La robotisation et le développement de l’intelligence artificielle ne suscitent pas seulement des inquiétudes pour le marché de l’emploi. Le remplacement de l’homme par la machine interroge sur la place du travail dans nos représentations sociales, mentales, sur la spécificité du travail humain. Sommes-nous prêts à encaisser ce «tsunami» social? Éléments de réponses avec le philosophe Pascal Chabot et Paul Jorion, anthropologue et expert en intelligence artificielle.
Cet article est issu de notre dossier ‘Quatrième révolution industrielle: l’humain bientôt obsolète?’ à découvrir en version webdocumentaire ou en version papier à acheter en ligne ou dans toutes les bonnes librairies.
Alter Échos: En Belgique, un emploi sur deux serait menacé par la robotisation. Nous connaissons déjà un chômage structurel important. Peut-on imaginer une société où seule une minorité travaille?
Pascal Chabot: L’on entend en effet souvent dire que «les études convergent pour dire que la robotisation va menacer de nombreux emplois et conduire à une réelle aggravation du chômage». Mais l’on entend tout autant l’autre voix, disant que «les études convergent pour dire que cette disruption qu’est la robotisation va créer énormément de nouveaux emplois».
La démarche la plus honnête, me semble-t-il, est d’abord de confesser une certaine ignorance. Ce qui est certain, c’est qu’un changement profond est en cours et qu’il a déjà des impacts sur l’emploi. La vraie question n’est pas de savoir de quels emplois il s’agira mais plutôt de se demander comment faire pour que les emplois qui seront créés soient intéressants. Car le défi véritable est de conserver les emplois que l’on pourrait dire de niveau moyen, c’est-à-dire ceux qui ne sont ni hautement qualifiés, lesquels seront difficilement automatisables, ni ceux qui sont faiblement qualifiés, lesquels ne sont pas «intéressants» à automatiser.
Paul Jorion: Oui, on peut imaginer une société où une minorité travaille. Nous n’avons absolument pas intégré cette notion de la disparition du travail du point de vue économique. Nous allons avoir de plus en plus de gens qui vont avoir des gains, des gains du capital et de moins en moins de personnes dont les revenus sont liés au travail. Et cette main-d’œuvre se bat pour un nombre de plus en plus réduit d’emplois, un phénomène qui pousse bien entendu les salaires à la baisse. L’ubérisation du travail est déjà là. C’est le travailleur qui est prêt à faire le travail pour le moins cher possible qui l’obtient.
Alter Échos: Faut-il taxer les robots? Instaurer un revenu universel?
Paul Jorion: J’ai été le premier à proposer l’idée d’une taxe robots. Je l’avais conçue comme un moyen de financer un revenu universel de base mais lorsque j’ai commencé à penser à la dimension pratique du revenu universel, plusieurs obstacles me sont apparus. D’abord le revenu universel ne règle absolument pas les disparités de revenus et les laisse même s’accroître. C’est aussi une incitation au consumérisme alors qu’on devrait plutôt se lancer dans une forme de décroissance. Un autre danger, c’est la mauvaise utilisation de l’argent par son bénéficiaire. Mais la contestation la plus sérieuse du revenu universel vient de mon expérience de banquier pendant 18 ans. Si on donne un revenu supplémentaire aux gens, la finance s’en emparera.
Alter Échos: Que faire alors?
Paul Jorion: Taxer les robots pour financer une extension de la gratuité. Revenir en priorité à la gratuité totale de l’assurance maladie invalidité, de l’enseignement et puis l’étendre aux transports de proximité. Je suis aussi en faveur d’une gratuité de l’alimentation de type élémentaire.
Aujourd’hui, beaucoup de travailleurs sont pris dans l’étau d’une activité qui envahit leur vie privée. Pourrions-nous passer d’une société de burn-out, où le travail consume les forces de l’individu, à celle du vide, où le travail n’est plus?
Pascal Chabot: Le travail est un des grands impensés de nos sociétés. Il structure les existences, procure satisfactions et désespoirs. Son manque effraie et provoque parfois des détresses violentes; mais sa surprésence engendre des pathologies en imposant aux individus des rythmes et des buts parfois toxiques.
Il est à cet égard intéressant de se souvenir que les technologies ont été massivement introduites dans la société au cours des années 60, en étant accompagnées d’un discours sur la civilisation du loisir. Alors déjà, des propos sur la possibilité d’un chômage de masse se faisaient entendre. Le discours sur la civilisation du loisir fut une sorte de cheval de Troie qui, en ses flancs, et sous couvert d’une plus grande jouissance du monde, introduisit une série de technologies de capture de l’attention, assez différentes de ce que l’on pouvait alors appeler «loisir». Certes, le temps de travail a souvent diminué, mais le temps passé devant les écrans a, quant à lui, été multiplié. S’agit-il vraiment de «loisir» ou, comme on a pu le dire, d’un travail déguisé rentable pour les algorithmes publicitaires?
Le modèle d’une société plus «vide», dans laquelle les robots s’agiteraient tandis que les humains pourraient librement flâner, ne me semble pas vraiment crédible. Si en effet le robot prend parfois la place de l’humain, il n’en doit pas moins être commandé. Mais est-ce vraiment cela que nous voulons? Dans une société de plus en plus robotisée, la tâche la plus importante sera probablement de se trouver des îlots de non-connexions pour échapper aux technologies de capture de l’attention et de la volonté.
Alter Échos: Le travail est un facteur de cohésion sociale. Ne plus pouvoir se définir par son travail, par son activité ne va-t-il pas bouleverser complètement notre relation aux autres et à nous-même?
Pascal Chabot: Le travail est facteur de cohésion sociale parce qu’il suppose la collaboration. La vérité sur le travail est que l’on travaille rarement seul, mais sous le regard de l’autre. C’est d’ailleurs pour cela que la reconnaissance est si importante dans l’univers professionnel, et que son manque est si violemment ressenti. Ce sont de telles validations de l’activité par autrui qui forment cette cohésion sociale.
Votre question suppose qu’existerait un moment où les individus ne pourraient plus se définir par leur travail. Pour que cette évolution soit massive, il faudrait des changements extrêmement profonds. Mais peut-être est-il en effet intéressant d’un peu moins valoriser cette catégorie de «travail» et de réhabiliter davantage les activités, lesquelles peuvent être interpersonnelles, culturelles, sociales ou environnementales. Le monde humain est important, mais il n’est pas la seule source de reconnaissance. Et pour prendre un autre exemple, le contact d’un outil peut également être source de bonheur, et constitutif d’identité. Déjà les enfants le savent, qui jouent avec leurs briques de Lego.
Alter Échos: Les robots peuvent désormais établir un diagnostic médical, servir un café aux personnes âgées dans les maisons de repos. Nous pensions que certaines professions étaient irremplaçables parce qu’elles impliquaient une expertise, une empathie que ne pouvait avoir une machine. Mais alors, qu’est-ce qui constitue la spécificité humaine?
Pascal Chabot: Il est certain que, sur le plan philosophique, l’imitation de l’homme par le robot entraîne de sérieuses modifications dans l’autocompréhension de l’homme. La robotisation peut être vécue comme une quatrième blessure narcissique, après celles infligées par Copernic (la terre n’est pas le centre de l’univers), par Darwin (l’homme descend du singe) et par Freud (l’humain n’est pas seul à décider dans sa conscience). Que l’homme soit imitable, voilà qui peut lui donner l’impression d’une destitution. Mais il y a là un paradoxe, car cette imitation est précisément ce qui est recherché: c’est pour faire marcher des robots comme des humains que certains ingénieurs déploient tant d’efforts. C’est surtout sur le plan social que la remplaçabilité est problématique. Or, là encore, il faut réfléchir: le robot qui, dans le home, interagit avec une personne âgée «remplace»-t-il véritablement la visite de sa petite fille? Sans doute que non… Les deux semblent pouvoir coexister.
Paul Jorion: Je viens d’un séminaire où l’on discutait des armes autonomes. On n’est déjà pas loin de confier entièrement la décision à la machine et de donner même la possibilité à la machine d’empêcher la surveillance, la supervision par l’être humain parce que nous ne sommes pas à la hauteur. Ce n’est pas de la fiction. Israël les utilise déjà.
On va nous dire que c’est toujours l’être humain qui fait la programmation d’un robot. Nous sommes déjà au stade où la machine peut corriger des programmes ou produire des programmes qui soient totalement opaques à l’être humain. Certains utilisent l’image du chimpanzé dans une cage. Deux personnes discutent de savoir s’il faut le déplacer. Le chimpanzé ne comprend rien de ce qui se passe. Nous allons nous trouver dans la situation d’être le chimpanzé et d’avoir deux machines qui discutent entre elles de choses que nous ne pouvons pas contextualiser.
Alter Échos: La spécificité humaine risque donc bien de disparaître?
Paul Jorion: Mais oui. Nous avons une image de nous-mêmes à la fois trop grandiose et trop modeste. Trop grandiose quand nous disons qu’une machine n’arrivera jamais à faire aussi bien que nous et trop modeste en ne voyant pas que c’est nous qui avons inventé ces machines. Le fait d’avoir une machine qui fait moins d’erreurs dans le diagnostic du cancer qu’un médecin, c’est dommage pour le médecin mais on devrait aussi être fier d’être arrivé à cela. Les spécialistes en oncologie font, paraît-il, 5% d’erreurs, la machine 1%. Alors 1ou 5% d’erreurs? On ne va pas hésiter une seconde.
Et pour le robot chez les personnes âgées… je me souviens avoir lu que, le dernier endroit au monde où l’on introduirait des robots, ce serait les maisons de repos. C’est là qu’on les a introduits d’abord. Nos intuitions ne sont pas toujours très bonnes.