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Pauvreté en ruralité : une partie de cache-cache

De la même façon que pour la ruralité, définir la pauvreté en milieu rural relève de la gageure. À tel point que, depuis des années, on lui accole systématiquement l’adjectif «caché» comme pour la justifier.

© Kathleen de Meeûs

S’il y a une différence notable entre le contexte urbain et rural, c’est que, dans le dernier cas, l’exclusion sociale est en effet plus dispersée, et donc plus difficile à mesurer. Quelques études existent, mais commencent désormais à dater d’une dizaine d’années comme celle menée par l’ULiège en 2011 et la chercheuse Stéphanie Linchet, qui s’est replongée dans le sujet pour Alter Échos1. «La pauvreté se décline de la même manière partout, entendue comme un réseau d’exclusions sociales qui s’étend sur plusieurs domaines de l’existence, individuels ou collectifs. Ce n’est donc pas qu’une question de moyens financiers. Et, en milieu rural, cette exclusion est accentuée par la question de l’accès aux biens et aux services, étant donné la grande dispersion géographique des infrastructures et des distances à parcourir.»

Aussi, plus on aura tendance à s’enfoncer dans la campagne, plus on retrouvera des groupes vulnérables, à commencer par les retraités, les personnes isolées ou les ménages précaires, souvent des familles monoparentales. Concernant la répartition de la pauvreté, les communes avec une population plus pauvre se situent dans les communes rurales du sud des provinces de Hainaut et de Namur ainsi que du nord et du sud-ouest de la province de Luxembourg. Quand on analyse les chiffres du revenu d’intégration sociale et de la Garantie de revenus aux personnes âgées, on constate par ailleurs que les communes pauvres rurales ont une population pauvre plus âgée que les communes pauvres urbaines.

Mobilité, logement… les freins de la campagne

Si précarité il y a, c’est donc en matière de mobilité. Alors que le besoin de se déplacer s’est accru, le transport collectif en milieu rural s’est dégradé, en parallèle à un recul des équipements et services. En 2011, Stéphanie Linchet montrait déjà que «la rationalisation (maîtrise des coûts) et les économies d’échelle (centralisation) entraînent une diminution des équipements aussi bien publics (téléphone, poste…) que privés (syndicats, mutuelles…)». Dans ce contexte, les personnes dépendant des transports en commun sont celles qui subissent le plus les conséquences négatives de cette évolution: les femmes sans revenu, les jeunes, les seniors, les personnes handicapées… 

«La pauvreté se décline de la même manière partout, entendue comme un réseau d’exclusions sociales qui s’étend sur plusieurs domaines de l’existence, individuels ou collectifs. Ce n’est donc pas qu’une question de moyens financiers. Et en milieu rural, cette exclusion est accentuée par la question de l’accès aux biens et aux services, étant donné la grande dispersion géographique des infrastructures et des distances à parcourir.» Stéphanie Linchet, ULg

«Cette disparition résulte d’un effet boule de neige: moins les personnes utilisent les transports collectifs dans les villages, moins ils sont rentables, plus ils tendent à disparaître. Ainsi, les habitants des villages participent à cette disparition par leurs habitudes de consommation», ajoute Stéphanie Linchet. 

À côté de la mobilité, la question du logement est aussi problématique. «Car l’offre de mobilité est à mettre en convergence avec le coût du logement», rappelle Christine Mahy, du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté (RWLP). À part quelques rares exceptions, les prix montent, la spéculation aidant. Un constat appuyé par Stéphanie Linchet. La spécialiste pointe deux phénomènes qui rendent l’accès au logement plus difficile: d’une part, l’arrivée de nouveaux résidents qui débarquent avec un certain pouvoir d’achat pour pouvoir vivre à côté de leur lieu de travail; de l’autre, dans les communes rurales comme Durbuy, un aspect touristique qui entraîne le fait que les logements deviennent plus rares, plus chers, car consacrés à cette fonction, ce qui conduit les locaux à devoir sans cesse reculer pour pouvoir se loger de façon accessible, tant pour les locations que pour les acquisitions. «Si le logement leur est accessible, c’est surtout parce qu’il n’y a pas d’offres de services à proximité», conclut Stéphanie Linchet. 

Les CPAS en première ligne

Souvent, le CPAS est le seul service de première ligne qui subsiste. «Toutefois, dans les zones rurales, les personnes hésitent à en franchir le seuil étant donné la forte pression sociale», constate Stéphanie Linchet. 

Présidente du CPAS de Couvin, Jehanne Detrixhe a l’avantage aussi de travailler dans un CPAS d’une commune voisine de 3.000 habitants, tout en gérant celui d’une ville de 14.000 personnes. «Ce sont des fonctionnements qui sont totalement différents, y compris dans l’appréhension de l’aide sociale, indique-t-elle. Couvin est la petite ville. Elle compte sur son territoire une société de logements publics, société qui couvre six communes, mais sur les 350 logements, il y en a 250 à Couvin. La commune compte aussi la seule maison d’accueil de l’arrondissement. La plus proche est à Namur. Il y a la présence de services qui n’existent pas dans les communes avoisinantes.»

Une situation qui pourrait expliquer le nombre plus important de bénéficiaires du RIS que celui dans les communes voisines, une part plus importante que la moyenne wallonne (part RIS 18-64 ans: 4,36 % à Couvin, 3,35 % en Wallonie). Même si la présidente du CPAS admet que les impacts de la crise n’ont pas encore été ressentis jusque-là, le nombre de bénéficiaires de RIS ayant tendance à diminuer depuis quelques années, cela n’a pas empêché la commune de mettre en place toute une série de services pour répondre aux besoins nés avec la crise sanitaire. C’est le cas du service de repas à domicile. «En 2020, il y a eu un boom du nombre de repas à domicile. On est passé de 18.700 repas en 2019 à 23.250 repas l’an dernier. On s’est retrouvé avec des personnes bloquées chez elles, n’ayant pas la possibilité de sortir pour aller faire des courses», indique Jehanne Detrixhe. 

A 20 km de là, la commune de Froidchapelle. Là aussi le CPAS a vu le nombre de bénéficiaires de l’aide alimentaire considérablement augmenter, tout comme le nombre de bénéficiaires du RIS qui est passé de 50 à 70. «Une hausse importante pour une commune comme la nôtre…», reconnaît la présidente du CPAS, Elodie Verbruggen. Ce qui a surtout marqué l’élue, c’est que le CPAS est resté l’un des seuls services disponibles au début de la crise. «Nos assistantes sociales sont devenues le dernier recours de tout le monde. On appelait pour tout et rien à la fois. Elles ont vraiment assuré un rôle de relais avec les citoyens, en absorbant des demandes qui ne sont pas faites en temps normal auprès d’un CPAS.»

«Je n’avais pas idée du nombre de personnes qui pouvaient franchir la porte du CPAS pour l’une ou l’autre raison. Je partais vers l’inconnu, mais je suis défavorablement surprise. Travailler dans sa commune, c’est travailler avec ses voisins.» Elodie Verbruggen, présidente du CPAS de Froidchapelle

C’est qu’à côté de l’accès aux services, l’accès à l’information est tout aussi essentiel en milieu rural, crise ou pas. «Les personnes qui vivent dans la pauvreté en milieu rural ne bénéficient pas toujours de tous leurs droits, parce qu’elles ne sont pas au courant, parce qu’elles ne savent pas comment s’y prendre. Il convient donc de les informer au sujet de l’ensemble des aides et des services auxquels elles ont droit et accès», rappelle Stéphanie Linchet. 

Les deux CPAS ont d’ailleurs veillé à garder le contact avec la population, notamment avec un public nouveau, comme celui des indépendants, même si cela n’est pas toujours simple. «Les CPAS en milieu rural sont conscients de la difficulté qu’ils ont pour toucher les personnes», admet Jehanne Detrixhe. «Mais force est de constater que notre institution n’est pas forcément bien connue», ajoute Elodie Verbruggen. L’élue, dont c’est le premier mandat, a découvert un autre visage de sa commune. «Je n’avais pas idée du nombre de personnes qui pouvaient franchir la porte du CPAS pour l’une ou l’autre raison. Je partais vers l’inconnu, mais je suis défavorablement surprise. Travailler dans sa commune, c’est travailler avec ses voisins.» Pour la présidente du CPAS de Froidchapelle, il faut donner une autre image du CPAS. «Franchir ses portes ne doit pas être stigmatisant ni associé à la pauvreté. On a un champ d’action très large.»

Le stigmate de la pauvreté

Malheureusement, la pression sociale, la stigmatisation et le manque d’anonymat représentent encore trop souvent des obstacles dans la démarche de demande d’aide. À la campagne plus qu’en ville. «Si on a tendance à adosser l’adjectif caché à la pauvreté en ruralité, le pendant, c’est un contrôle social plus fort qu’en ville. Vous avez dès lors intérêt à cacher votre pauvreté. Souvent les personnes redoublent d’efforts pour ressembler un maximum à ceux qui les entourent sans quoi, elles seront plus vite identifiées, stigmatisées… Il y a aussi une proximité plus forte avec les services sociaux, leurs travailleurs, les associations, car on vit sur un territoire à moins forte densité de population. On n’est pas noyé dans la masse», constate Christine Mahy. 

À côté de cela, il arrive aussi que les autorités locales préfèrent ne pas reconnaître la pauvreté sur leur territoire, et dès lors ne pas investir dans l’aide sociale, de peur que cette attitude n’attire des personnes en situation de précarité émanant d’autres communes. 

«Certaines communes se rejettent souvent la balle, renvoyant des personnes dans le besoin vers le CPAS voisin. Il y a une crainte d’attirer la pauvreté voisine. Les ‘bons plans’ circulent alors de bouche à oreille. C’est une forme de gentrification à l’envers», constate Stéphanie Linchet. 

«Certaines communes ne veulent pas reconnaître qu’il y a de la pauvreté sur leur territoire, renchérit Christine Mahy. Aussi préfèrent-elles ne pas investir. Certaines communes ne veulent pas de logement social ou font le minimum. Par rapport à la grande pauvreté, elles préfèrent aussi ne rien organiser et proposer aux personnes vulnérables d’aller dans une autre commune.»

Ensemble, c’est mieux

Une solution pour casser ce cercle vicieux passerait par une gestion intercommunale de l’action sociale. «Cela existe un peu, en partie, de temps en temps, suivant la bonne volonté locale, les moyens budgétaires… mais c’est clairement insuffisant», relève Christine Mahy. Stéphanie Linchet pointe aussi la plus-value d’une telle mutualisation pour éviter le chacun pour soi: «Vu la grande diversité des besoins et la difficulté d’accès, il faut miser sur le qualitatif plus que sur le quantitatif. Le problème, c’est que le financement est souvent octroyé suivant le nombre de demandeurs ou d’habitants. En milieu rural, il faut aller au-delà du nombre de demandeurs pour mettre sur pied des projets. Trop souvent, quand une association, une commune veut lancer un projet, elle doit jouer des pieds et des mains pour développer une stratégie viable, vu ce cadre. Une gestion pluricommunale apparaît donc comme une solution pour répondre en effet à ce recul et à la rareté des équipements et des services.»

«Si on a tendance à adosser l’adjectif caché à la pauvreté en ruralité, le pendant, c’est un contrôle social plus fort qu’en ville.» Christine Mahy, RWLP

Depuis une vingtaine d’années, le Service rural de médiation de dettes en Hesbaye est accessible à toute personne ayant des problèmes d’endettement sur les communes de Burdinne, Crisnée, Donceel, Faimes, Fexhe-le-Haut-Clocher, Geer, Verlaine et Wasseiges. À sa tête, la présidente du CPAS de Wasseiges, Marie-France Léonard, pour qui cette mutualisation n’a que des vertus. «L’idée était de pouvoir mettre en commun un même service, sans travailler chacun dans son coin en proposant un service a minima, explique l’élue. Cela permet d’être plus visible, mais aussi de mener davantage d’actions à travers des séances d’informations dans les écoles ou des ateliers thématiques où les citoyens peuvent parler de leurs problématiques, notamment en termes de mobilité ou de logement.»

Autre initiative, celle de la province de Luxembourg qui sera bientôt dotée d’un relais social intercommunal, un nouvel outil pour lutter contre la pauvreté et l’exclusion. Pour Joël Kinif, directeur de la maison d’accueil La Moisson à Sainte-Ode, tout l’enjeu du relais social est aussi d’aller au contact d’un public «invisible» qui passe à travers les mailles du filet. «Une étude de la Fondation Roi Baudouin sur le sans-abrisme à Arlon montrait qu’il y avait de plus en plus de familles en difficulté, des problèmes de mal-logement, avec de nombreuses personnes hébergées chez des amis. Le relais social va faire émerger ce qu’on ressent depuis des années comme besoins, mais pour lesquels on n’avait pas toujours les chiffres, indique-t-il. La crise a en outre accéléré la mise en place d’un tel outil puisque le relais social a pour mission de coordonner tous les services, de faire un diagnostic de ce qui existe et ce qui manque en fonction des besoins afin d’être plus efficace et efficient en ruralité.» Un relais qui devrait voir le jour à la rentrée… 

  1. «La pauvreté en milieu rural en Région wallonne», ULg, 2011, par Stéphanie Linchet.

En savoir plus

Relire aussi sur le même sujet: «La grande pauvreté touche aussi les zones rurales», Alter Échos n°486, septembre 2020, Pierre Jassogne.

Pierre Jassogne

Pierre Jassogne

Journaliste

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