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Culture

Lecture : Les poinçonneurs de l’IA

Avec son enquête «En attendant les robots», le sociologue Antonio A. Casilli met en lumière le «digital labor», composé d’un ensemble de petites mains invisibles nécessaires au fonctionnement des plateformes numériques.

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Avec son enquête «En attendant les robots», le sociologue Antonio A. Casilli met en lumière le «digital labor», composé d’un ensemble de petites mains invisibles nécessaires au fonctionnement des plateformes numériques.

Les robots ne vont pas remplacer les humains… L’ouvrage d’Antonio Casilli bat en brèche cette prophétie très répandue. Ce que s’attache à démontrer le sociologue dans son enquête sur le travail du clic, est, au contraire, que les robots ont encore bien besoin des humains pour entraîner la machine et réaliser les tâches que la technologie n’est pas encore capable de mener. «Le seul remplacement qui se laisse voir dans la transformation numérique actuelle est celui du travail des mains par le travail des doigts, à proprement parler le travail digital», avance l’auteur. Antonio Casilli distingue trois familles dans ce régiment de mains – voire de doigts (digitus en latin) – qui se cache derrière les plateformes numériques.

Il existe d’abord le travail à la demande – souvent résumé par l’ubérisation – qui, via des applications, permet au consommateur d’accéder à des services ou à des produits. Antonio Casilli se penche aussi longuement sur les microtravailleurs, tâcherons (personnes payées à la tâche ou à la pièce) du clic qui, à domicile ou depuis des fermes à clic – au nord mais surtout au sud du globe – filtrent des images, retranscrivent des textes, répondent à des études scientifiques ou font la description commerciale d’un produit. Des gestes fractionnés, un travail délocalisé et souvent occulté, une rémunération dérisoire. Un exemple: l’Amazon Mechanical Turk, qui doit son nom au Turc mécanique, automate de légende expert du jeu d’échecs derrière lequel se cachait un humain. Cette plateforme de crowdsourcing lancé en 2005 par Amazon exploite des milliers de «poinçonneurs de l’IA» (intelligence artificielle), comme l’auteur les nomme, sous-payés et effectuant des microtâches (principalement de l’analyse de contenu d’images).

À côté de ce prolétariat numérique, le digital labor se compose aussi de «volontariat». Nous, vous, consommateurs-producteurs, effectuant au quotidien, des tâches gratuites qui, bien qu’apparentées à du loisir, du jeu ou du plaisir (sur des réseaux sociaux ou applications bien connus), produisent de la valeur et enrichissent le capital d’entreprises.

Le fantasme de l’automation complète et de la fin du travail est entretenu à dessein, par les plateformes numériques en vue de continuer à s’enrichir, mais aussi d’aliéner les travailleurs du clic qui craignent l’obsolescence du travail humain à cause des machines, dont ils sont pourtant les rouages essentiels. Antonio Casilli insiste: «Plutôt qu’à la disparition programmée du travail, on assiste à son déplacement ou à sa dissimulation hors du champ de vision des citoyens, mais aussi des analystes et des décideurs politiques, prompts à adhérer au storytelling des capitalistes des plateformes.» Pour l’auteur, il est dès lors urgent que «la reconnaissance du digital labor s’impose comme un objectif politique majeur afin de doter les travailleurs digitaux d’une véritable conscience de classe en tant que producteurs de valeur».

«Une fois cette conscience acquise, que faire?», se demande Antonio Casilli en fin d’ouvrage. Entre la voie syndicale – transposer aux travailleurs digitaux les droits et protections des salariés ou requalifier les activités des usagers-travailleurs en employés –, et une autre qui viserait à introduire une forme de forme de coopérativisme des plateformes, dans la mouvance de l’économie sociale et solidaire (avec le risque, souligné dans l’ouvrage de récupération par les GAFAM, géants du Web — Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), l’auteur propose une troisième voie: le commun. Considérant que ce que nous produisons par notre travail du clic constitue des communs de données et de ressources, Antonio Casilli avance la piste d’une gouvernance collective des données ainsi qu’un «revenu universel numérique» financé sur la base d’une fiscalité du numérique. Et en attendant? «Faire une petite écologie des dispositifs qu’on a sur nous», conseillait-il récemment au micro nocturne d’Edouard Baer.

Antonio A. Casilli, En attendant les robots, Enquête sur le travail du clic, La couleur des idées, Seuil, janvier 2019.

Manon Legrand

Manon Legrand

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