De beaux mots permettent souvent de cacher d’horribles projets d’aménagement des espaces publics. Au milieu du 20e siècle, la Grand-Place de Bruxelles esttoujours un énorme parking à ciel ouvert (elle le restera jusqu’au début des années ’90) et le mégaprojet de l’époque est d’en faire le« carrefour de l’Occident », de faire de la capitale un nœud autoroutier et ferroviaire sans se soucier de l’enfer que cela pouvait occasionner pour ses habitants.
Dans la dernière livraison de la revue scientifique électronique Brussels Studies1, l’architecte-urbaniste Benoît Moritz2 se penche surl’histoire contemporaine de l’aménagement des espaces publics à Bruxelles (voir son interview vidéo en ligne). Il explique comment on estpassé en une vingtaine d’années d’un modèle national purement minimaliste et utilitariste de l’aménagement du territoire à un processusrégional participatif, architecturalement plus ambitieux. Le point pivot de sa réflexion est 1989, date de la création de la Région de Bruxelles-Capitale. Car« depuis 1989, c’est la Région bruxelloise et non plus l’Etat qui a la maîtrise des principales infrastructures, les communes restant responsables de leurréseau propre. Depuis cette date, elle s’est appliquée à agir sur l’amélioration de l’espace public dans une double perspective : affirmerl’identité de Bruxelles en tant qu’ensemble urbain et conforter la qualité de ses quartiers. »
Construire une identité bruxelloise
L’enjeu est donc clairement de « construire une identité bruxelloise au travers de la valorisation du langage architectural hérité des tissus urbainstraditionnels des 18e et 19e siècles, et ce, en réaction à la politique dévastatrice menée par l’Etat pendant les années ’60 et’70 ». Cette transition est aussi dopée par l’émergence des nouveaux acteurs (« l’école de la reconstruction de la villeeuropéenne », les mouvements et associations bruxellois comme les Archives d’architecture moderne, Inter-Environnement Bruxelles, l’ARAU, la Fondation Roi Baudouin, unenouvelle génération d’architectes, urbanistes et sociologues, etc.) qui accèdent à des postes décisionnels permettant la mise en pratique de leursidées.
Dans un premier temps, trois axes se dégagent de la nouvelle politique voulue par les nouveaux dirigeants de Bruxelles : amélioration des conditions de vie et de lasociabilité, diminution du nombre de voitures et embellissement. Ce modèle qualifié de « ad minima » est illustré par « les premiersprogrammes de mise en site propre des tracés de trams tels que celui de l’avenue Brugmann (1993), les ambitieux programmes des « Chemins de la ville » (1990-…), la« Charte d’aménagement du Tracé Royal » et ses réalisations (1995-2002) ».
Ensuite arrive un temps où l’embellissement et le partage de l’espace public ne suffisent plus et où la conscience d’une dimension culturelle del’aménagement fait surface, notamment suite au succès des « modèles » barcelonais et lyonnais de projets de ville. Bruxelles veut égalemententrer dans la tendance et se lance dans des projets ambitieux comme « les Sentiers de l’Europe » et « l’Impératrice » quidéboucheront sur des échecs pour différentes raisons.
Avec la saga autour de l’aménagement de la place Flagey, à Ixelles, on assiste « à l’émergence de l’idée que la rationalitéminimale et le partage de l’espace public au profit des modes piétons, cyclistes et transports publics, ne suffisaient plus en soi comme projet pour l’espace public et qued’autres enjeux pouvaient être énoncés tels que, par exemple, l’espace public de grande ampleur comme outil de revitalisation des quartiers, l’espace publiccomme support d’une ambition architecturale, l’espace public comme vecteur d’usages ou facteur de cohésion sociale. »
L’impact des contrats de quartier
L’auteur souligne l’effet positif des contrats de quartier (programmes de revitalisation par quartier, initiés par la Région) qui débouche sur la créationd’un deuxième modèle où l’aménagement est conçu comme un processus participatif urbain de plus grande ambition que le modèle « adminima ». Il mentionne notamment le réaménagement de la place de Houffalize à Schaerbeek, de parcs à l’intérieur des îlots Saint-Françoisà Saint-Josse et Reine-Verte à Schaerbeek ainsi que le square des Ursulines à Bruxelles. « La participation publique organisée en amont et sous diverses formes(du dessin au projet) a servi de base à la mise en concurrence des architectes dans le cadre de l’attribution du marché de conception des espaces publics » quidébouche donc sur une « réelle prise en considération de la complexité et de la diversification des usages développés par les habitants dansl’espace, ainsi qu’une prise en considération de la nécessité d’une forme d’empreinte de contemporanéité dans l’espacepublic. »
Molenbeek à l’avant-garde de la réflexion sur les espaces publics
Interpellé sur les risques de gentrification (embourgeoisement d’un quartier qui profite exclusivement aux couches sociales supérieures) et la participation réelle detous les habitants d’un quartier (y compris les Bruxellois issus de l’immigration), Benoît Moritz répond : « Non, je ne pense pas que ce soit uniquement unecatégorie qui participe aux réunions de réflexion. C’est la critique à la participation faite par Inter-Environnement et certaines personnalités du milieuassociatif, et je comprends cette critique car c’est effectivement un danger de la participation, mais je crois qu’il faut d’abord définir à quoi elle sert. Si on esthonnête et ouvert au débat, on arrive à construire un projet dans un cadre participatif. Prenez l’exemple du réaménagement des plaines de jeux àBonne-Vie (Molenbeek) et George-Henri (Woluwe-Saint-Lambert), il y a eu un travail de fond effectué par l’IBGE, les maisons de quartier et les enfants sur les attendus en termes dejeux et les univers qu’ils voulaient avoir dans leur quartier. Il y a aussi l’exemple de Recyclart avec un travail avec les skateurs et le home donc si le concepteur et lemaître d’ouvrage sont ouverts et s’il existe un processus, la concertation fonctionne bi
en. » Durant l’entretien, Benoît Moritz cite aussi l’exemple duréaménagement de la Place communale à Molenbeek, car « même si on parle régulièrement négativement de cette commune dans lesmédias, Molenbeek est la commune à l’avant-garde de la réflexion sur les espaces publics dans le contexte d’un tissu densément habité. Molenbeekest dense et, à terme, d’autres quartiers vont également devenir denses. »
La cohabitation des deux modèles (« ad minima » et « processus participatif par quartier ») et la pression démographique pousseront Bruxellesà multiplier les travaux pour diminuer la présence des voitures (circulation et parking) et à augmenter l’offre des services publics, mais « aucun projetd’aménagement d’infrastructures à grande échelle n’émerge d’un point de vue qualitatif et architectural », note l’urbanisteégalement chargé de cours à la faculté d’architecture de l’ULB-La Cambre-Horta. L’extension du réseau de trams n’a pasdéclenché l’enthousiasme de la société bruxelloise comme cela avait été le cas pour les banlieues de Strasbourg, Montpellier ou Bordeaux. Pourtant,écrit-il, il convient d’envisager « les transports urbains non seulement comme un moyen de déplacement mais, plus largement, aussi comme un outil de mise en œuvrede politiques de mixité sociale et d’aménagements du territoire ». Faciliter la mobilité des personnes habitant dans des logements sociaux ou communaux àNeder-Over-Hembeek ou à Anderlecht pourrait ainsi permettre de faciliter l’accès à un emploi, une formation ou des loisirs.
Défendant principalement le rôle et le travail de la Région bruxelloise (contre le niveau national), l’auteur ne parle pas des grands ravages du pouvoir régionaldans le quartier de la Gare du Midi ni des enjeux financiers et sociaux liés à l’embellissement de certains quartiers ni du développement de nouveaux moyens de transport(RER, Villo) mais difficile de tout évoquer en une petite quinzaine de pages et de détailler l’historique de chaque projet.
Un troisième modèle
L’étude, qui cite de multiples exemples localisés dans les quartiers et souvent gérés par les autorités communales, reflète aussi indirectement lasuperpuissance des « dix-neuf baronnies » communales face à la timidité du pouvoir régional dans l’aménagement des espaces. Un contre-exempleà ce constat global est la « Promenade verte » (un parcours de 63 km le long de la grande ceinture), qui émerge comme un cas original ouvrant la voie à unnouveau « troisième modèle » bruxellois : grand projet régional, vision territoriale, méthodologie alliant l’échelle globaleet les enjeux locaux, distinction des aspects de programmation et des aspects architecturaux, fixation des priorités pour les modes de transport, sélection des auteurs de projet surbase de production d’esquisses et de plan de participation avec les habitants.
1. Brussels Studies :
– tél. : 02 211 78 22
– site : www.brusselsstudies.be
2. Benoît Moritz, Moritz et Simon Architectes :
– adresse : rue Antoine Dansaert, 206 à 1000 Bruxelles
– tél. : 02 502 81 07
– courriel : benoit@ms-a.be