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Regard critique · Justice sociale

Environnement/territoire

Occuper et gentrifier

Quartier historiquement populaire et industriel de Bruxelles, le quartier Heyvaert est en pleine transformation avec des traces déjà apparentes de gentrification, sous l’influence notamment de l’occupation temporaire privée «Circularium». Faut-il repenser la raison d’être de ces lieux de plus en plus communs aux coins de nos rues?

Céline Mouchart 30-09-2024 Alter Échos n° 519
(c) perspective.brussels/CityTools/PlusOffice

«J’ai vu les prix dans le quartier des nouvelles constructions le long du canal. Pour une chambre, deux chambres, 250, 260, 280.000 €. Qui a ça? Personne parmi les locaux ne va se permettre d’acheter ici. Je vois d’autres nouveaux habitants arriver et c’est de l’entre-soi. Ils mangent, ils dorment dans le quartier, mais ils ne se mélangent pas. Ils sont là sans être là.» Abdellilah habite dans le quartier Heyvaert à Anderlecht depuis ses 5 ans. Il en a aujourd’hui 53. Il a vu ce quartier évoluer et est maintenant soucieux de l’avenir de ces quelques rues qui intéressent de plus en plus d’investisseurs.

La gentrification que décrit Abdellilah n’épargne en effet pas Bruxelles. Claire Scohier, qui travaille sur ces questions à Inter-Environnement Bruxelles, explique: «La gentrification à Bruxelles a commencé dans les années 90 lorsque la Région a mis en pratique son désir de plus de mixité sociale dans les quartiers populaires. Métropolisation de la ville, ‘touristification’, attractivité extérieure, rénovation urbaine: les politiques mises en œuvre ont changé la ville. Ce processus a pris encore plus de vigueur et de visibilité à partir de 2007 avec le Plan de Développement international, surtout le long du canal où se sont installées des populations plus aisées avec un autre capital culturel. Le paysage urbain s’est parallèlement modifié à travers de nouveaux types de commerces et de bâti. In fine, ce processus sous-entend un déplacement de populations qui ne sont plus en capacité financière de rester là où elles le souhaiteraient, car les prix augmentent.» Conséquence première: en 2023, le prix moyen des nouveaux baux a augmenté de 8,6% en un an, selon Federia, la fédération des agents immobiliers francophones de Belgique, Bruxelles étant la seule région belge où l’augmentation du prix des loyers est supérieure à l’inflation.

Parmi ces transformations urbaines, un acteur a la cote depuis une vingtaine d’années: l’occupation temporaire. Ici, focus sur ces lieux comme facilitateur de la gentrification. Que recouvrent-ils et quel rôle jouent-ils dans ce processus?

Une pratique, deux visions

À Bruxelles, les bureaux vacants représentent à eux seuls 998.565 m² en 2023 selon perspective.brussels, sans compter les logements et espaces industriels inoccupés. Qui dit désindustrialisation, dit grands bâtiments inhabitables vides, et donc espaces occupables ou constructibles; dans l’attente de leur destruction ou rénovation, de plus en plus de propriétaires (publics ou privés) choisissent l’occupation temporaire. Projets à but culturel, social, créant du logement temporaire ou comme lieux d’expérimentations et d’innovations… En région bruxelloise, on peut citer Maxima, le Grand Hospice, See U, Studio CityGate ou encore MONA.

À Bruxelles, les bureaux vacants représentent à eux seuls 998.565 m² en 2023 selon perspective.brussels, sans compter les logements et espaces industriels inoccupés.

Fortement encouragée et accompagnée par les pouvoirs publics depuis 2015, la pratique, issue du squat, s’est institutionnalisée et commercialisée. Un nouveau corps de métier en est né: les gestionnaires d’occupations temporaires. Deux approches se distinguent: l’une privée et l’autre associative. Antoine Dutrieu, administrateur de l’asbl Communa qui gère 10 lieux d’occupations temporaires, nous explique leur différence avec le privé: «On estime qu’il y a un déséquilibre avec les gestionnaires privés, car ce sont des entreprises qui fonctionnent avec des codes plus ‘corporate’ et avec des objectifs lucratifs. Selon nous, ceux qui devraient bénéficier de ces espaces vides, ce sont les associations, les habitants et les collectifs de riverains et non des privés cherchant le profit.» D’un côté, les gestionnaires d’occupations temporaires associatifs (Communa, Toestand, Woningen123Logements) créent du logement pour des publics précarisés, des centres socioculturels ouverts au quartier ou des espaces ouverts aux artistes. De l’autre, les gestionnaires privés (Entrakt, pali pali, Makettt) monétisent le marché et gèrent des lieux avec pour but premier la mise à disposition d’espaces et la création de profit.

Produit 100 % privé

Exemple à l’appui d’un projet dans le quartier d’Abdellilah. En 2021, une occupation temporaire 100 % privée apparaît à Heyvaert: Circularium. C’est l’entreprise Makettt qui est mandatée par D’Ieteren Immo, l’immobilère du géant automobile belge éponyme pour la gestion de l’occupation d’un site de 25.000 m². Le projet «Circularium» voit le jour comme «centre d’innovations locales et de production circulaire dédié à la ville» qui «joue un rôle d’activateur dans son quartier» selon leur site web. Vingt-huit initiatives, asbl et entreprises promouvant la circularité y emménagent. À part un magasin de seconde main, un magasin gratuit et une petite cour, le site est complètement fermé au public, sauf lors de quelques évènements ou ateliers ponctuels ou pour les adhérents de certaines initiatives. La visite des lieux est possible mais payante.

En 2021, une occupation temporaire 100 % privée apparaît à Heyvaert: Circularium. C’est l’entreprise Makettt qui est mandatée par D’Ieteren Immo, l’immobilère du géant automobile belge éponyme pour la gestion de l’occupation d’un site de 25.000 m².

Malgré une promesse d’intégration au quartier, les résultats battent de l’aile: «J’habite à deux rues d’ici et mes voisins ne connaissent pas du tout Circularium. Ils pensent que rien ne s’y passe depuis la fermeture du site automobile en 2020. Il n’y a pas d’ouverture sur le quartier», nous explique Omar qui travaille pour une entreprise occupant une partie du Circularium. Le gérant du site, Gerd de Wilde, confirme: «Je ne suis pas travailleur social et mon métier n’est donc pas de créer du lien avec le quartier.» Pour lui, ce sont les projets qui habitent le lieu qui sont chargés, à leur bon vouloir, de s’ouvrir ou non vers l’extérieur.

L’entre-soi: maître mot

Manque de volonté d’intégration? Peut-être. Mais l’enjeu est plus complexe. Geoffrey Grulois, chercheur et professeur d’urbanisme à l’Université libre de Bruxelles, explique que la vraie question dans les quartiers en voie de désindustrialisation est de voir «si on arrive, avec ce nouveau type d’activités productives [l’économie circulaire, NDLR], à garder des emplois ouverts à la main-d’œuvre locale moins qualifiée et souvent issue des activités productives traditionnelles, de l’industrie lourde». Il affirme que les nouveaux types d’activités productives emploient une main-d’œuvre plus qualifiée et aisée, comme c’est le cas au Circularium. Sur la vingtaine d’occupants, seule une asbl était impliquée dans le quartier avant l’ouverture du Circularium. Pour le reste, le lieu rassemble des initiatives et travailleurs issus d’autres zones de Bruxelles, possédant un capital socioculturel bien différent du public alentour. Une transition industrielle qui risque d’économiquement évincer les habitants des quartiers? La question est centrale et soulève le sujet du droit à la ville pour tous.

Par ailleurs, l’occupation temporaire joue aussi un rôle dans cette exclusion sociale en modifiant l’image générale du quartier. Dans les mots de Mathieu Vanwelde, chargé de projets à SAW-B, dans son analyse Les multiples visages de l’occupation temporaire, «ces projets mettent en avant les aspects positifs pour les quartiers, qui se voient redynamisés […] Cela leur permet de jouir d’un certain capital sympathie» et «d’améliorer l’image du quartier et son attractivité». Maxime, ancien occupant du Circularium, confirme ces propos: «On a tous l’impression qu’il y a beaucoup de projets qui drainent du monde de l’extérieur et donc ça gentrifie en quelque sorte le quartier en le rendant plus attractif à d’autres couches sociales.»

But ultime: la plus-value

«On n’a pas candidaté à l’appel à projets parce qu’on y voyait une tentative de la part de D’Ieteren de mettre son bâtiment en réflexion le temps qu’il y ait un grand plan de réaménagement dans le quartier et, je pense, pour pouvoir obtenir une plus grande plus-value sur leur bâtiment par la suite», nous explique Antoine Dutrieu de Communa. Occupants du lieu, riverains, experts, concurrents…: nombreux sont ceux et celles qui spéculent sur le futur de ces deux hectares dans ce quartier en plein renouveau urbain (avec le Plan Canal, le PAD Heyvaert et le CRU Poincaré-Heyvaert) et à la lisière de l’hypercentre. En effet, une occupation temporaire est par essence un moyen de mettre un bâtiment en transition. Qui dit transition, dit un «après».

Gery Olbrechts, le représentant de D’Ieteren Immo, est transparent sur cette transition: «Le but de l’immobilière est de constituer un patrimoine immobilier sur du long terme […] Il y a beaucoup de projets résidentiels qui se font dans le quartier aujourd’hui et nous restons attentifs pour voir quels types d’acteurs et d’habitants vont arriver, comment ça se passe chez les voisins […] En tant qu’immobilière, on devra tôt ou tard investir dans ce bâtiment, nous ne savons juste pas encore sous quelle forme.» La mise en occupation temporaire déguise bien une transition arrangeante financièrement, tout en assurant au propriétaire le choix de la façon la plus rentable de réaffecter le lieu par la suite.

Occupants du lieu, riverains, experts, concurrents…: nombreux sont ceux et celles qui spéculent sur le futur de ces deux hectares dans ce quartier en plein renouveau urbain (avec le Plan Canal, le PAD Heyvaert et le CRU Poincaré-Heyvaert) et à la lisière de l’hypercentre.

Deux rues plus loin, Abdellilah, qui nous faisait part de son inquiétude quant à l’inaccessibilité croissante du logement dans son quartier, remarque déjà des voisins qui vendent au plus offrant: «À chaque fois qu’il y en a un qui quitte, c’est une maison de perdue. Et puis c’est 1+1+1, ils rasent tout et les prix montent. Et puis d’un coup, nous sommes tous partis.» Le quartier Heyvaert est ciblé par plusieurs plans de rénovation urbaine qui rendent le quartier plus agréable à vivre mais aussi plus attractif et qui mènent donc à une «gentrification prenant racine avec force» selon Claire Scohier. En parallèle, en travestissant l’occupation temporaire à visée sociale en marché lucratif, en n’incluant pas les riverains dans l’équation, en rendant le quartier plus attractif, en prévoyant une réaffectation à plus-value immobilière du lieu, les occupations temporaires privées comme Circularium participent elles aussi aux transformations urbaines et, indirectement, au déplacement des habitants des quartiers populaires. Pour empêcher ces processus néfastes complexes, Claire Scohier n’identifie qu’une solution: l’intervention des pouvoirs publics.

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