À Paris, Bruxellois et Franciliens se réunissaient à l’initiative de la Cocof pour réfléchir à l’identité plurielle de leurs territoires, aux dispositifs à mettre en place pour recréer du lien social avec des communautés qui se vivent parfois comme antagonistes. C’était un mois avant les attentats de Paris1.
«En France, la cohésion sociale reste principalement portée par les pouvoirs publics et est moins en lien qu’en Belgique, avec le milieu associatif, ce qui fait que, dans l’accueil des réfugiés, par exemple, la mobilisation civile a été moins importante à Paris qu’à Bruxelles», reconnaît la déléguée générale du Forum européen pour la sécurité urbaine, Elizabeth Johnston, qui connaît bien les deux capitales. Mais depuis quelques années, le renforcement des liens de proximité fait également partie en France de l’intervention sociale, en faisant de plus en plus appel aux acteurs de terrain. «Les collectivités locales ne peuvent plus tout gérer, à la fois pour des questions financières, mais aussi pour des questions de pertinence. Les municipalités se rendent de plus en plus compte qu’elles ont besoin d’adapter constamment leur dispositif à la spécificité des publics qui sont rencontrés, avec des attentes de la société civile de plus en plus complexes.»
Dans cette volonté d’associer le tissu associatif à une politique locale, il faut citer le «contrat de ville», dispositif qui permet de réaliser des projets de renouvellement urbain dans certains quartiers «prioritaires». Dans chacun de ces quartiers, une équipe de développement local (EDL) remplit une mission d’animation et de coordination.
Laure Monchauzou travaille dans une de ces équipes dans le 10e arrondissement parisien. «Notre objectif, c’est d’animer la vie locale, en impulsant des projets, en rassemblant l’ensemble des acteurs locaux, habitants, associations ou services publics… Ce travail de terrain structure une série d’actions de développement local, en répondant aux besoins identifiés auprès des populations les plus précaires, en collaboration avec la mairie», explique-t-elle. Dans le 10e, les défis sont multiples évidemment, dans un quartier où se trouve une population maghrébine, subsaharienne et indo-pakistanaise importante. L’arrondissement contient les deux quartiers principaux d’immigrés indiens de Paris, l’un entre la gare du Nord et la station de métro La Chapelle et l’autre vers le faubourg Saint-Denis. Des défis d’autant plus nombreux que l’arrondissement est en plein «embourgeoisement urbain» (ou «gentrification»). «Du coup, ces populations présentes depuis longtemps, précaires de surcroît, se retrouvent marginalisées. Cela accentue leur précarité sociale. Elle est plus visible, surtout dans l’évolution d’un quartier où les commerces se développent, les loyers augmentent…» Tout le travail de Laure Monchauzou, c’est d’éviter à ces populations d’être littéralement chassées du jour au lendemain. «Mais notre prise est malheureusement minime…», reconnaît-elle.
De la ville ouvrière à la ville-monde
Car, dans ces relations entre municipalité et associations, il semble qu’il y ait un réel processus d’ethnicisation des relations sociales et des politiques locales, en dépit d’un contexte français, celui de l’identité nationale, où le recours à des catégorisations ethniques est pourtant officiellement proscrit. C’est toute l’analyse menée par Élise Palomares, socio-anthropologue de l’Unité de recherches «Migrations et société» à Paris. «Avec la fin de la ville ouvrière, la lutte des classes n’a plus constitué un prisme dominant dans la définition des identités collectives et individuelles; les idéaux de solidarité et d’antiracisme ont alors occupé une place centrale dans la construction d’une nouvelle identité locale, celle de la ville-monde.»
Selon Élise Palomares, ce glissement a accompagné également la redéfinition de l’immigration comme étant «le problème public» national et local, amalgamant les problèmes sociaux, les immigrés et leur concentration résidentielle dans certains quartiers. «Cette nouvelle donne émerge dans les années 1970. Elle est fondée sur la promotion d’une définition ethnicoculturelle de l’appartenance locale, dans laquelle les nouveaux migrants sont définis comme des porteurs de cultures différentes de celles des autochtones.»
Cette fabrique d’autochtonie locale connaît une traduction administrative concrète dont on peut observer les effets discriminatoires dans les attributions de logements et les politiques de démolition des foyers, par exemple. «Dans ce mouvement, le processus de minorisation des migrants va à rebours d’une lecture communément partagée selon laquelle les municipalités ne seraient pas ‘aveugles’ aux origines; au contraire, elles les relayent, voire produisent des catégories ethniques et ‘raciales’ au quotidien dans les politiques territorialisées de gestion du chômage, d’accompagnement de la gentrification, dans l’attribution de logements, l’animation socioculturelle ou encore dans les dispositifs participatifs nécessitant des actions volontaristes en vue de leur intégration.»
Pour autant, ces frontières ethniques et raciales qui se dessinent dans certains quartiers ne sont pas figées: «Elles évoluent au gré des conflits, alliances, réinterprétations et contournements qui se jouent quotidiennement dans la ville et au sujet de la ville entre élus, administration, mouvements associatifs et partisans», conclut Élise Palomares.
Fil infos : « Dans le travail social, les tensions identitaires sont de plus en plus marquées », interview d’Edouard Delruelle, Rafal Naczyk, 5 septembre 2014
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Article rédigé le 10 novembre 2015 à la suite du colloque Bruxelles-sur-Seine, «De la fin des territoires à l’émergence de communautés plurielles», où des praticiens et des chercheurs bruxellois et franciliens se croisent et travaillent à de nouvelles voies de conciliation.