« Il n’est pas possible d’avoir une croissance infinie dans un monde fini. » Cette idée qui gagne du terrain est le leitmotiv des décroissants. Paul Ariès,fondateur du journal d’analyses politiques Le Sarkophage, critique acerbe d’une gauche en manque de radicalité, était invité à Namur par le Service insertionprofessionnelle (SIP) de la Fédération des CPAS. Revenant sur les principaux points de rupture de son idéologie avec les courants politiques dominants, il a notammentinsisté en véritable tribun sur le combat qui oppose depuis deux siècles les gauches antiproductiviste et productiviste.
Alter Echos – Sectes, malbouffe, mondialisation, décroissance… Vos combats sont multiples. Vous ne vous essoufflez donc jamais?
Paul Ariès – Ma femme me dit souvent que j’ai un mode de vie contraire à mes valeurs. J’assume. Car on ne peut pas tenir un discours et ne pas agir. Nous sommesréellement dans l’urgence. Ce qui est plutôt plaisant, c’est de voir que les idées marginales que nous mettions en avant il y a dix ans, sur la nécessité de ladécroissance, le ralentissement, le partage, sont reprises aujourd’hui dans tous les débats. C’est une semi-victoire. Je dis semi-victoire car, pour l’instant, il n’y a pas detraduction politique derrière tout ça. Même quand on parle de développement durable ou de croissance verte.
AE – Vous vous dites « objecteur de croissance ». Qu’entendez-vous par décroissance ?
PA – La décroissance ce n’est pas le retour en arrière. C’est plutôt le pas de côté. Notre mode de société actuel, fondé sur le« toujours plus », n’est plus viable. Il faut se donner des limites. Ce sera la grande question du XXIe siècle. Le « plus = mieux » aété relativement vrai jusque dans les années 70. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. On va dans le mur, que ce soit sur le plan environnemental ou social. C’est la fuite en avantpermanente. La décroissance, c’est la relocalisation contre la mondialisation, le ralentissement contre le culte de la vitesse, la coopération plutôt que la concurrence, la viesimple plutôt que l’accumulation et l’abondance, la gratuité plutôt que le tout payant. Globalement, c’est moins de biens, plus de liens.
AE – La crise que connaissent les économies occidentales depuis deux ans est-elle la réalisation de la décroissance ?
PA – Non, car la décroissance est moins la croissance négative que la sortie de l’objectif de la croissance pour la croissance. Dans une économie où tout estorganisé autour de l’augmentation sans limites de la production, un capitalisme qui a pour règle, comme l’a montré Marx, la circulation élargie du capital, la croissancenégative est forcément catastrophique pour les populations. Pas pour le capital : la récession sert aux entreprises à rétablir leur niveau de profit enéliminant leurs concurrents les plus faibles, à réduire les rémunérations et les droits des salariés, à obtenir des avantages de l’État,à démanteler le droit du travail, l’environnement, les infrastructures sociales… Pour les capitalistes, la récession sert à tout recommencer en pire qu’avant, alors quele projet de décroissance est de tout recommencer entièrement différemment : sortir du capitalisme et de la religion de la croissance, qui a contaminé jusqu’aux paysde l’Est.
AE – Vous attaquez de plein front le concept de développement durable. Pourquoi ?
PA – Parce que le développement durable est un oxymore. Il laisse croire qu’on a trouvé la solution pour sauver la planète et qu’il pourrait y avoir unepossibilité de développement infini sur une planète finie. Pour nous, décroissants, c’est une vraie ligne de démarcation. En France, le développementdurable est symbolisé par deux courants. Le premier est celui de Nicolas Hulot, qui veut polluer un peu moins pour pouvoir polluer plus longtemps, et qui met tout le monde dans le mêmesac, comme si le RMIste avait la même responsabilité que le patron de firme internationale. Mais un autre courant du développement durable tend à le supplanterauprès du pouvoir, représenté par Claude Allègre, la présidente du patronat Laurence Parisot, Yann Arthus-Bertrand : ils disent qu’un peu de croissance pollue,mais que beaucoup de croissance dépollue. On ne parle d’ailleurs plus beaucoup de « développement durable », mais de « croissance verte », ce qui al’avantage d’être plus clair. C’est le projet très sérieux que s’est fixé la droite. Un projet qui passe par l’adaptation de la planète,l’adaptation de l’écologie et l’adaptation de l’humain à travers le « transhumanisme », pour permettre au système de perdurer.
AE – L’écologie politique estime qu’il est possible de passer à une économie décarbonisée, génératrice de milliersd’« emplois verts »…
PA – Oui, le développement durable laisse croire qu’on pourrait réconcilier économie et écologie. Or ce n’est pas conciliable, c’est une vue del’esprit que payeront les milieux les plus populaires. Ce qu’il faut au contraire c’est « déséconomiser » nos sociétés.
AE – Cela ne risque-t-il pas de générer un chômage de masse et d’aggraver la situation des plus pauvres ?
PA – Tout le monde sait que 20 % des humains s’approprient 80 % du gâteau. Notre comportement entraîne des effets dévastateurs notamment sur les ressourcesplanétaires qui engendrent des effets graves. Avec aucun espoir de rattrapage : si tous les humains devaient vivre comme nous, la Terre n’y suffirait pas. Donc la croissance, rouge, verteou bleue, n’est pas la solution, ni pour les pays riches, ni pour les pays pauvres. Ces derniers devront affronter d’autres façons de satisfaire les besoins fondamentaux de l’humanité.Mais la décroissance, ce n’est pas se serrer la ceinture, c’est refonder la société en renouant avec le principe d’espérance.
AE – Comment peut se concrétiser ce « pas de côté » ?
PA – A travers plusieurs démarches. D’une part, la simplicité volontaire : un mode de vie individuel socialement et écologiquement responsable. D’autrepart, l’expérimentation collective : les coopératives de distributions, les associations pour le maintien d’une agriculture paysanne, etc. Mais aussi par un revenu garanti àtous, par exemple, fondé sur une monnaie nationale, une monnaie régionale garante de la relocalisation des activités économiques et des circuits courts, la gratuitédes services publics, l’eau, l’électricité. En face du revenu garanti, il faut aussi mettre en place un revenu maximal autorisé, ce que Roosevelt avait déjàimaginé et mis en place durant la Seconde Guerre mondiale.
AE – L’id
ée d’une allocation de base inconditionnelle est débattue depuis des années… Sans aucune concrétisation. N’est-ce pas utopique ?
PA – Peut-être. Mais depuis les années 70, où quelques expériences avaient été tentées aux Etats-Unis, la situation a radicalementchangé. L’économie tertiarisée et ouverte d’aujourd’hui accroît les chances des travailleurs qualifiés, mais réduit celles des moins qualifiés etexpulse les plus faibles. L’Etat-providence, qui avait été conçu pour une autre réalité, est désormais montré du doigt : pourquoicoûte-t-il si cher s’il n’empêche pas la montée, ici du chômage, là de la pauvreté, et partout de l’exclusion ? Face à ce qu’il faut bien appeler unéchec des politiques de solidarité, l’idée du revenu garanti s’impose presque naturellement. On sait aujourd’hui que le « piège de lapauvreté » a des fondements économiques objectifs : une fois obtenue l’aide publique, ce qui est souvent long et compliqué, on s’y accroche tant qu’on n’a pastrouvé un travail assez sûr pour justifier d’y renoncer.
AE – Avec un revenu garanti, il n’y aura plus besoin de travailler ?
PA – Ce n’est pas la fin du travail. C’est la fin du travail obligatoire et le début d’un travail libéré, émancipé. Le revenu garantiserait attribué à tous, indépendamment du fait que l’individu travaille ou non. Il permettrait à chacun de subvenir à ses besoins fondamentaux. Mais pournous, la notion de revenu garanti doit être impérativement couplée avec celle de revenu maximal autorisé. Moi, j’ai été très marqué parune intervention du ministre de la Santé du Brésil. Il disait « si on continue sur la voie des inégalités, on ne pourra bientôt plus parler del’Humanité comme un genre au singulier ». Parler de revenu maximal autorisé, c’est parler d’un tabou qui est celui de la dualisation de lasociété.
AE – Avec d’autres penseurs, vous militez en faveur d’un ralentissement des villes. Pourquoi ?
PA – Ce que le mouvement ouvrier a fait au sein de l’entreprise en luttant contre les cadences infernales est relayé aujourd’hui à l’échelle de nossociétés et d’abord dans nos villes puisque c’est là que la course se manifeste sous la forme la plus pathologique. Nous n’avons jamais eu une espérance de vie si longue,et pourtant le temps nous apparaît compté. Nous sommes pris dans un découpage parfois frénétique de nos journées. La vitesse, qui a aidé le mondeà basculer dans la modernité, il y a deux siècles, est peut-être en train de le précipiter vers l’abîme. La limite que l’homme peut supporter sur le planindividuel comme sur les plans écologique et politique a été atteinte. Nous n’accélérons plus pour améliorer les choses mais pour les maintenir enl’état et garantir l’ordre social. N’oublions pas l’existence d’un récit dominant qui nous incite à cette course. Le dérèglement de notre rapport au temps nourritl’autre grand dérèglement, celui du rapport à l’argent qui nous a conduits à la crise actuelle, écologique, sociale, financière, mais aussi culturelle etpsychique. Nous sommes pressés et cette pression nous vient autant de l’intérieur, donc de nous, que de la société à flux tendus dans laquelle nousévoluons.
AE – Le mouvement « Slow Food », le réseau « Cittaslow » ou celui des « Transition Towns » ouvrent-ils une voie concrèteà la décroissance ?
PA – Nous sommes dans une longue phase de transition qui passe par la multiplication des engagements concrets. Les propositions de désertion de la guerre économique, les modesde vie alternatifs qu’expérimentent ou soutiennent les minorités actives de l’écologie (écovillages, simplicité volontaire, lien direct entre consommateurs etproducteurs bio…) créent de nouvelles habitudes, rendent désirable un autre modèle que le capitalisme, inventent un autre imaginaire, influent sur les valeurs de lamajorité pour libérer sa conception du bien-être du piège consumériste… Ralentir sera donc affaire individuelle et collective, car le changement est difficileà long terme s’il n’est pas porté par la société. « Entrer en décroissance », c’est un peu comme entrer en résistance. Cela demande uneffort, une remise en question, peut-être même des sacrifices. Mais cela vaut peut-être la peine d’essayer. Car il faut revenir enfin à l’homme comme la mesure de toutechose, privilégier le temps naturel et social au temps mécanisé.
AE – D’aucuns, parmi lesquels des intellectuels de gauche, voient dans la décroissance une « vieille idée réactionnaire »…
PA – Réactionnaire, non. Conservatrice, oui. On peut être de gauche et conservateur, vouloir la conservation de la planète, et des modes de vie traditionnels, populaires.Jusqu’au rôle des parents et de l’autorité, nécessaire dans la société. Ceci dit, je reste de gauche, et j’affirme qu’il ne peut pas y avoir d’union sacréegauche-droite pour sauver la planète. Pour vivre, la démocratie a besoin de dissensus.
AE – Dans vos ouvrages, vous fustigez la gauche. Que lui reprochez-vous ?
PA – La gauche partage avec la droite l’effroyable bilan en matière d’environnement. Et quand la droite est aujourd’hui capable d’avoir un contre-projet, le capitalisme vert, lesgauches restent aphones. Au fond, la gauche n’a jamais été à la hauteur de la droite pour réussir une société de consommation, productiviste. Dans lemême temps, elle a toujours refusé de changer de modèle. La gauche d’aujourd’hui est trop sage, trop sérieuse. Elle est un monstre froid. Elle peut en mourir, sauf àretrouver une autre gauche, oubliée, anti-productiviste, poétique, rebelle, une gauche maquisarde qui appelle à faire sécession. La gauche doit abandonner le mythe del’opulence, et retrouver le partage, la gratuité.
AE – La gratuité ?
PA – Oui… La force du capitalisme, c’est qu’il est efficace. Il sait susciter le désir, et le rabattre sur le système marchand. Il faut lui opposer un principe aussifort, la gratuité, qu’on a chevillée au cœur, qu’on expérimente avec les services publics, les associations… Il faut étendre cette sphère de lagratuité en fonction du bon usage. Rendre gratuite l’eau potable, par exemple, mais faire payer très cher ou même interdire l’eau pour arroser les terrains de golf ou remplir lespiscines privées.
AE – Si la décroissance suscite les passions, ses partisans restent minoritaires. Comment comptez-vous porter vos idées devant les Français ?
PA – Un appel a été clairement lancé pour que, durant la présidentie
lle de 2012, nos idées soient sur le devant de la scène. Pour l’instant, ellesaniment les débats. Demain, il faudra une traduction politique. Nous allons mener campagne, tenir des meetings, monter des collectifs, questionner les candidats. Nous serons clairement des« empêcheurs de croître et de se développer en rond ». Ce sera l’émergence d’un nouveau parti politique. Dans la décroissance, nous avons eu les« mots-obus » pour pulvériser la pensée économique dominante : l’anticapitalisme, l’antiproductivisme, l’anticonsumérisme. Maintenant, nousavons les « mots-chantiers », comme le ralentissement, la relocalisation, la coopération, la gratuité. Il faut dire que la société du« toujours plus » est une société très efficace sur le plan anthropologique. Il faut donc lui opposer quelque chose d’aussi attractif. Or la seulechose aussi attractive, c’est la notion de gratuité et celle de revenu garanti.
– (avec Florence Leray) Daniel Cohn-Bendit, l’imposture, Editions Max Milo, 2010.
– La simplicité volontaire. Contre le mythe de l’abondance, La Découverte, 2010.
– Ralentir la ville, pour une ville solidaire, Editions Golias, 2010.