«Et si notre civilisation s’effondrait»? Cette question n’émane pas de prédicateurs mayas ou d’eschatologues millénaristes. Il ne s’agit pas non plus du pitch du nouveau volet de Mad Max. C’est l’hypothèse très sérieuse de Pablo Servigne, ingénieur agronome et docteur en biologie, et Raphaël Stevens, éco-conseiller, auteurs du récent ouvrage Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage de génération présentes(1).
Fin des énergies fossiles, réchauffement climatique, extinction des espèces… À travers une recherche rigoureuse et transversale, ce livre fait l’état des lieux d’une planète au bord d’une crise globale, qui pourrait subvenir plus tôt qu’on ne le pense. Il consacre au passage la création de la collapsologie définie comme «l’exercice transdisciplinaire de l’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle». Rencontre avec Pablo Servigne, un «catastrophiste» revendiqué et lucide, qui a écrit ce livre par nécessité pour les générations présentes et à venir, mais aussi «comme une psychothérapie» pour affronter avec espoir et imagination le monde à venir.
A.É: Catastrophes naturelles, terrorisme, extinctions des espèces et crises économiques rythment l’actualité. Selon vous, le monde est proche, non pas d’une crise, mais d’un effondrement. Pourquoi avoir choisi ce terme?
P.S.: Le mot crise n’est pas adapté car il laisse supposer qu’on puisse revenir à la situation antérieure. Or, la convergence de toutes les catastrophes fait que ce mot est trop faible. L’effondrement permet en revanche d’embrasser tout ce dont il est question, le caractère incommensurable de ce qui nous arrive. La science de l’effondrement permet également de jouer sur plusieurs tableaux: l’imaginaire et la science dure. Nous sommes allés voir les publications scientifiques dont les constats sont bouleversants. Les chiffres sont très froids et trop abstraits pour le citoyen lambda. Notre livre est rigoureux, scientifique, mais touche aussi aux émotions et à l’imaginaire. Ce qui nous permet de dialoguer avec le public, aborder les nuances, cesser d’édulcorer le propos, quitter le déni.
A.É.: Vous qualifiez la collapsologie d’une «science de l’intuition»…
P.S.: Avec la science de l’effondrement, nous naviguons à l’intuition aidés par la raison. Les sciences dures sont nécessaires mais insuffisantes pour analyser des systèmes tellement complexes qu’ils nous placent dans le domaine de l’incertain. La science n’a aucun moyen de cerner pleinement l’avenir. On ne peut pas faire l’économie de l’intuition.
A.É.: Comment expliquer le déni de la société à l’égard de cet «effondrement» à venir?
P.S.: Il s’agit d’une question fondamentale. Tout le monde n’est pas dans le déni. On peut diviser la société en plusieurs catégories. Il y a ceux qui ne veulent pas savoir, ceux qui savent et n’y croient pas, et ceux qui savent et qui y croient. Il y a aussi un déni individuel et un déni collectif. Le déni individuel est une attitude qui ne veut pas affronter les problèmes, par manque de volonté ou par incompréhension des systèmes complexes. Ce livre vise d’abord à participer à ce savoir. Le déni collectif, celui des politiques par exemple, est une posture de non-croyance. Ils refoulent une nouvelle trop violente – comme les rapports du GIEC – ou la reformulent pour qu’elle rentre dans nos mythes de croissance et de compétition. On pense notamment aux lobbies industriels, que j’appelle «les marchands de doute». Ils viennent contredire les résultats scientifiques sur le climat pour garantir leurs intérêts économiques.
A.É.: Une autre forme du déni collectif est le verrouillage sociotechnique. Quel est ce phénomène?
P.S.: L’idée est qu’une société qui fait des choix techniques en reste prisonnières pendant des générations. Exemple: le moteur à explosion. Non seulement, on y est verrouillé, mais en plus toutes nos innovations servent à résoudre les problèmes causés par nos ancêtres. Les innovations «révolutionnaires» ont quant à elle du mal à percer. On sait pourtant que des alternatives, par exemple en matière agricole comme la permaculture ou l’agroécologie, peuvent être aussi productives que notre système actuel, avec moins de surface et en prenant soin de la bioversité et des communautés paysannes.
A.É.: Vous soulignez le paradoxe qui caractérise notre époque: «Plus notre civilisation gagne en puissance, plus elle devient vulnérable»
P.S.: On ne voit que le côté lumineux du progrès. Tout son côté obscur a été enfoui. Or, notre civilisation, malgré les multiples progrès, s’est coupée l’herbe sous le pied. J’aime illustrer ce paradoxe par la métaphore de la voiture. La voiture, c’est notre société, notre civilisation thermo-industrielle. Sur l’autoroute, nous roulons à 130 km/h avec le GPS, la climatisation et notre émission de radio préférée, en oubliant les êtres vivants écrasés au passage, l’énergie faramineuse qui est dépensée et la quantité de gaz d’échappement que nous laissons derrière nous. En fait, il faut revenir au message clé de l’écologie politique: «tout est lié». Quoi que nous fassions, chaque action nous revient, en termes de climat ou d’énergie par exemple. Et plus on refoule, plus ça nous revient violemment. L’exemple du pétrole est éloquent. Nous sommes aujourd’hui au maximum de la capacité d’extraction du pétrole. Selon l’Agence internationale de l’énergie, le pic mondial de pétrole conventionnel, soit 80% de la production a été franchi en 2006. Nous nous trouvons aujourd’hui sur «un plateau ondulant». Passé celui-ci, la production de pétrole commencera à décliner. Notre monde n’a jamais été aussi puissant et fragile à la fois.
A.É.: Pour que les habitants de cette planète «se réveillent», «sortent du déni», il leur faut peut-être du concret. La fin prochaine des énergies fossiles dont vous faites état largement dans votre ouvrage ne suffit-elle pas?
P.S.: Les études en psychologie disent qu’il faut deux ingrédients pour sortir du déni. D’une part, un état de connaissances claires. Nous considérons qu’il faut être catastrophiste, acter les catastrophes et les affronter, avec courage et lucidité. D’autre part, il nous faut des pistes de rechange, des chemins alternatifs. Les gens cherchent dans notre livre une manière d’éviter l’effondrement. Mais il est trop tard! Il faut imaginer des chemins alternatifs… Malheureusement, il est difficile de les trouver maintenant. Dans la forêt, grâce à l’effondrement du grand arbre, les jeunes pousses pourront s’épanouir.
A.É.: Certains ont pourtant déjà ouvert la voie …
P.S.: La posture de l’effondrement, c’est aussi faire le pari qu’on pourra s’en sortir. L’espoir de la fin du livre qui propose des chemins alternatifs n’est pas pour autant conditionnée par un succès. Nous sommes dans une posture d’«espoir actif» qui nous permet d’aller de l’avant (la notion d’active hope a été développé par l’éco-philosophe américaine Joanna Macy, NDLR). Cette idée transparaît dans les villes en transition: elles créent un imaginaire différent de l’écologie classique. Les adeptes de la transition sont à la fois lucides, catastrophistes et optimistes!
Propos recueillis par Manon Legrand.
(1) Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Seuil, 2015, 304 p., 19euros.
Aller plus loin
Pour suivre les conférences des auteurs autour de l’ouvrage, consultez le site de Pablo Servigne
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«Poder sin poder», un webdoc sur l’autogestion, A.É., 27 mai 2015.