Il n’existe pas de chiffres officiels concernant les hommes travaillant dans les maisons d’enfants et dans les crèches, mais selon l’ONE, en Fédération Wallonie Bruxelles, on les estime à moins de 3%. Plonger dans le sujet de la masculinisation des métiers de la petite enfance n’est pas une chose aisée. Les préjugés ont la peau dure. Aussi, dans notre pays marqué par les affaires de pédophilie des années 90, certaines peurs demeurent. Et pourtant, comment envisager une société plus égalitaire tant que le soin aux plus jeunes continuera d’être considéré comme une tâche réservée aux femmes? Entre déconstruction des stéréotypes de genre, revalorisation du métier et nouveaux modèles de masculinité, Alter Échos fait le tour de la question.
Les rois des bébés
«Michel et Rachid sont les rois des bébés», s’exclame Cristina Rodriguez del Yerro. Cette jeune maman a confié l’une de ses filles à la maison d’enfants Toufou, qui comptait jusqu’il y a quelques mois deux hommes et une femme. «Je m’inquiétais un peu de la possible réaction de ma fille qui était habituée à être entourée de femmes, mais elle a très bien accroché.»
Direction Saint-Gilles à la rencontre de Michel Robert qui travaille chez Toufou depuis 15 ans: «Pour mon père, s’occuper des enfants ce n’était pas un métier envisageable pour un homme. Alors je me suis tourné vers la restauration et j’ai été chef pendant trente ans.» C’est finalement à l’âge de 50 ans que notre interlocuteur a enfin pris la décision de changer de voie. Après une formation, il est entré dans le secteur de la petite enfance et ne l’a plus quitté. «Quand j’ai commencé à travailler avec les enfants au moment de les changer et de l’arrivée des parents, j’avais une appréhension face au regard qu’ils auraient pu avoir…», dit-il en insistant sur le «pu». «Un jour j’ai brisé la glace: j’étais en train de langer une petite fille, j’ai demandé à sa maman si ça la dérangeait, elle m’a répondu ‘aucun souci’. Ça a été libérateur…»
«Pour mon père, s’occuper des enfants ce n’était pas un métier envisageable pour un homme. Alors je me suis tourné vers la restauration et j’ai été chef pendant trente ans.» Michel Robert, maison d’enfants Toufou (Bruxelles)
Chez Toufou, Michel Robert a notamment collaboré avec Rachid Benkahla pendant une dizaine d’années. Aujourd’hui, ce dernier travaille à la crèche Sunflower à Forest. «J’étais assistant social et ça ne me plaisait pas du tout. Une copine, puéricultrice chez Toufou, est tombée enceinte, elle a été écartée. Quand elle m’a annoncé que la structure cherchait quelqu’un, j’ai déposé mon CV et j’ai rencontré l’équipe. Et c’est comme ça qu’à 24 ans, je suis entrée en formation en alternance tout en travaillant.»
Pour les deux éducateurs de la petite enfance, faire accepter cette nouvelle à leur entourage n’a pas été une mince affaire. «On m’a répété que lâcher la cuisine pour changer des couches, ce n’était pas très intéressant. Mais moi je suis fier de ce que j’ai entrepris! Ça m’apporte beaucoup», témoigne Michel Robert.
Héritage patriarcal et essentialisation des rôles de genre
Dans le cadre professionnel, les deux hommes n’ont reçu que peu de remarques au cours de leur carrière en raison de leur genre, au contraire les retours semblent plutôt positifs. Néanmoins, n’enjolivons pas la réalité; les idées reçues persistent. «Par exemple, là, récemment, quand j’ai quitté Toufou et que j’ai cherché une nouvelle place, une directrice de maison d’enfants m’a dit qu’elle pensait que les hommes n’avaient pas l’instinct maternel des femmes et n’étaient donc pas faits pour ce métier-là…», confie Rachid Benkahla. L’essentialisation des rôles de genre est dénoncée par de nombreuses féministes à l’instar de la philosophe, Olivia Gazalé. Dans l’ouvrage Le Mythe de la virilité: un piège pour les deux sexes, elle indique qu’il demeure des préjugés qui influent sur l’évolution des carrières des hommes et des femmes. Aux premiers, on prête les qualités d’audace, d’autorité, d’ambition, aux secondes des «aptitudes naturelles mobilisant l’affectivité et les prédisposant ontologiquement à se mettre au service des autres». Par ailleurs, l’autrice rappelle que les métiers de care sont les moins rémunérés et les moins valorisés, notamment sur la base d’arguments essentialistes.
Sylvie Anzalone, porte-parole de l’ONE, abonde dans ce sens: «L’idée que les femmes auraient des dispositions naturelles pour prendre soin des petits est une construction sociale. On sait que, pour s’occuper des enfants des autres, il faut développer des compétences, un statut à ce métier en rapport avec l’importance de la tâche et un salaire qui correspond.» Concernant les suspicions quant à la présence d’hommes dans les soins, l’Office national de l’Enfance y répond en empruntant les mots du pédagogue Jan Peeters: «Il n’est pas admissible qu’un même comportement soit ressenti comme aimable et chaleureux s’il émane d’une femme, mais douteux s’il provient d’un homme.» Au-delà des peurs, la porte-parole rappelle, études à l’appui, qu’il est important de ne pas éviter le débat et d’encourager les regards réciproques entre professionnels et parents. En quelque sorte, de «briser la glace» pour reprendre les mots de Michel Robert.
Joelle Jablan est conseillère Diversité et Inclusion pour Bruxeo, la Confédération représentative des entreprises à profit social bruxelloises. Elle aussi défend la mixité dans le secteur: «C’est important de déconstruire les rôles stéréotypés autour de l’enfance, non seulement pour avoir un impact dans les milieux professionnels, mais aussi privés, et ce dès le plus jeune âge. L’objectif étant que chacun, chacune puisse choisir sa voie sans limitation externe des injonctions et sans limitation interne par l’autocensure.»
Des actions concrètes
Pour tendre vers une plus grande parité, des outils de sensibilisation se révèlent nécessaires. En France, il y a quatre ans, une vaste campagne intitulée «Les métiers de la petite enfance au masculin» a été menée dans ce sens par Alisfa, la branche des Acteurs du lien social et familial. Sédalom Folly, responsable emploi et compétences pour cet organisme, revient sur l’impact de cette initiative: «C’est difficile d’avoir une idée des résultats en termes quantitatifs, mais la campagne a raisonné auprès des médias, des services publics, et surtout des acteurs de l’orientation et de l’emploi qui jouent un rôle clé.»
Alisfa soulève par ailleurs un paradoxe à propos de la progression professionnelle du secteur: 9% des hommes sont cadres contre 5% des femmes. Comme quoi les logiques patriarcales restent solides, même dans les milieux les plus féminins…
«L’idée que les femmes auraient des dispositions naturelles pour prendre soin des petits est une construction sociale. On sait que pour s’occuper des enfants des autres, il faut développer des compétences, un statut à ce métier en rapport avec l’importance de la tâche et un salaire qui correspond.» Sylvie Anzalone, porte-parole de l’ONE
Chez nous, pour l’heure, pas de campagne de sensibilisation autour de la masculinisation à l’agenda. «Aujourd’hui, la priorité du secteur est celle de la réforme Petite Enfance. Les enjeux restent, entre autres, la professionnalisation du secteur, la revalorisation des barèmes et l’augmentation de l’encadrement. Ces points pourraient jouer sur l’attrait des hommes dans le secteur, mais ça ne fait pas partie des priorités pour l’instant», commente Rhéa Hajar, conseillère psychopédagogique du Secteur Enfance pour l’UNESSA, la fédération de l’accueil, de l’accompagnement, de l’aide et des soins aux personnes.
«Je ne comprends pas pourquoi on se pose encore ces questions à notre époque!»
Si certaines directrices restent sceptiques à l’arrivée des hommes, d’autres se montrent beaucoup plus enthousiastes. En route pour la crèche Winnie et Cie à Schaerbeek, à la rencontre de Rosemarie Capillon, directrice depuis 30 ans. Dans sa structure, pas de puériculteur, mais un musicien, un psychomotricien, un cuisinier et régulièrement des stagiaires masculins. «Je n’ai jamais eu d’a priori par rapport au fait que ce soient des hommes. Je ne comprends pas pourquoi on se pose encore ces questions à notre époque! Même chose au niveau des enfants: si elles le veulent, les filles jouent avec des camions et, s’ils le souhaitent, les garçons avec des poupées. Je suis certaine que les enfants qui dans leur milieu d’accueil sont confrontés à la diversité des genres seront des adultes plus ouverts. Dans dix ans, je crois qu’on verra plus de puériculteurs en crèche…»
En savoir plus
«Accueil de la petite enfance: ‘Changeons de paradigme’», une production de l’Agence Alter, octobre 2020.