Le 6 avril dernier, après Paris, les Nuits debout bruxelloises se mettaient en branle, rassemblant environ 200 personnes. Symbole d’une perte de confiance totale dans la démocratie traditionnelle, ce mouvement contestataire sera-t-il un jour plus qu’un lieu d’apaisement des frustrations citoyennes?
C’est par une soirée d’avril plutôt calme qu’a commencé la troisième semaine des Nuits debout à Bruxelles. Aux alentours de 20 heures, une trentaine de personnes sont dispersées sur les marches du mont des Arts tandis qu’un groupe de jeunes rappeurs profite du rassemblement pour improviser une petite session. L’ambiance est bonne malgré le vent glaçant. Certains fument des clopes ou des joints, on boit du café et des bières, emmitouflés dans de gros pulls en laine: «On se les gèle», souffle un jeune homme dans ses gants.
Après plusieurs minutes, l’assemblée générale ne débute toujours pas, c’est maintenant des danseurs qui ont pris la place des rappeurs: «Allez, on réchauffe l’atmosphère.» En attendant le signal de départ, ça discute sur les marches, de tout, de rien, mais aussi du mouvement Nuit debout: «Je pense qu’il faut qu’on se mette en phase avec des luttes locales à défendre et qu’on décide concrètement ce qu’on peut faire pour les aider. Sinon le mouvement va perdre en force.» Après une dernière danse pour la route, un médiateur prend la parole pour lancer le débat. Aujourd’hui, il y a presque uniquement des nouveaux venus, alors un rappel des signes convenus pour montrer son accord ou son opposition s’impose: «Les timides, profitez-en, on est en petit comité aujourd’hui.»
C’est sûr, ce lundi soir, il n’y a pas foule… ce que certains regrettent: «Moi j’aimerais qu’on fasse des actions concrètes, mais pour cela il faudrait que l’on soit plus.» D’autres estiment que le simple fait d’être présent est suffisant: «C’est vrai que ce soir, il n’y a pas grand monde, mais bon les gens se parlent, se rencontrent, moi j’ai discuté avec tous mes voisins. Il y a des visages, des corps et ça, c’est déjà magnifique.»
Finalement, une jeune femme prend la parole: «Je ne pensais pas prendre la parole et puis l’envie se fait sentir. Je viens de Wallonie et j’avais envie d’être là ce soir. Parce que, comme vous, il y a un truc qui ne va pas, pourtant j’ai un logement et un emploi, mais, quand vient l’heure de voter, je suis perdue parce que rien ne me convient. Alors il faut changer ça et je ne sais pas comment on va le faire, mais on va le faire.» Ensuite, on se décoince, les gens prennent la parole les uns après les autres, discutent de thématiques apparemment récurrentes comme la crise des réfugiés, la crise économique, le terrorisme, etc. On partage, on se respecte et on s’écoute sans chercher à se disqualifier. Et c’est déjà beaucoup. Mais est-ce suffisant?
Résultat d’une fracture avec le monde politique
Il est difficile de ne pas s’accorder sur le côté enthousiasmant du mouvement. En effet, ce genre d’initiative est d’abord un signe de vitalité démocratique, en réponse à une fracture de plus en plus marquée: «La colère des participants à Nuit debout vient du fait que les États de droit et les responsables mandatés que nous avons élus sont en rupture avec les aspirations des citoyens», explique Majo Hansotte, auteure de la méthode Mettre en œuvre les intelligences citoyennes. Il est donc facile de comprendre la désillusion des citoyens par rapport aux urnes. Ils mettent alors en œuvre de nouveaux mécanismes démocratiques. Ensemble, ils prennent possession de l’espace public, «véritable poumon des démocraties» selon Majo Hansotte: «L’espace public citoyen, c’est la façon que nous avons, avec d’autres, de construire un ‘nous’ agissant. Récemment, les attentes qui émanent de cet espace public ne sont en rien relayées par les États. Ils ne veulent plus défendre la politique au sens noble du terme, c’est-à-dire le bien commun dont on considère qu’il ne peut être source de profits.»
Et puis les Nuits debout, c’est surtout, quoi qu’il en advienne, le signe que les citoyens ont envie de se mêler de ce qui les regarde: «Ça manifeste avant tout que la chose politique, la question du vivre-ensemble, n’est pas une dynamique qui doit être confisquée par l’expertise. La chose politique se démocratise avec les Nuits debout», se réjouit Bruno Frère, professeur à l’ULg et spécialiste des mouvements sociaux.
C’est aussi l’avis d’un des initiateurs du mouvement: «Il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises manières d’agir. Il y a quelques années, plus personne ne voulait entendre parler de la politique et on voit que ce n’est plus le cas aujourd’hui. Comme le dit l’adage: si vous laissez la politique aux politiciens, il n’y a pas de problème, ils le feront pour vous, mais rarement comme vous le voudriez.»
Besoin de résolutions communes
Mais bien sûr Nuit debout suscite aussi pas mal d’interrogations. D’abord, quant à la composition du public présent aux Nuits debout, finalement fort homogène. Sur les marches, un participant remarque: «Les gens les plus concernés par ce qu’on défend, ce n’est pas vraiment nous. D’ailleurs en France, des personnes de banlieue le disaient bien: ‘Nous, ça fait 30 ans qu’on est debout’.»
Bruno Frère s’interroge aussi sur cet enjeu, constatant que, bien que le mouvement s’adresse à une population précaire, les participants ont finalement un capital social et culturel important même s’ils ont récemment été précarisés, eux aussi, par la crise de l’emploi notamment. «Le contact se fait peu entre les Nuits debout et les classes populaires. Il faudrait qu’il se crée un mouvement susceptible de rassembler les précaires intellectuels et les exclus traditionnels de nos démocraties pour permettre une véritable cohésion des luttes entre précaires», estime-t-il.
Ensuite, Nuit debout interroge la dynamique des mouvements sociaux de ces dernières années. Oui, montrer son désaccord est important. Oui, partager sa peine et évacuer sa frustration commune fait du bien. Mais avec quelle finalité? Pour Majo Hansotte, les mouvements sociaux mettent en œuvre quatre types de discours: la narration, la déconstruction critique, la revendication et enfin l’argumentation. Elle estime que Nuit debout ne se trouve dans aucune de ces catégories: «Enfin si, un peu dans la narration et la déconstruction, parce qu’ils s’échangent des situations, des vécus et parce qu’ils questionnent de manière critique. Mais ils ne sont pas du tout en train de construire une prescription centrale, quelque chose de précis. Alors je ne sais pas si c’est leur but, mais s’ils veulent avoir un effet, il faudra se mettre d’accord sur des résolutions communes, sinon on restera simplement dans une phase de conscientisation, on aura remué des idées et c’est déjà très bien, mais on n’ira jamais vers une transformation en termes de pouvoir.»
La question de l’organisation
Pour cela, il faudrait que les Nuits debout se posent la question de la représentativité et du pouvoir. Pas facile, selon Bruno Frère: «Ce que je constate historiquement, c’est que les mouvements sociaux qui sont parvenus à changer la donne sociétale se sont organisés, les syndicats par exemple. Mais, pour avoir des résultats, il faut se coltiner la question du pouvoir, et ça, depuis 30 ans, les mouvements sociaux ont du mal à le faire parce que c’est une question dégueulasse typique du système contre lequel ils se battent, la hiérarchie, etc.» Alors les Nuits debout vont-elles être en mesure de choisir des délégués et des représentants pour porter leurs revendications? Difficile à envisager si l’on en croit les propos d’Arthur, un étudiant qui a participé aux deux premiers soirs: «C’est propre au mouvement Nuit debout de ne pas vouloir se confronter au pouvoir. Il se revendique totalement horizontal.»
Alors, s’organiser oui, mais pas en parti, au risque de s’orienter rapidement et uniquement vers «la conquête de l’appareil d’État» et d’ainsi sortir de la logique de concertation citoyenne et du travail d’espace public, précise Majo Hansotte.
Et les politiques?
Si un jour ce canevas de revendications communes venait à exister, ainsi que des porte-parole prêts à promouvoir des idées sans être dans la course effrénée à la réélection, Nuit debout devrait alors faire face à une autre difficulté: l’acceptation politique. Pour le sociologue et professeur à l’UCL, Matthieu de Nanteuil, «les partis freinent à mort, même les partis socialistes et sociaux-démocrates ne sont plus du côté du progrès et de l’innovation politique». Occupant des positions de pouvoir, il est difficile pour les politiciens de faire entrer des leaders de mouvements sociaux dans le débat, d’éventuellement céder leur place pour un temps donné et d’accepter d’avoir tort. En particulier à gauche: «Car il y a fondamentalement cette idée, à gauche, qu’ils font du bon boulot dans des conditions difficiles, qu’ils sont du bon côté de l’histoire et qu’en gros, ils ne sont pas des salauds. Alors ce n’est pas facile d’accepter que les gens dont ils sont normalement proches les obligent à se remettre en question.»
Alors que le mouvement entamait sa treizième nuit ce lundi 49 mars, selon le «calendrier Nuit debout», il n’y aura jamais eu plus d’une cinquantaine de personnes présentes en même temps sur les marches du mont des Arts, quand la place de la République continue de rassembler des centaines de personnes chaque soir. Pour Matthieu de Nanteuil, la différence vient peut-être du timing: «Ce qu’il y a de différent entre la Belgique et la France, c’est qu’en Belgique, il y a Tout Autre Chose, qui est quand même un sacré mouvement citoyen parce qu’il se donne les moyens d’un mouvement un peu général, notamment avec son cousin néerlandophone Hart Boven Hard. Il y a un travail pour transcender les clivages habituels. À ce niveau-là, la Belgique a très largement anticipé sur Nuit debout en fait, alors qu’en France, un mouvement comme Tout Autre Chose n’a pas existé jusqu’à présent. Donc Nuit debout est peut-être en train de s’engouffrer dans la brèche.»
Aller plus loin
«Quelles armes, citoyens?», Alter Échos n° 396, février 2015 (dossier)
«La participation, piège à cons?», Alter Échos n° 409, septembre 2015 (dossier)