Paul Magnette est président du Parti socialiste et bourgmestre de Charleroi. En octobre 2022, il publie son «manifeste écosocialiste»: La vie large (Éditions La Découverte)
François Gemenne est un politologue et chercheur belge, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris. Spécialiste des questions de migrations et de climat, membre du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), il a publié en novembre 2022 L’écologie n’est pas un consensus (Éditions Fayard)
Alter Échos: En une trentaine d’années, l’écologie s’est imposée dans le débat public sans pour autant que les partis écologistes ne remportent de victoire politique majeure. Cet échec s’explique-t-il selon vous par un défaut de politisation et notamment de prise en compte des inégalités sociales?
François Gemenne: Entre autres, oui. On a longtemps eu cette idée naïve que le climat n’était ni de gauche ni de droite. Une autre erreur a été de croire qu’à partir du moment où les gens seraient sensibilisés aux enjeux écologiques, ils se mettraient automatiquement en action. Or, force est de constater que ce n’est pas le cas. L’autre élément, c’est que les gens perçoivent largement l’écologie comme une cause (comme la faim dans le monde), mais pas comme quelque chose qui va mobiliser leurs intérêts. Or, dans l’Histoire, les courants politiques majeurs sont ceux qui ont rassemblé des gens qui se battaient pour leurs intérêts – ou pour le dire plus trivialement, pour leur nombril.
Paul Magnette: Il y a évidemment la question des inégalités sociales, mais c’est plus profond que ça; c’est la question de la politisation de la problématique des dégradations environnementales et du réchauffement climatique. La question écologique a longtemps flotté dans l’air. Cela dit, je crois que cela évolue en Europe; les partis socialistes s’emparent de plus en plus, avec conviction, de la question écologique. Et les partis écologistes réalisent qu’ils ne peuvent plus laisser de côté la question des inégalités sociales. De facto, on assiste donc à l’ébauche d’une synthèse entre les questions sociale et environnementale, ce qui redonne un sens à la gauche. Et donc au clivage gauche-droite. Car je pense que tout système politique a besoin d’une certaine forme de polarité, d’opposition.
AÉ: La notion de conflit apparaît de plus en plus au cœur des débats. Dans une interview au Monde quelques mois avant sa mort, Bruno Latour avançait l’expression d’«état de guerre» pour «sortir de l’état de fausse paix, comme si l’on pouvait faire la ‘transition’ vers une société décarbonée sans tracer de lignes de conflit». Vous le rejoignez?
FG: Bien sûr, il va y avoir de vraies ruptures, des choix difficiles à faire, des perdants, et même de la violence.
«Il y a encore du travail à mener dans la société pour faire accepter que le conflit soit porteur de prise de conscience, de cristallisation, et donc aussi de liberté et d’avancées sociales.»
Paul Magnette
PM: Je suis ravi que cette notion de conflit devienne centrale, mais c’est très récent. Pendant longtemps, c’est une vision très consensualiste qui a dominé. Il y a encore du travail à mener dans la société pour faire accepter que le conflit soit porteur de prise de conscience, de cristallisation et donc aussi de liberté et d’avancées sociales.
AÉ: «L’écologie sans lutte des classes, c’est du jardinage», affirmait le leader militant syndicaliste brésilien Chico Mendes. Quels sont les nouveaux conflits de classe que la question écologique a fait apparaître?
PM: Grâce notamment au travail de Thomas Piketty et de Lucas Chancel, les inégalités sont de plus en plus chiffrées et diffusées. On sait ainsi que le pour cent le plus riche de la population émet à lui seul 17% des gaz à effet de serre. Et que les 50% les moins riches n’en émettent que 12%. On peut ajouter à cette question des responsabilités celle des conséquences. C’est principalement dans les pays les plus pauvres que le changement climatique fait le plus de victimes. En Wallonie, c’est dans la vallée de la Vesdre et dans les quartiers les plus populaires que les inondations (de juillet 2021, NDLR) ont fait le plus de victimes. Tant en termes de responsabilités que de conséquences, il y a une très forte stratification sociale de la question environnementale.
«Les plus précaires sont doublement touchés: d’abord ils sont plus vulnérables aux impacts du changement climatique, mais ils sont aussi, à l’heure actuelle, beaucoup plus affectés par les politiques de lutte contre le changement climatique.»
François Gemenne
AÉ: Les politiques en faveur du climat créent elles aussi des inégalités…
FG: Les plus précaires sont doublement touchés: d’abord, ils sont plus vulnérables aux impacts du changement climatique, mais ils sont aussi, à l’heure actuelle, beaucoup plus affectés par les politiques de lutte contre le changement climatique. Lesquelles sont souvent pensées par des couches plus aisées de la population pour les couches plus aisées (l’exemple type étant la voiture électrique). Cela crée un sentiment d’injustice profond chez les plus précarisés. Or, ce n’est pas du tout dans l’intérêt de la société: le dernier rapport du GIEC montre notamment que la cohésion sociale et territoriale est un facteur essentiel de résilience face aux impacts du changement climatique. Des politiques en faveur de l’égalité sont donc dans l’intérêt de tous, y compris des plus privilégiés.
AÉ: Paul Magnette, vous citez dans votre dernier livre l’historienne Catherine Larrère: «Les économistes ignorent les inégalités environnementales, les écologistes les nient.» En quoi l’écosocialisme que vous défendez permet-il d’aborder de front ces inégalités, d’articuler fin du monde et fin de mois?
PM: Je précise aussi que cette citation date de 2017, c’est-à-dire juste avant le mouvement des gilets jaunes, et que, depuis, il y a tout de même le début d’une prise de conscience. Néanmoins, c’est vrai qu’il y a très peu d’économistes qui travaillent sur la question des inégalités environnementales. Idem du côté des écologistes… Dans la «bible» de Greta Thunberg (Le grand livre du climat, NDLR), je n’ai compté que dix pages sur 500 consacrées aux inégalités. Or, si vous voulez que l’écologie devienne un vaste mouvement populaire, endossé par une majorité sociale, il faut les convaincre en ce compris ceux qui sont aujourd’hui victimes de ces inégalités et leur dire: «La transition peut améliorer votre condition.» Avec des logements mieux isolés, une alimentation de qualité accessible à tous, une mobilité collective plus efficace et gratuite… Avec tout ça, on peut montrer que l’écologie va améliorer les conditions de vie, en particulier dans les milieux populaires.
«Il y a très peu d’économistes qui travaillent sur la question des inégalités environnementales. Idem du côté des écologistes… Dans la ‘bible’ de Greta Thunberg (Le grand livre du climat, NDLR), je n’ai compté que dix pages sur 500 consacrées aux inégalités.»
Paul Magnette
AÉ: Mais ces deux messages ne sont-ils pas antinomiques: assumer que l’écologie implique du conflit et que la transition sera brutale tout en vantant un projet de société qui fasse rêver et bénéficie au plus grand nombre?
FG: J’assume une vision plus cynique – certains diront réaliste ou pragmatique – que Paul. Il faut comprendre qu’on est pris par la question du temps. L’idéal risque de se heurter à la réalité pragmatique. J’entends souvent dire qu’il faut changer notre système économique. Certes, mais on n’a pas le temps. En revanche, il y a des mesures qui peuvent être prises dès maintenant, comme l’instauration d’une taxe carbone qui est pourtant une mesure «capitaliste» – à savoir l’intégration des externalités dans le prix à la consommation.
AÉ: Vous dressez tous les deux des liens entre le socialisme et l’écologie politique. Qu’est-ce que ce parallèle peut nous apprendre?
PM: C’est très instructif parce que le mouvement ouvrier a été la transformation sociale la plus profonde dans l’histoire européenne. En revanche, si l’on se situe aux États-Unis par exemple, la comparaison qui a le plus de sens est celle avec le mouvement des droits civiques. Chaque culture politique possède des répertoires d’action, inscrits plus ou moins consciemment, et qui influencent la population. Il est essentiel de bien les analyser et les comprendre.
AÉ: Le socialisme et l’écologie se rejoignent dans leur critique du capitalisme. Pour autant, le premier reposait essentiellement sur une vision productiviste, tandis que la seconde remet celle-ci en question. Avec notamment le terme de «décroissance», qui en froisse certains, en effraie d’autres.
PM: Ce que je n’aime pas avec le mot «décroissance», c’est l’idée qu’il va falloir reculer globalement. Je lui préfère le terme d’altercroissance, qui rappelle celui d’altermondialisme: les altermondialistes ne se disaient pas contre la mondialisation, ils voulaient une autre mondialisation basée sur la solidarité internationale, sur des flux migratoires organisés, sur le contrôle du commerce… Avec l’altercroissance, l’idée, c’est de se dire qu’il y a des tas de choses qui doivent encore croître: l’éducation, la santé, les soins à la personne, le secteur de la mobilité douce, des énergies renouvelables. Tandis que d’autres sont amenées à décroître, voire à disparaître: la consommation des énergies fossiles, la déforestation et la surconsommation de minerais et matières premières.
«Je pense que, pour toucher les gens, il faut donc dépasser cette question des cobénéfices et montrer que la lutte contre le changement climatique peut être un vrai projet de société, et pas juste une contrainte à laquelle il faudrait se plier.»
François Gemenne
FG: Je pense aussi que le terme de décroissance est une erreur catastrophique. D’abord, parce que la transformation écologique va demander des investissements et des fonds considérables. Ensuite, parce que la question de la croissance économique s’impose encore dans de nombreux pays du Sud. Le concept d’altercroissance me parle beaucoup plus. Si on réfléchit à l’idée d’une croissance qui tienne compte des limites, il ne doit pas s’agir d’une croissance «plus», mais d’une croissance «mieux». Et cela passe notamment par l’usage d’indicateurs qui ne soient pas seulement quantitatifs, mais aussi qualitatifs.
AÉ: Force est pourtant de constater qu’entre gains économiques et sobriété énergétique, la balance penche encore plus souvent d’un côté que de l’autre. L’extension de Liège Airport avec l’arrivée d’Alibaba en est un exemple…
PM: Oui et non. Regardez l’accord du gouvernement wallon sur l’aéroport de Liège: c’est la première fois qu’une autorité publique impose une limitation du développement économique, en plafonnant les horaires, le nombre de vols et le type de vols. Ça, pour moi, c’est typiquement de l’altercroissance et une bonne illustration de la façon dont on peut s’orienter vers la décarbonation tout en tenant compte des réalités de l’emploi. Évidemment, ce ne sera jamais assez pour certains. Mais c’est l’éternel dilemme de la politique: comment articuler idéal et principe de réalité?
AÉ: Pour toucher tous les milieux, l’écologie politique doit aussi se poser la question des messages les mieux à même de générer de l’action collective. Presque une réflexion de stratégie de communication en somme…
FG: Actuellement, on essaie essentiellement de convaincre les gens avec l’argument des cobénéfices: on leur dit que telle mesure va être bonne pour leur santé ou pour leur portefeuille… Le problème, c’est que l’action climatique va globalement profiter davantage à d’autres que soi; elle nécessitera même parfois d’agir contre ses propres intérêts, de faire des sacrifices pour les autres et pour des bénéfices qu’on ne percevra pas immédiatement. C’est, selon moi, un énorme frein. Je pense que, pour toucher un maximum de gens, il faut donc dépasser cette question des cobénéfices et montrer que la lutte contre le changement climatique peut être un vrai projet de société, et pas juste une contrainte à laquelle il faudrait se plier.
PM: Je suis d’accord. C’est beaucoup plus qu’une question de communication, c’est une question de transformation sociale profonde. Pensez à la période des années 20, la plus grande période d’avancées sociales, avec la limitation du temps de travail, la semaine de cinq jours, les congés payés, l’indexation des salaires, etc. C’était du concret: le travailleur voyait sa vie améliorée grâce à ces transformations. C’est dans cette optique que j’essaie de construire des alliances structurelles entre socialistes et écologistes, l’équivalent de ce qu’a été l’alliance entre les mouvements socialiste et ouvrier chrétien.
FG: Une autre comparaison historique qui fonctionne assez bien, c’est la construction européenne. Pourquoi a-t-on accepté des contraintes comme les critères de convergence du traité de Maastricht? Parce qu’il avait le projet incroyable d’un continent pacifié, unifié. Pourquoi a-t-on accepté d’aider les Grecs ou les Ukrainiens? Parce qu’on se dit: «Ils sont européens.» Alors pourquoi n’est-on pas capable d’avoir cette même ambition sur la question du changement climatique?
PM: Je crois en effet que l’Europe a un rôle clé. D’abord, parce que l’anthropocène est né en Europe et en particulier dans ce que j’appelle le «croissant fossile», entre les Midlands anglais et la Haute-Silésie, en passant par la Wallonie, la Ruhr et le nord de la France. Cette veine charbonnière où tout est né, de la grande industrie et la machine à vapeur au mouvement socialiste et à la construction européenne. Ensuite, parce que le Green Deal est le premier vrai projet de l’Europe depuis trente ans; les institutions européennes ont été incapables de gérer la crise financière et la crise de l’accueil autour des migrations, mais, avec le Green Deal, quelque chose se passe. Si l’Europe instaurait un grand traité fiscal et énergétique – taxer la fortune pour financer la transition énergétique –, elle pourrait selon moi retrouver tout son sens.