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«On choisit de prendre la personne dans sa globalité»

Sortir durablement du sans-abrisme ou de la grande précarité, tel est le défi de l’asbl Comme chez nous, créée à Charleroi en 1995. Dans «Construire avec les naufragés», l’association explore 25 années d’évolution de pratiques et de recherches en travail social d’accompagnement et d’accueil. Pour en parler, Alter Echos a rencontré Stéphanie Cassilde, chercheuse au sein de l’asbl carolo.

01-02-2021
© focus35 / Flickr

Alter Échos: Pourquoi votre asbl a-t-elle décidé de réaliser cet ouvrage et de revenir sur 25 ans de pratiques sociales?

Stéphanie Cassilde: 25 ans, c’est une légitimité de paroles, de pratiques: c’est pouvoir analyser sur un temps long ce qui a été fait et le partager, notamment avec de jeunes projets, en rendant compte des démarches qui ont été les nôtres, ce qui a fonctionné ou pas, ce qu’on peut en retirer. Le travail réalisé auprès des personnes en situation de sans-abrisme reste dans l’ensemble invisible et méconnu. Tout a été dit ou presque, c’est vrai, sur le sans-abrisme, ses représentations. Mais tout n’est pas su, hélas. Quand on discute avec des personnes qui commencent à s’intéresser à cette problématique, avec beaucoup de bonne foi, d’authenticité, qui veulent entrer dans l’action, ils recommencent comme si rien n’avait été fait, pensé ou écrit sur le sujet. Il y a vraiment une méconnaissance de ce qu’est le travail social. D’où notre volonté de changer les représentations sur le sans-abrisme, tant sur le public, sa diversité, que sur la manière de travailler cette problématique. 

AÉ: Ce travail met en avant une approche qui serait à même de contribuer efficacement et durablement à transformer la vie des personnes en situation de sans-abrisme. En quoi consiste-t-elle?

SC: Effectivement, cette approche à 360°, centrée sur la personne, qui est la nôtre est et reste innovante. Souvent on attache l’innovation à quelque chose de ponctuel, pour quelques années seulement. Ici, cela reste innovant à plusieurs titres: fonctionner à 360° reste une pratique rare parce que c’est une approche exigeante en ce sens où on choisit de prendre la personne dans sa globalité. Notre directrice, Sophie Crapez, utilise souvent la métaphore du médecin généraliste qui prend la personne, sa santé, sa situation dans sa globalité avant de l’envoyer vers des spécialistes. Il y a ce rôle de prendre la personne telle qu’elle arrive, dans son ensemble parce que si on la prend par un bout ou un autre, on peut manquer des choses au niveau des interstices de ce qui se passe ou s’est passé dans son existence. 

«Il y a vraiment une méconnaissance de ce qu’est le travail social. D’où notre volonté de changer de représentations sur le sans-abrisme, tant sur le public, sa diversité, que sur la manière de travailler cette problématique.»

AÉ: Une des volontés est aussi de déconstruire la figure du «clochard»…

SC: Une analyse que j’ai conduite montre qu’on n’arrive pas à dégager une typologie des personnes sans-abri sous l’angle du travail social réalisé pour infléchir leur trajectoire. Cela souligne vraiment la nécessité d’une approche individualisée, en prenant compte les spécificités du parcours de chacun. 

AÉ: Ceci dit, de nouveaux publics sont apparus ces dernières années. Des jeunes – 10% des personnes accueillies ont entre 18 et 24 ans – et des femmes – plus d’une personne sur cinq… 

SC: À côté de ces chiffres, les profils actuels qu’on rencontre indiquent aussi une grosse problématique de santé mentale. Problématique accentuée et aggravée par la crise sanitaire, avec une rupture de la prise en charge ou encore à travers les effets du confinement… De plus en plus, on travaille également avec des personnes qui n’ont rien connu d’autre dans leur vie que la très grande précarité ou la rue. La rue est en soi un trauma qui menace la survie psychique comme physique de la personne. Du coup, si le travail social ne prend pas en compte cette dimension du trauma, on n’arrivera pas à démêler les choses… Raison pour laquelle notre approche se veut pluraliste, en misant sur le psycho-médico-social parce que le fait de prendre en compte la personne suppose de respecter ses choix, de voir où elle en est, et de plus en plus dans des aspects psychologiques et médicaux. Souvent, ceux-ci font partie du travail social, mais on ne les nomme pas. Il y a là aussi un enjeu de nommer ces aspects, de les rendre visibles. 

«Les profils actuels qu’on rencontre indiquent aussi une grosse problématique de santé mentale. Problématique accentuée et aggravée par la crise sanitaire, avec une rupture de la prise en charge, ou encore à travers les effets du confinement…»

AÉ: Par rapport à cette crise, le risque n’est-il pas de revenir à une problématique plus uniformisée autour du sans-abrisme, vu l’augmentation de personnes qui risquent d’être à la rue, de se retrouver sans emploi, sans revenu, sans tenir compte des besoins individuels?

SC: C’est un risque, en effet. Au début de la crise, l’enjeu était simple: il fallait rester ouvert et l’asbl s’est alors recentrée pendant les premières semaines sur l’accès aux besoins primaires (manger, boire, se laver…). Les trois premières semaines se sont concentrées sur cet objectif. Ensuite, graduellement, les démarches sociales ont pu reprendre même s’il fallait tenir compte aussi des services qui étaient encore ouverts. Avec le second confinement, tout a été organisé afin de continuer à mener à bien notre travail social. Au niveau global, on observe beaucoup de solidarité, et c’est fantastique, avec la création de nouvelles initiatives, mais l’enfer est pavé de bonnes intentions, et l’une de ces bonnes intentions est de faire la charité, en pensant qu’en donnant à manger, et en se limitant à ce seul aspect, que le travail est fait et qu’on résout de la sorte la pauvreté. Ces initiatives n’ont pas le recul nécessaire pour voir aussi qu’elles peuvent aussi être contre-productives. Cela adoucit les conditions matérielles, c’est vrai, mais le risque est de voir arriver les sans-abri dans nos services beaucoup plus tard. On risque de renforcer sans le vouloir des situations de pauvreté, mais aussi un certain discours sur le fait que c’est le choix de ces personnes de vivre dans la rue…  On revient alors aux fondements de Comme chez nous, à savoir que dès le départ, l’asbl a distingué deux types de solidarités, les «chaudes» et les «froides»: la première qui est tout à fait nécessaire permet de répondre à tout ce qui est de l’ordre de l’ici et maintenant, la seconde, portée par un travail social vise un objectif à plus long terme. Il y a ce grand écart au quotidien qu’on fait avec les bénévoles qui nous accompagnent depuis le début, et on insiste vraiment sur la nécessité de mêler les deux approches.

Sur les réalités du sans-abrisme et sur le travail social, relisez notre hors-série «Un toit pour tous. Et pour toujours», Alter Echos hors-série, septembre 2020.

En savoir plus

Le livre est disponible à la librairie Molière à Charleroi ainsi qu’à l’asbl Comme chez nous (secretariat.ccn@gmail.com)

 

Pierre Jassogne

Pierre Jassogne

Journaliste

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