À l’instar de l’esprit de sa narratrice, éparpillé façon puzzle, le récit de notre excursion à Jette sera pour le moins méandreux. Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville, disait le poète. Ce n’est pas la fête au village. Ce mois de novembre sent le sapin.
Par une soirée de mardi maussade, brrrrr, nos pas nous mènent donc à l’Excelsior, grand carré vitré boisé QG d’habitués à côté de la gare SNCB. La déco affole ma rétine: autocollants, planches de surf/skate, plaques de pub métalliques, photos, cadres, affiches de film comme La femme-sandwich avec Michèle Mercier, plantes et deux trois restes de Toussainloween de type citrouille et squelette suspendu au bar. On ne sait pas où donner de l’œil.
Le public présent est mixte en genre et en âge. C’est service au bar mais le serveur passe dans les tables, en quête d’une calculette ING pour passer sa commande chez Ubereats.
Nous assistons attendries à un échange éthylique entre deux quinquagénaires.
«On va dormir hein?»
«Tu t’imagines le nombre de soucis que tu t’es épargnés aujourd’hui à ne pas écouter le JT? Depuis que je suis petit, c’est comme ça. Y a pas de journal des bonnes nouvelles.»
«La seule bonne nouvelle que j’ai entendue aujourd’hui, c’est qu’on n’a pas de gouvernement. On est en affaires courantes.»
«Et la Californie brûle? J’en ai rien à foutre. Bien fait pour leur gueule aux Américains. Moi ce qui m’emmerde, c’est que c’est Arnold Schwarzenegger qui est gouverneur, c’est un ardent défenseur de la planète.»
«On a bu tout ce qu’on a payé?»
Juste derrière nous, un baby-foot où un jeune rasta dispute une partie acharnée avec un petit chauve de 40 ans. C’est tellement physique que le rasta retire une couche. Réaction directe de son adversaire à notre endroit: «Mesdemoiselles, attention, ça fouette quand il lève les bras.»
Plus loin, un couple partage un moment d’une rare complicité. Monsieur feuillette la gazette machinalement. Madame scrolle sur son smartphone nonchalamment. Pas d’échange, pas de regard. La solitude ensemble.
«Mais saloperie de mes couilles!» (volume maximum)
«En plus de sentir sous les bras, il est vulgaire!»
Cette saillie sort monsieur gazette de sa lecture et semble beaucoup l’amuser. Un peu de distraction inopinée.
Voilà que madame lâche l’appareil. Elle regarde dans le vide, l’air inspiré. Elle regarde monsieur qui ne la regarde pas. Et elle replonge. C’est alors qu’il lève les yeux de sa page. Trop tard. Chassé-croisé des regards.
Dans le fond, à droite, nous repérons une grande tablée exclusivement masculine. Un monsieur à longs cheveux blanc est assis à côté d’eux et semble les surveiller. Il sort d’un sac en tissu une sélection de vinyles. Qui tournent entre les mains des présents. Comme de précieux trésors, ils les contemplent sous toutes leurs coutures, les manipulent avec délicatesse, affection. Il y a du Pathé, du Columbia, de l’Odéon, de l’Omega… Ils échangent religieusement en anglais, en français.
«Merci Michel!»
L’homme à cheveux blancs est, semble-t-il, le «dealer» de disques.
Il se gratte le cuir chevelu et fixe des yeux une affiche sur le mur: And you don’t have to be a stewardess to fly her.
Le serveur discute avec un couple au bar, il montre des photos de lui, avec sa femme et son enfant.
«Ah, elle est chouette celle-là!»
Il parle de sa maison, près de la mer.
Face à un portrait de Patrick Dewaere, immergée dans le brouhaha, elle se perd dans ses pensées. La tristesse est un océan et elle va s’y noyer.
Pour contrer l’inertie, je décide d’aller aborder le vieux monsieur du bar. Et de le brancher sur le thème du dossier d’Alter Échos. Qu’est-ce qu’il en pense de la santé mentale, hein? Les gens vont-ils bien selon lui?
Sa réponse tient du bon sens. «Comment voulez-vous savoir comment les gens se portent en ville alors que les contacts ne vont pas au-delà du bonjour bonsoir? Les gens ne se regardent pas.»
Pierre, c’est son prénom, vit à Ganshoren mais vient régulièrement à l’Excelsior (mais attention, il n’est pas «un pilier de comptoir!»).
«C’est un autre milieu, il y a des jeunes et des plus vieux, un autre contact entre les personnes. Le patron ne sert pas aux tables, du coup on se rencontre tous, on échange, on s’entraide. On parle de politique.»
Son dernier débat en date l’opposait à un Serbe pro-Poutine. Une véritable joute verbale, très courtoise, où il s’est amusé à déconstruire chaque argument avancé pour célébrer l’ancien membre du KGB, avec l’espoir ténu d’avoir un tout petit peu influencé le jugement de son interlocuteur.
«Je suis pour le système américain, poursuit-il, ravi de pouvoir digresser auprès d’une oreille attentive. Pas pour Trump, mais pour le système. On dit les transports gratuits en Belgique? Il y a 600 millions de déficit à la TEC. Les socialistes ont fait de bonnes choses, ils ont des convictions. Mais ils ne veulent pas faire de concessions. La principale préoccupation de Magnette, c’est le social. Mais avec quel budget?»
Lorsque je parle d’une taxation plus équitable pour financer les politiques sociales, il me donne tout de même raison.
«Au niveau européen, il faut réfléchir à un système pour une taxation harmonisée dans tous les pays.» Enchaînement sur la colère citoyenne: «Les gilets jaunes, ce sont des gens qui se trouvent au bord du gouffre. Je comprends leur colère. J’ai même pensé à une forme de révolution. Mais c’est plus à mon âge que je vais aller taper», dit-il d’un air malicieux.
Je quitte Pierre pour rejoindre Lucie et les joueurs de baby-foot déchaînés.
«Mes couilles!»
On relève gentiment qu’ils sont fort branchés «testicules».
«Mais venez jouer! Des couilles dans la bouche d’une femme, ça peut être sympa…»
Cette répartie audacieuse nous laisse sans voix. Heureusement, Pierre fait diversion en m’offrant un verre. Que j’accepte avec plaisir tout en changeant de perspective.
Côté banquette du fond, j’assiste ainsi à un tête-à-tête concentré: une femme abattue écoute un homme persuasif qui martèle ses propos à coups de poing dans les airs.
Ils parlent de leur expérience parentale difficile.
«Partout où je vais, on me demande où est mon fils et je dis: ‘Mon fils est mort’.»
«Il faut éviter les émotions comme la colère et la haine…»
«Tu essaies de faire de ton mieux mais tu n’entres plus en contact avec lui.»
«Mais on ne se parle plus, on se déteste.»
Faut-il lâcher prise? Faut-il persister dans une relation difficile, fût-elle une relation filiale, une relation de sang? Vaste débat…
À l’extérieur, un trio de fumeurs cause de la Belgique avec un grand B. La Belgique est un pays, et doit manifestement le rester.
«Quand y a eu Bye Bye Belgium sur la RTBF, moi j’ai pleuré.»
«Ici, c’est n’importe quoi, la Fédération Wallonie-Bruxelles, moi, je m’en fous. Je suis Belge.»
«19 communes, attends, ça veut rien dire ça, tu veux faire une ligne de bus, ça prend des plombes. À Paris, ils ont voulu faire un métro puis voilà, c’était plié!»
Revoilà Pierre qui cherche le dernier contact. L’émotion affleure d’un coup.
C’est l’instant confidences. Il m’explique que sa mère est en soins palliatifs. Il a 72 ans, elle en a 98, il l’accueille chez lui et s’en occupe tout le temps. Il lui donne à manger, il l’habille.
«La vie n’est pas facile», conclut-il. Je ne peux que lui donner raison et relativiser humblement.
Pierre était pilote d’avion de chasse, modèle F104G précisément. «Va voir sur Internet quand tu rentres, me dit-il en souriant. C’était un autre temps…»