C’est en posant cette question audacieuse, voire provocante, que « Lire et Écrire »1 a fêté ses 25 ans d’existence, les vendredi 5 et samedi 6 septembresur le campus du Ceria. Une question, dérangeante mais non dénuée de fondements, à laquelle une dizaine d’experts, chercheurs, travailleurs sociaux et acteurspédagogiques, ont tenté de répondre pendant ces deux jours.
En partant tout d’abord d’un constat : 10 % des personnes adultes de Wallonie et de Bruxelles se trouvent aujourd’hui en grande difficulté par rapport à la lecture età l’écriture, tout comme aux savoirs dits de base. Ils sont également « 7 % d’enfants à quitter l’école primaire sans certificat d’études de base» et encore « 16 000 adultes à s’engager chaque année dans une formation en alphabétisation », comme l’a rappelé l’association à l’ouverture ducolloque.
Des chiffres évidemment trop élevés pour Lire et écrire qui tenait précisément à les rappeler à l’occasion de la Journéeinternationale de l’alphabétisation, lundi 8 septembre. Difficile pour autant de cerner précisément la réalité de l’illettrisme en Communautéfrançaise. Les études manquent et les données disponibles sont souvent « mauvaises » comme l’ont d’emblée pointé certains intervenants. Mauvaises cartrop peu disertes sur le mécanisme de l’analphabétisme et le poids des inégalités sociales, scolaires et culturelles dans ce phénomène.
Mais l’obstacle des statistiques n’est pas le seul. Les causes précises de l’illettrisme, autre enjeu du colloque, sont évidemment elles aussi difficiles à percer. Et aussidiverses que le sont les parcours des « apprenants ».
Anne Vinérier, docteur en sciences de l’éducation à Lille, s’est longuement penchée sur leurs profils. Et en a retiré un ensemble de facteurs, entrel’insécurité matérielle et affective dans l’enfance et le manque d’estime de soi qui en découle, le passé familial, le contexte socio-économique de lafamille et même, parfois, la surprotection des parents n’ayant pas insufflé au jeune enfant l’envie d’apprendre.
L’école au centre des débats
Mais le facteur « école » n’est pas loin, une partie des apprenants interrogés s’étant sentis délaissés par l’institution scolaire et « moinsconsidérés » que d’autres enfants n’ayant, eux, pas de difficultés. Autre observation : le sentiment de honte, prégnant chez les apprenants et justifiant engrande partie leur difficulté à entrer en formation. Et, d’abord, à en parler autour d’eux.
Accuser un facteur plus qu’un autre ne tient pas cependant, aux yeux de la chercheuse, car « les mêmes causes ne provoquent pas les mêmes effets ». L’illettrisme, que l’ondoit également définir par la mauvaise maîtrise de l’écrit et de la lecture, et non par l’absence totale de ceux-ci (les illettrés écrivent et lisent plusqu’on ne le pense), serait ainsi davantage une combinaison de ces facteurs.
L’école a toutefois rapidement cristallisé les débats, au Ceria. Et a directement sa part de responsabilité, selon certains intervenants, à l’image de NicoHirtt, enseignant et fondateur de l’Appel pour une école démocratique (Aped)2. Une responsabilité très claire, « le système scolaire belgeétant champion du monde des inégalités socio-scolaires », rappelait-il samedi.
Pour lui, la réponse à l’interrogation de Lire et Écrire serait d’ailleurs assez limpide, Nico Hirtt souhaitant toutefois la poser autrement : la société dela connaissance, modèle sociétal très compétitif prôné notamment par la Stratégie européenne de Lisbonne, a-t-elle besoin d’une écoledémocratique ? « Du point de vue strictement économique, non », a-t-il répondu d’emblée.
Mais, éternel dilemme, il faudrait alors savoir ce que l’on veut faire de l’école : « un instrument au service du marché du travail (et de hiérarchies socialespréservées) ou un lieu d’épanouissement de chacun et d’accès égal aux savoirs ? »
En attendant cette réponse, il faut donc commencer à agir. Et dans un premier temps, sur « la réduction des inégalités spatiales », selon Nico Hirtt,demandant à ce que l’on sorte de la « liberté de choix » des familles et qu’on les contraigne à inscrire leurs enfants dans l’école de leur zonegéographique.
L’organisation de l’école est un axe, mais pas le seul : en effet, les professeurs n’abandonnent-ils pas non plus un peu vite devant les difficultés de leurs élèves ?,se sont également interrogés les acteurs du colloque. Et ne privilégient-ils pas les « meilleurs » ? Jean Bernardin, professeur et animateur du Groupe pourl’éducation nouvelle, le croit et pense qu’il leur faudrait commencer à sortir des « relations d’évidence à leurs intérêts et leurs compétences». Comme se concentrer, outre sur la maîtrise de l’écrit, sur le sens et la compréhension de ces mêmes écrits.
Pour Bernard Rey, professeur à l’ULB, les enseignants pensent d’ailleurs « que les habitudes de pensée sont naturelles et acquises pour tout enfant entrant en primaire ».Elles le sont peut-être pour les « classes moyennes intellectuelles », plus habituées aux logiques de pré-requis mais « pas pour les classes populaires ».Il faudrait donc, selon lui, que les enseignants travaillent justement davantage à la transmission de ces habitudes de pensée.
Faudrait-il donc en déduire que les professeurs contribuent indirectement à la reproduction, de génération en génération, d’une populationillettrée ? L’asbl Lire et Écrire ne veut pas cautionner cette hypothèse, « car les processus de détection des enfants en difficulté existent àl’école ». Certes, « l’école est l’un des facteurs sociaux de reproduction » mais les remèdes ont commencé à se mettre en place, commel’expliquait Jean-Marie Schreuer, co-président de Lire et Écrire : à travers les processus de remédiation, les apprentissages différenciés ou lespropositions de formation initiale des enseignants.
Associer les premiers concernés
Dans ce domaine, impossible donc d’être « noir ou blanc », tranche finalement le co-président. Mais, parce qu’il y a tout de même un mais, le cadre de cesexpérimentations reste trop « vague » voire trop étroit, en n’associant pas encore suffisamment les associations d’apprenants ou même les associations de lutte contrela misère, à l’image d’ATD Quart Monde.
Pour Monique Couillard-Desmedt, volontaire permanente à ATD Quart Monde Wallonie-Bruxell
es3, comme pour Jean-Marie Schreuer, c’est bien cette approche « collective etcomplémentaire », et faisant la part belle à l’expérience des personnes illettrées et à celle des travailleurs sociaux, qui doit aujourd’hui guider lesstratégies de lutte contre l’illettrisme.
À l’école ou ailleurs, qui plus est, c’est-à-dire en associant également les CPAS et le public qu’ils reçoivent. Car une fois sortis de l’école, «peu de gens poussent d’eux-mêmes la porte », rappelait encore Anne Vinérier, précisant que « seules une ou deux personnes illettrées sur cent franchissentaujourd’hui la porte d’un lieu de formation » ou celle d’une association d’apprenants.
En parler donc, en attendant des politiques éducatives plus volontaristes. Pousser la porte des écoles et faire connaître l’expérience des apprenants, c’est ce àquoi s’emploient depuis 25 ans Lire et écrire ou encore l’asbl L’illetrisme, osons en parler4.
Elles se rendent d’ailleurs de plus en plus dans les écoles et expérimentent peut-être quelques recettes magiques de l’école élargie, prônée par IdesNicaise (lire encadré). À savoir, une palette d’activités destinées à redonner envie aux jeunes en difficulté, de replonger dans les lettres, les mots et lesens.
À Verviers, les deux asbl, avec Lézarts Urbains, ont d’ailleurs eu l’idée, en ce début 2008, de préparer un CD avec un petit groupe de jeunes scolarisésdans un Cefa. Mais il a fallu se battre : « avec le directeur du Cefa », dans un premier temps, comme le relatait l’un de ces deux jeunes, qui « ne voulait pas que l’on poursuive». Et depuis ? Depuis, l’album a été produit et présenté au public, il s’appelle De la brume à la plume.
Les pistes prioritaires pour lutter contre l’exclusion scolaire et l’illettrisme
Ides Nicaise, professeur à la KUL et chercheur à l’Institut supérieur du travail (Hiva)5, au département des sciences de l’éducation, a formuléce samedi 6 septembre une série de pistes de travail, pour certaines inspirées d’autres pays, avec succès en l’occurrence. Il faudrait donc dans un premier temps miser sur lepré-scolaire, en sollicitant l’ONE, selon le chercheur flamand, en mettant en place des programmes à base de jeux, de lecture et d’autres activités d’initiation à lalecture. L’Irlande, les États-Unis, les Pays-Bas disposent de tels programmes, pas la Belgique.
Il faudrait ensuite travailler davantage sur la formation initiale des enseignants et instaurer des collaborations précoces avec des écoles de formation d’enseignants. Cesenseignants pourraient aussi se rendre à domicile et jouer avec les tout petits. Cette formation « sociale » existe déjà à Ostende.
Des programmes d’apprentissage en famille, « les stratégies à deux générations » existent encore à Genk ou Turnhout.
Autre piste : renforcer « l’enseignement inclusif », c’est-à-dire la participation de tous les élèves à l’école ordinaire et, à défaut,renforcer l’enseignement spécialisé. Mais « l’enseignement inclusif » n’a pas le vent en poupe… en témoigne « la vive opposition en Flandre, aux projetsd’ouverture du gouvernement ».
Ides Nicaise a encore suggéré que l’on renforce l’apprentissage des plus jeunes dans leur langue maternelle, contrairement à ce qui se fait aujourd’hui en Flandre. Se servirde la langue maternelle aurait le mérite de renforcer les capacités cognitives des enfants et, donc, leurs capacités à se plonger plus facilement dans la langueofficielle. Mais évidemment, « il faut du courage politique pour le faire. »
Le chercheur a également soumis à son auditoire l’exemple néerlandais de « l’école élargie ». Une école qui travaille sur toutes lesdimensions du développement de l’enfant et nourrit toute une série de projets et d’activités, entre break dance et théâtre entre les cours. Un apprentissageinformel qui se répercuterait positivement sur l’apprentissage formel.
Enfin, il conviendrait, selon Ides Nicaise, de renforcer les notions de droits et devoirs : « Droits au soutien scolaire gratuit, aux allocations d’études »… et «au choix de l’école et de la filière d’études ». Devoir de scolarisation, d’autre part. Réfléchir à une obligation de scolarisation dès 3 ans neserait pas une idée farfelue pour Ides Nicaise. De même, il faudrait plancher sur un changement de paradigme. « Ne devrait-on pas aller vers une « obligation de qualification »plutôt que d’en rester à l’obligation d’un diplôme ? », s’est ainsi interrogé le chercheur. Résumant en quelques lignes sa pensée : « êtreplus ambitieux pour les plus faibles. »
1. Lire et Écrire Communauté francaise :
– adresse : rue Antoine Dansaert, 2a à 1000 Bruxelles
– tél. : 02 502 72 01
– courriel : lire-et-ecrire@lire-et-ecrire.be
– site : http://communaute-francaise.lire-et-ecrire.be
2. Aped (Appel pour une école démocratique) :
– adresse : avenue des Volontaires, 103 à 1160 Bruxelles
– tél. : 02 735 21 29
– courriel : aped@ecoledemocratique.org
– site : www.ecoledemocratique.org
3. ATD Quart Monde Belgique :
– adresse : avenue Victor Jacobs, 12 à 1040 Bruxelles
– tél. : 02 647 99 00
– site : http://www.atd-quartmonde.be
4. L’illettrisme osons en parler :
– adresse : boulevard de Gérarchamps, 4 à 4800 Verviers
– courriel : osons-en-parler@hotmail.com
5. Hiva ( Hoger instituut voor de arbeid) :
– adresse : parkstraat, 47 à 3000 Leuven
– tél. : 016 32 33 33
– courriel : hiva@kuleuven.be
– site : www.hiva.be