Anthropologue, sociologue et trader dans une autre vie, célèbre pour avoir notamment annoncé la crise des subprimes en 2007 (Vers la crise du capitalisme américain, La Découverte), Paul Jorion partage aujourd’hui ses réflexions à contre-courant de l’économie dominante sur son blog, financé par le public, et dans ses livres. Dans son dernier ouvrage publié au printemps Le dernier qui s’en va éteint la lumière, essai sur l’extinction de l’humanité, il avance que l’espèce humaine disparaîtra d’ici deux ou trois générations. La crise environnementale, le système financier au bord de l’implosion et notre incapacité à faire face à la robotisation de la société composent la grande vague qui va nous engloutir. A-t-on des chances de s’en sortir? Même pas… Paul Jorion considère que l’espèce humaine – trop attirée par le chiffre et convaincue de son sentiment d’immortalité – n’est pas déterminée et outillée pour éviter ce destin. L’ouvrage se veut-il un appel à agir ou un épitaphe? L’auteur, décrit tantôt comme un prophète de malheur ou un semeur de panique, ne sait pas trop lui-même. «Pourquoi ne pas espérer que (notre espèce) survive et tant qu’à faire, et pour changer un peu, dans un bonheur moins chichement et plus généreusement partagé…», lance-t-il, comme une bouteille à la mer, au terme de 300 pages désabusées sur notre espèce. Tentative d’y voir plus clair… Avant qu’il ne soit trop tard.
Alter Échos: Avant de parler de votre livre, je voudrais avoir votre réaction sur le jugement du LuxLeaks condamnant à 18 mois de prison les deux lanceurs d’alerte qui ont mis au jour les pratiques fiscales décriées du Grand-Duché.
Paul Jorion: Il faudrait que les autres pays boycottent le Luxembourg et lui fassent sentir qu’il doit cesser ces pratiques et rendre des comptes. J’espère que ce jugement retentira sur l’affaire Kerviel, qu’il fera comprendre que la base, les citoyens, commencent à être très irrités par la manière dont les dirigeant se conduisent. Ils cherchent des bouc-émissaires, des lampistes, et puis s’en lavent les mains. Sur le plan personnel, je refuse désormais de donner conférences au Luxembourg pour le montrer que ça n’est pas «business as usual». Cette affaire met aussi en lumière la politique de tolérance des autres pays. La première fois que le Luxembourg fait du dumping fiscal remonte aux années trente. Les autres pays ont été tolérants, arguant que c’est un petit pays. Ce raisonnement pouvait tenir la route quand la croissance était extraordinaire. Mais quand on s’aperçoit que l’argent qui disparaît dans l’évasion fiscale constitue des sommes considérables, le regard change. On a pris l’habitude de subventionner l’État Providence par la croissance. Quand il n’y a plus de croissance, ou bien on le supprime – avec le risque de mécontenter les citoyens – ou bien on le finance autrement, en ne laissant pas disparaître de l’argent.
A.É.: A ce propos, les Panama Papers ne sont pas selon vous une révélation de lanceurs d’alerte mais il s’agit d’une offensive politique (entretien avec Paul Jorion, dans Télérama, 5 avril 2016). Quels sont les éléments qui vous permettent de le prétendre?
P.J.: La taille de ce qui a été volé : plus de 11,5 millions de documents. C’est beaucoup plus que Wikileaks (près de 100 000 documents américains avaient été révélés le 25 juillet 2010, ndlr) ! Certains ont avancé que la révélation des Panama Papers était soutenue par Georges Soros (financier américain, ndlr). C’est probable, mais Soros a fait ça de concert avec des gouvernements « de gauche » car il est « de gauche ». Obama l’a certainement soutenu. Hollande également. Il a d’ailleurs été le premier à se féliciter de la publication de ces dossiers, ce qui m’a surpris. Depuis quand des présidents sont les premiers à féliciter un lanceur d’alerte ? Il n’était pas si enthousiaste sur Snowden ou Assange… Il s’agit selon moi d’une grosse offensive politique pour récupérer l’argent de l’évasion fiscale. Ce qui me surprend le plus est l’indignation soudaine. On semble découvrir des choses. Mais pourtant, rien n’est neuf. On connaît l’existence des paradis fiscaux depuis tellement longtemps.
A.É.: Revenons à votre livre. Vous avancez que l’un des plus grand danger pour la planète est la spéculation financière. Pourquoi?
P.J.: J’ai fait carrière dans la banque pendant 18 ans. Je me suis dit qu’il y avait des trucs qui ne marchaient pas du tout. La spéculation arrivait en tête. Par spéculation, j’entends les paris à la hausse ou à la baisse sur les produits financiers. Elle était interdite dans tous nos pays jusqu’à la fin du 19ème siècle, parce qu’elle était considérée comme dangereuse. Il faut se demander pourquoi on l’a autorisée un jour? Les arguments de l’époque étaient très creux, on justifiait ce choix par «la modernité, le progrès». Il s’agit tout simplement de lobbyisme, de prédation sur l’économie. Personne ne s’en prend à la spéculation, alors qu’elle détruit la planète depuis la fin du XIXème siècle. On a tiré aucune leçon de la crise de 2008, on laisse les capitaux spéculatifs circuler comme autrefois avec un danger de volatilité dans toutes les économies.
A.É.: Selon vous, les robots vont remplacer l’homme et donc tuer l’emploi. Vous voilà bien plus pessimiste dans cet ouvrage alors qu’auparavant où vous évoquiez le potentiel libérateur des robots. Les robots sont-ils encore vos amis?
P.J.: Oui, il faut les aimer les robots. Il ne faut pas permettre aux robots de travailler juste pour les gens qui ont de l’argent. On les a voulus pour qu’ils nous libèrent, pas pour qu’ils nous mettent au chômage. La personne qui est remplacée par une machine doit en bénéficier. Elle doit recevoir une partie de l’argent que la machine va rapporter au fil des années. Mon idée est de constituer une caisse commune qui serait financée par une taxe «Sismondi» (du nom de l’économiste Simonde de Sismondi, NDLR) sur la productivité des machines. Mais l’idée de taxer les machines n’est pas encore très acceptée dans la presse financière… Pourtant, taxer des créateurs de richesse est très logique.
A.É.: Vous citez une phrase de Mad Max: «L’espoir c’est une blague, ou bien on arrive à réparer, ou bien on devient fou». Restons dans le 7ème art. Avez-vous vu le documentaire Demain résolument optimiste qui est allé à la rencontre de solutions et d’alternatives. Et qu’en pensez-vous?
P.J.: Faut-il vraiment fonder les espoirs là-dessus ? Tant mieux que ces alternatives existent mais je ne peux pas les mentionner dans un livre sur l’extinction de l’humanité. On ne peut pas parler uniquement d’alternatives et du film Demain… Les monnaies complémentaires, la pratique du vélo sont tellement marginales par rapport à l’économie d’un pays. Ce sont des sommes insignifiantes… Loin de moi l’envie de tout numériser ou de toute réduire à la monnaie. L’argument essentiel est que ces solutions ne sont pas généralisables. Le vélo pour tous dans une ville comme Bruxelles est irréalisable selon moi. À moins de fournir à chacun des vélos à moteur. Même chose pour les monnaies complémentaires, elles sont réalisables à l’échelle d’une ville mais elles ne peuvent pas remplacer un vrai système monétaire.
A.É.: «Nous souffrons d’un manque total d’imagination, nous affichons un optimisme irraisonné que nous appelons espérance (…) Nous ne sommes disposés à sauver notre espèce de l’extinction qu’à une seule condition: si cela peut rapporter», écrivez-vous aussi. En fait, vous ne faites pas du tout confiance à la société civile, à l’espèce humaine…
P.J.: Nous sommes une espèce animale qui a différents types de comportement. On est versatile mais on est aussi une espèce colonisatrice. On pollue, on envahit. Mais nous sommes aussi des gens ingénieux capables de trouver des solutions. Il faut des solutions qui viennent de la base – bottom up – mais elles doivent être accompagnés d’une réponse en haut. On ne peut pas demander aux gens d’être vertueux si le cadre pénalise la vertu. On peut leur demander d’être vertueux dans un cadre où les vertueux ne sont pas les premiers éliminés par la suite…
A.É.: Par contre, vous avez écrit pas mal d’articles sur le mouvement Nuit Debout sur votre blog. Pourquoi ce mouvement vous inspire-t-il?
P.J.: Il existe une dimension collective très intéressante: des remises en question, des confrontations. Des personnes qui ont des horizons de réflexion très divers découvrent d’autres horizons, formulent leur façon de penser. On me demande souvent en conférence «Qu’est-ce qu’on peut faire pour changer?». Je réponds que les citoyens ont un pouvoir extraordinaire par rapport à d’autres époques pour se faire entendre et s’organiser en groupe, sur les réseaux sociaux ou en vrai. Nuit Debout en est un exemple, comme l’ont aussi été les Printemps arabes.