtout des jeunes. «Le site a attiré un nouveau groupe de donateurs. Le donateur classique a normalement 50 ans et plus. Il donne au moins pour avoir une attestation fiscale. On voulait trouver un autre type de soutien et sensibiliser les plus jeunes à la cause du sans-abrisme. Le meilleur moyen pour les sensibiliser, c’est d’aller sur le web.» L’association ne compte pas s’arrêter là. Le site restera ouvert toute l’année et cherchera à se rappeler au bon souvenir des bienfaiteurs et des médias dès l’approche des vacances. «On se bat quotidiennement pour rappeler que les SDF, ce n’est pas que durant le temps hivernal. Dans les médias, on en parle du 15 novembre à fin mars alors qu’on travaille toute l’année avec les sans-abri.»

«On tient en faisant des campagnes particulières, en communiquant différemment. Cela donne aussi un nouveau souffle.», Cynthia Simpson, présidente de Solidarité Grands Froids.

Derrière cette campagne, il y a aussi une agence de pub, TBWA. Et un coût: 50.000 euros. Il n’a pas été pris en charge par l’association. «Une personne de TBWA est venue à une de nos réunions. Elle a trouvé notre initiative sympa et en est devenue membre. Un mois après, elle est venue avec cette idée», continue la présidente de l’association qui a d’autres idées avec l’agence. «Pourquoi ne pas aller vivre quelques jours dans la rue comme un sans-abri? On veut donner une suite à ce projet. Notfairbnb ne doit pas être un ‘one-shot’ ni une campagne classique telle qu’on la voit ailleurs avec les clichés sur les sans-abri en hiver. Cela ne marche plus. De plus en de plus d’associations ont du mal à survivre ou n’arrivent plus simplement à garder des bénévoles sur la longueur. Il y a très peu de monde qui tienne réellement la route. On tient en faisant des campagnes particulières, en communiquant différemment. Cela donne aussi un nouveau souffle.»

SDF à louer

Une autre association, DoucheFlux, a aussi osé la différence avec l’opération «SDF à louer». C’était en novembre 2016. Derrière le nom provocateur se cache une idée innovante. L’association se chargeait de jouer les intermédiaires entre les sans-abri et ceux qui souhaiteraient les engager pour leurs projets sociaux ou culturels. DoucheFlux en avait eu l’idée après avoir reçu plusieurs demandes de personnes qui cherchaient des SDF pour faire de la figuration ou participer à un projet de témoignages. Mais pour le président de DoucheFlux Laurent d’Ursel, il n’était pas question d’engager des sans-abri sans les rétribuer si le projet auquel ils participent génère de l’argent. «DoucheFlux permettait donc d’encadrer tout ça, fonctionnant en quelque sorte comme une agence de mannequins, en prenant, comme un vrai professionnel, 5% de commission pour faire le contrat», explique-t-il. «Cette campagne ne s’inscrivait pas dans une volonté de choquer. Ce n’était pas non plus une campagne destinée au grand public pour provoquer un électrochoc dans les consciences», ajoute Laurent d’Ursel. Quelques mois après le lancement de l’opération, la page «SDF à louer» a été supprimée du site de l’association. «Ce n’est que temporaire. Elle sera rétablie, mais quelques membres de notre conseil d’administration ont trouvé que notre message était mal présenté et trop ambigu», poursuit-il.

Christian Dehors, Yves Sans Logement… On reste toujours dans le mannequinat, mais en France cette fois. En 2015, l’association Aurore, qui lutte contre l’exclusion et la précarité, lançait à Paris une campagne d’affichage efficace: «Ayons l’élégance d’aider ceux qui n’ont rien.» Conçue et offerte par le publiciste Rémi Noël, elle détournait les marques de luxe pour forcer le citoyen à regarder ceux qu’on ne regarde plus, à force de les voir, et dénoncer ainsi une situation inacceptable. L’association Aurore rappelait qu’avec la fermeture des places hivernales d’hébergement, des milliers de personnes étaient de retour dans la rue.

«C’est assez malin: cela touche juste, permet d’avoir un relais médiatique, d’atteindre les gens dans leur vécu, notamment les plus jeunes», Sophie Pochet, professeure à l’Ihecs et spécialiste de l’éthique publicitaire

Pour Sophie Pochet, professeure à l’Ihecs et spécialiste de l’éthique publicitaire, les associations souffrent de saturation publicitaire tout autant que les marques commerciales classiques. «Quand on commence à utiliser les ressorts publicitaires pour des associations comme ce fut le cas avec la campagne d’affichage d’Aurore, pour la ‘bonne cause’, le reproche systématique est celui de la culpabilisation, celui de ne pas créer de lien ou de simplifier à outrance. La pub est un support furtif, peu efficace pour ce genre de situations complexes», explique Sophie Pochet. «Par contre, une campagne comme Notfairbnb explicite, grâce à son support digital, la démarche par rapport à une campagne de pub classique. Là, où une com choc risquerait de lasser, ici, on renouvelle la communication. C’est assez malin: cela touche juste, permet d’avoir un relais médiatique, d’atteindre les gens dans leur vécu, notamment les plus jeunes. Puis, c’est ludique, en tirant le concept jusqu’au bout, en rendant le don assez sympa comme si on réservait une chambre.» Mais la spécialiste prévient: «Sur le long terme, est-ce que ce sera efficace? Cela reste à voir.»

Autre avis, celui de Renaud Maes, spécialiste de la psychologie des organisations. À l’entendre, le désengagement de l’État amène à une concurrence terrible des causes entre elles. «Cela amène à des stratégies de communication qui visent à se distinguer des autres. Un des moyens évidents, c’est d’avoir recours à des campagnes qui sont de plus en plus choquantes.» Selon lui, il y a aussi une habituation générale du public à des discours de plus en plus rapides et immédiats, à des images de plus en plus frontales qui permettent sur de très courts laps de temps de susciter une réaction. «Il n’y a pas de raison que les campagnes des associations ne s’inscrivent pas dans ce phénomène. Jusque-là, on avait une vieille tradition de travail de campagne de long terme, héritée de la structuration en piliers. Cette tradition est balayée par la nécessité d’une accélération du discours. Cela incite à aller vers des messages chocs.»

Puis, aux yeux du spécialiste, il y a de plus en plus une incapacité à penser la dimension collective autrement que comme une contrainte. Donc une incapacité à positiver a priori les mécanismes de solidarité organisés. «Cela se sent très fort quand on fait des enquêtes auprès des donateurs: un des critères importants, c’est le sentiment de contrôler où va l’argent, de savoir à quoi il sert. Ce contrôle amène à mettre en spectacle des situations particulièrement dures, mais qui vont susciter ce réflexe de dons avec l’assurance d’un résultat lié à un but défini.»

En savoir plus

«Les SDF ne meurent pas forcément… de froid», Alter Échos n°401, Marinette Mormont, 29 avril 2015.

www.notfairbnb.be

Pierre Jassogne

Pierre Jassogne

Journaliste (social, justice)

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