Face au besoin d’autonomie des personnes en situation de handicap, des alternatives éclosent ici et là. À Bruxelles est né l’habitat groupé solidaire et intergénérationnel Beïti-Églantines. Il réunit sous le même toit des seniors valides et des personnes porteuses d’un handicap mental léger à modéré. Son but? Unir les forces de deux catégories fragilisées de la population, tout en offrant un cadre rassurant.
Il est 17 heures. En ce jour d’hiver, l’obscurité tombe déjà sur le site des Églantines à Neder-over-Heembeek. Situé à deux pas d’un arrêt de bus, celui-ci présente une large entrée dont la grille se referme chaque nuit pour y parvenir. À droite, un chemin mène vers la résidence pour seniors Les Églantines. À gauche, les bâtiments de l’habitat groupé Beïti-Églantines se dressent fièrement. Deux blocs en béton et crépi roses et blancs sont réunis par une coursive. Une plaque murale rappelle son inauguration par le CPAS de la Ville de Bruxelles, le 30 novembre 2016.
Un «chez-nous» pour longtemps
Quelques lumières apparaissent de l’intérieur, éclairant une pièce commune ornée d’un sapin de Noël et d’une guirlande de lettres multicolores. C’est là que Stéphanie, Lionel, Luc, Patrick et les autres habitants du rez et du premier, tous porteurs d’un handicap mental, se réunissent les jeudis soir pour partager un repas et discuter de la vie en collectivité. Ils y vivent depuis près d’un an.
L’habitat s’étend sur deux bâtiments. Il se veut à la fois solidaire et intergénérationnel – même si ce second volet du projet en est encore à ses balbutiements. En effet, il compte douze appartements destinés à des personnes en situation de handicap (au rez-de-chaussée et au premier étage) et six flat-services dédiés à des personnes âgées autonomes (au deuxième). En plus d’une salle commune et d’une cuisine, les résidents partagent un jardin et une terrasse situés à l’arrière.
«Beïti», qui en arabe signifie «chez-nous», est «la promesse d’un logement sur le long terme» pour ses habitants handicapés, note le CPAS de la Ville de Bruxelles. Cristina Mendez, directrice, explique: «L’occupation dans un logement supervisé est souvent limitée dans le temps. Les personnes ne peuvent donc pas vraiment s’ancrer dans un chez-eux. À Beïti, elles peuvent rester le temps qu’elles veulent, quitte à déménager si leur santé les y oblige.»
Le coût total de sa construction s’est élevé à 3,6 millions d’euros. Le CPAS de la Ville de Bruxelles a déboursé 3,2 millions et a profité de 425.000 euros de subsides de la Région de Bruxelles-Capitale.
Soif de liberté
Beïti se situe à mi-chemin entre un centre d’hébergement et un appartement indépendant. Il répond à une double volonté: permettre l’inclusion de la personne handicapée dans la société et offrir une alternative de logement aux institutions. «Le projet s’adresse à des personnes qui aspirent à vivre en autonomie, mais n’ont pas toutes les capacités intellectuelles ou relationnelles requises, développe Cristina Mendez. L’espace commun et les activités de groupe leur permettent de ne pas se sentir isolées. L’accompagnement peut encourager certaines d’entre elles à faire des choses qu’elles n’oseraient faire seules.»
Véronique Dubois, chef du service de l’accueil et l’hébergement au Service Phare, rappelle à ce sujet que «le décret Inclusion prévoit la mise en place de logements inclusifs; soit qui rassemblent des personnes valides et handicapées et dont la mission est de contribuer à l’autonomie de la personne handicapée». Ainsi, à Woluwe-Saint-Lambert, l’asbl Les Fauteuils volants va entamer la construction d’un habitat solidaire réunissant des personnes valides et moins valides, dont des étudiants. «Par ailleurs, note-t-elle, certains types de déficiences nécessitent un encadrement soutenu. Dans ce cas, la désinstitutionnalisation peut être une illusion.»
Ce vendredi, c’est l’Épiphanie. En guise de galette des Rois, un gâteau avec une fève trône au milieu d’une table ovale. Les seniors sont absents mais les habitants du rez et du premier reviennent de leurs activités quotidiennes; Luc passe ses journées au centre de jour Médori, Patrick participe à des ateliers créatifs, Lionel travaille dans une entreprise de travail adapté (ETA) et Stéphanie cherche un emploi. Ils partagent leur expérience avec enthousiasme, tout en picorant le cake. Avant d’habiter à Beïti, Stéphanie vivait seule dans un appartement. «Je me sens bien ici car je suis entourée d’autres personnes», confie-t-elle. Patrick vivait dans un appartement supervisé à Laeken. Selon lui, Beïti satisfait ses désirs d’indépendance et de sécurité.
Place à la débrouille
Une fois par semaine, ils abordent ensemble les hauts et les bas de la vie collective. Un temps pour exprimer leurs humeurs, souhaits ou difficultés. La charte est ainsi peaufinée. «On vient de terminer le règlement sur les animaux de compagnie, explique Carine Dedobbeleer, coordinatrice. Beaucoup étaient en demande d’en avoir un chez soi, mais il faut que chacun puisse bien s’en occuper, dans le respect de tous.» Pour chaque problème, ils imaginent ensemble une solution.
«On essaie que tout le monde se sente bien, témoigne Patrick. Parfois il y a des tensions, mais ça passe. On essaie de se débrouiller seuls et quand ça ne va vraiment pas, on se tourne vers les accompagnants». «Notre rôle dépend des besoins de chacun, explique Amélie Caillon, accompagnante. Cela va de l’aide pour faire les courses à l’accompagnement à un rendez-vous médical.» «Notre questionnement est: à partir de quand la personne se sent mal et quand doit-on intervenir? On part du principe qu’on ne doit pas être indispensable», ajoute Carine Dedobbeleer.
Vivre à Beïti est l’occasion de mettre en pratique les apprentissages acquis au fil du temps. Un tel ne sait pas lire mais cuisine bien. Un autre peine à gérer son budget mais connaît les plans de la Stib par cœur… Une partie des difficultés quotidiennes est palliée par l’entraide. Une situation valorisante pour ces résidents en situation de handicap: «Plutôt que d’être en attente de recevoir une aide, ils sont acteurs d’un projet. Ils font quelque chose pour les autres, se mettent en position d’offrir. Cela change de ce qu’ils ont vécu auparavant», explique Carine Dedobbeleer.
«Comment créer du lien?»
Les aînés de Beïti ne participent pas encore à la vie communautaire. Mais, selon Cristina Mendez, l’objectif à long terme est «de profiter d’être implanté sur le site d’une maison de repos pour créer des liens avec les personnes âgées, par exemple en se rendant des services ou en organisant des activités mixtes». Un tournoi de pétanque a déjà eu lieu et la création d’un café-rencontre ou d’un compost sur le site des Églantines est en cours de réflexion. «Mais tout est à construire. Et on essaie d’abord de renforcer notre groupe avant de se tourner vers l’extérieur», dit Carine Dedobbeleer.
Quelques contacts ont toutefois déjà lieu. «On papote ensemble. S’ils veulent venir, ils sont les bienvenus», dit Patrick qui apprécie en particulier Marta, une vieille dame qui sort souvent promener son chien. «Comment créer du lien avec les personnes âgées?», se demande Lionel. «On ne sait pas comment elles vont réagir, enchaîne Patrick. On pourrait organiser ensemble une fête.» «Pour les personnes en situation de handicap comme pour les personnes âgées, le défi est de s’ouvrir à l’autre et de dépasser ses a priori», remarque Cristina Mendez.
En Région wallonne, Beïti-Églantines trouve un écho auprès du projet Jardin’âges qui prévoit la création d’un centre de jour pour seniors couplé à une résidence-services pour adultes porteurs d’un handicap mental.
Porté par des familles qui comptent en leur sein «un ou deux grands ados» handicapés, ce projet est né à la suite de plusieurs constats: la difficulté des jeunes issus des filières non qualifiantes de l’enseignement spécialisé d’accéder au monde du travail, la pénurie des centres de jour et les listes d’attente des structures d’accueil pour aînés. «En tant que parents, nous désirons pouvoir proposer à nos enfants des activités utiles et valorisantes qui ne les cloisonnent pas dans le monde du handicap et leur permettent de manifester à la société qu’ils ont un rôle à jouer», explique Jean-Louis Jadoulle, président de la Fondation Jardin’âges.
Ainsi, 10 à 15 personnes du centre de jour rendront divers services à la trentaine de résidents seniors, tels que le service à table ou le nettoyage des communs. Parallèlement, une activité maraîchère est prévue à travers la culture collective d’un potager. «Le but est de développer un sentiment d’utilité et de favoriser les rencontres entre deux groupes qui peuvent beaucoup apprendre l’un de l’autre», résume le président de la fondation.
Du côté wallon comme bruxellois, les places en centre de jour font défaut. À Bruxelles, «environ 200 personnes sont en attente d’une place en hébergement et/ou d’accueil de jour», dit Véronique Dubois, chef du service de l’accueil et l’hébergement au Service Phare. En Région wallonne, selon l’Agence pour une vie de qualité (AVIQ), 1.453 personnes ont émis une demande d’accueil ou d’hébergement depuis 2015. Toutefois, l’agence a depuis mis en place au sein de ses bureaux régionaux un renforcement de l’analyse des besoins des personnes pour proposer la solution la plus adéquate possible aux familles. «On fonctionne avec un système d’inscription sur une liste unique pour orienter au mieux la personne et la mettre en relation avec les disponibilités de nos services», explique l’AVIQ.
L’AVIQ soutient le développement de «services innovants proposant une approche transversale et locale». Jardin’âges n’a toutefois pas encore d’agrément. Prévue pour 2020, son ouverture a été ralentie par diverses difficultés. In fine, la résidence-services sera entièrement financée et construite par la société de logements de service public Notre Maison, tandis que le centre de jour devra uniquement compter sur la Fondation Jardin’âges. Soixante pour cent du budget requis a été rassemblé à ce jour, notamment via l’émission d’obligations.
«L’enjeu est d’assurer l’autosuffisance financière du projet sur le long terme, souligne Jean-Louis Jadoulle. Or l’AVIQ ne subsidie plus la construction ni le fonctionnement des nouveaux centres de jour; elle se limite aux centres de jour existants.» Si le projet est avant tout social et humain, il n’est possible que grâce à un montage financier bien ficelé qui met côte à côte deux structures complémentaires.
«Volontariat et handicap: au-delà des préjugés», Fil info Alter Echos, 28 décembre 2016, Julie Lamfalussy