En mars 2000, le ministre-président de la Région bruxelloise1 confiait au Centre de recherches urbaines de l’ULB la réalisation d’une étude surl’évolution des problématiques sociales à Bruxelles. Un rapport qui n’a jusqu’ici reçu que peu de publicité, mais qui constitue uneimpressionnante synthèse de la plupart des travaux des années 90 et se nourrit aussi d’entretiens sur le terrain.
Les deux sociologues, Françoise Noël et Véronique Degraef, ont commencé par une synthèse des résultats des rapports annuels régionaux sur lapauvreté. Elles ont on ajouté d’autres données et ont abordé les sous-questions du surendettement et de l’accès au logement – les deuxcaractéristiques majeures de la pauvreté bruxelloise d’après les travailleurs sociaux de terrain –, et surtout la réalité des familles monoparentales.Avec en permanence un souci de tracer les contours des formes invisibles de pauvreté qui n’apparaissent pas dans les données macro.
Elles ont ensuite tenté de confronter la réalité bruxelloise au concept de ville globale qui est apparu depuis quelques années en sociologie urbaine, et qui met en rapportles évolutions sociales et spatiales des grandes villes avec la mondialisation et la tertiarisation des économies. Elles concluent en se penchant sur l’influence que lespolitiques de développement des quartiers anciens ont sur ces tendances longues.
1. Les inégalités ont augmenté pendant les années 90
Le revenu moyen des ménages bruxellois augmente lentement… mais le nombre de ménages à revenus les plus bas augmente plus vite que celui de ménages à revenusles plus hauts. Et ces populations ont tendance à se concentrer dans des communes riches et des communes pauvres.
Si on additionne tous les ayant droit des CPAS, les personnes qui vivent à leur charge, et les demandeurs d’emploi inoccupés, on arrive à un total minimum de 114.000Bruxellois qui vivent en situation de précarité ou de pauvreté. Soit 12% de la population.
Le nombre de minimexés a crû de 69% entre 1990 et 1999, mais se stabilise depuis 1998, année qui semble constituer une charnière pour l’état de lapauvreté à Bruxelles.
Le nombre de personnes qui ont adressé une demande d’aide – principalement d’aide alimentaire – aux associations membres du Forum bruxellois de lutte contre lapauvreté a doublé entre juin 1998 et mai 2000. “À côté de la stabilisation de la pauvreté ‘officielle’, on constate un accroissementimportant de la pauvreté ‘invisible’.”
Le nombre d’enfants vivant dans des familles où un parent est allocataire du minimex ou du chômage est nettement plus élevé à Bruxelles que dans les deuxautres régions. Il en va de même pour les bénéficiaires d’allocations familiales majorées.
Face à ces données, les chercheuses insistent sur l’importance du rapport annuel sur la pauvreté réalisé par la Cocom, elles ajoutent :
> qu’il devrait pouvoir se baser sur des rapports communaux, qui feraient remonter des informations plus précises que les données administratives régionales sur les CPAS;
> et qu’il devrait se pencher sur la “pauvreté laborieuse”, la population des travailleurs précaires qui alternent emploi et inactivité pendant despériodes irrégulières, frôlant en permanence des situations de pauvreté.
2. Accès au logement : un marché engorgé
Le rapport reprend quelques données synthétiques sur le logement social. 75% des ménages locataires disposent d’un revenu total net imposable entre 250.000 et 750.000francs, et la majorité d’entre eux (55%) se situent dans le tranche 500.000 – 750.000 francs.3 L’appauvrissement des locataires est attesté par une multiplication par3,3 du taux d’arriérés entre 1989 et 1998. La moitié des chefs de ménages locataires sont âgés de 60 ans et plus, et 70% des ménages locatairessont composés d’une ou deux personnes.
Vu l’insuffisance de logements sociaux pour les ménages jeunes et/ou avec enfants, la Région a lancé une série de politiques dans les années 90. Les Agencesimmobilières sociales et les asbl d’insertion par le logement sont ainsi les acteurs bruxellois qui disposent de la connaissance la plus fine sur les conditions concrètes delogement des personnes à bas revenus. Toutes semblent d’accord : depuis 1999, l’offre privée de logements salubres à loyer décent a fondu dans toute laRégion et c’est dans cette tranche de loyers que la concurrence devient la plus féroce. Ainsi les loyers représentent facilement la moitié des revenus desménages. Toute cela en dépit de l’efficacité de la plupart des dispositifs mis en œuvre, remarquent les deux sociologues.
En termes de fonctionnement des dispositifs, les trois constats principaux sont :
> les atouts incontestés des AIS, même si elles sont débordées et si le dispositif est améliorable (et en voie de l’être) ;
> l’évaluation mitigée des allocations de déménagement (ADIL) dont les critères ne correspondent plus aux caractéristiques du parc locatif, et dontles procédures de demande sont lourdes et n’offrent pas de possibilité de révision si la situation sociale du bénéficiaire évolue ;
> l’engorgement des Maisons d’accueil, qui refusent de plus en plus de demandes, et où les séjours des résidents sont de plus en plus longs.
3. Les familles monoparentales, miroir grossissant de la précarité
Les familles monoparentales – pour les trois quarts, des mères élevant seules leur(s) enfant(s) – constituent le groupe social qui s’est le plus appauvri depuis dix ans…alors que leur nombre a doublé sur la même période. Elles sont particulièrement exposées au risque de précarité et de pauvreté. On estime parexemple à 60% le nombre des pensions alimentaires pour lesquelles se posent des problèmes de paiement. C’est dans la Région bruxelloise qu’on en trouve la proportionla plus élevée : 27% des ménages (non compris les personnes vivant seules), contre 23% en Wallonie et 14% en Flandre. À Bruxelles, les femmes belges sontprédominantes, mais la proportion de femmes d’origine étrangère augmente de façon stable ; les femmes avec famille nombreuse à charge sontsurreprésentées. C’est dans les quartiers les plus pauvres qu’on retrouve le plus de familles monoparentales. À loyer égal, leur qualité de logement estinférieure à la moyenne régionale, notamment du fait de l’inadéquation à la taille de la famille.
Des entretiens avec les services sociaux, en particulier ceux qui développent des projets dans le cadre de l’action “Familles monoparentales” de la Fondation Roi Baudoui
n quivise plus particulièrement les mères d’origine étrangère, il ressort plusieurs constats. Ces services rencontrent un public très précaire, qui faitface à des besoins ponctuels alimentaires, vestimentaires ou financiers, en décrochage par rapport à nombre d’obligations administratives, endettées, mallogées, et en recherche d’emploi ou de formation. Ce à quoi il faut ajouter l’isolement social et la très faible mobilité résidentielle, ainsi que lemal être physique et psychique. L’engorgement des crêches et des maisons d’accueil est souligné, avec les obstacles bien connus que cela signifie pour la reprised’une formation ou d’un emploi.
Pour les chercheuses, la situation des familles monoparentales est un véritable miroir grossissant des problématiques de précarité et de pauvreté. Elles affirmentaussi qu’elle est le résultat de décisions politiques prises (ou pas) dans les années passées dans une série de domaines interconnectés(économie, sécurité sociale, fiscalité, politique familiale).
4. La polarisation socio-spatiale marque toutes les grandes villes
La polarisation est un terme utilisé pour décrire les évolutions des “villes mondialisées” : elles produisent un type d’inégalitésocioéconomique tel qu’on voit un gonflement des groupes sociaux les plus riches et des groupes sociaux les plus pauvres. Mais il revêt aussi d’autres dimensions :l’inscription de ces évolutions dans la mondialisation économique (les “riches” sont notamment les élites dirigeantes et les salariés d’un secteurtertiaire en croissance ; et les “pauvres” sont en bonne partie les populations issues de vagues plus ou moins récentes d’immigration), la concentration de ces groupessociaux dans des lieux de résidence différents dans les villes, la différenciation de l’accès aux services et des manières de s’approprierl’espace, etc. D’où des phénomènes de paupérisation et de “gentrification” à l’œuvre dans différents quartiers, quipassent par des déplacements des populations et des activités économiques (y compris les investissements public et privé).
La polarisation caractérise toutes les grandes villes, à un degré plus ou moins fort. La polarisation des revenus est évidemment liée à une polarisation desemplois et des populations actives, c’est-à-dire à des déséquilibres sur le marché du travail qui produisent massivement de la “pauvretélaborieuse”.
5. Territorialisation et partenariat : l’État répond à la polarisation
La polarisation du marché du travail bruxellois est manifeste. Les chercheuses soulignent en particulier comment cette polarisation traverse le secteur des services, et nombre de sessous-secteurs comme le social et la culture, financés ou développés par les pouvoirs publics. Ces derniers y sont les mieux à même de favoriser uneamélioration de la qualité de service et de la qualité d’emploi, ce qui nécessite de les structurer comme des secteurs économiques à partentière plutôt que comme des secteurs d’insertion.
Le rôle de l’État, spécialement des autorités régionales, est décrit plus en détail dans les politiques d’insertion et les politiques derevitalisation des quartiers. Le rapport décrit comment dans les années 90 les initiatives publiques et le nombre d’acteurs interdépendants en présence se sontdémultipliés, tandis que l’action régionale s’est territorialisée et repensée sur le mode du partenariat. Il en résulte desinégalités entre les acteurs amenés à collaborer, dans le sens où la Région mise sur des rapports hiérarchiques entre acteurs publics (l’AATL,l’Orbem, la SDRB, etc.) et acteurs associatifs ou même dans certains cas les communes.
6. L’impact des politiques de revitalisation des quartiers
La partie du rapport qui amène le plus d’éléments nouveaux est sans doute celle consacrée aux politiques de revitalisation des quartiers. C’est que –premier élément relevé par les chercheuses – aucune évaluation externe de ces programmes n’a encore été ni prévue niréalisée. Seulement des bilans, sans indicateurs, etc.4
Ce qui ressort le plus quant aux modalités de mise en œuvre des politiques des quartiers, c’est la difficulté de faire jouer le jeu aux communes, voire même le fait queles modalités de participation des habitants jouent comme des contestations de l’autorité communale. Celles-ci sont vues comme les “maillons faibles”, etnéanmoins indispensables, de ces politiques. Les problèmes s’y posent aussi au niveau de la coordination entre les différentes mesures développées sur unterritoire ou entre les différents volets d’une mesure. Le rapport décrit cette faiblesse – qui semble faire consensus – comme la résultante de ladifficulté politique de penser à la fois la territorialisation et le partenariat, à la fois l’autonomie et les spécificités communales, et la volontéd’opérer dans un cadre régional déterminé. Le premier partenariat à poser problème serait ainsi le “partenariat entre pouvoirs publicseux-mêmes”, qui, en retour, grossit les carences de l’action des partenaires associatifs. Ceci à l’inverse, note le rapport, du Sociaal impulsfonds flamand, quidéfinit des procédures, des indicateurs et des objectifs de modernisation de l’action publique.
Le rapport relève aussi les problèmes inhérents aux priorités politiques qui se manifestent dans le choix et la délimitation des zones d’intervention. Leszones les plus défavorisées d’une commune, dans plusieurs cas, n’ont pas été les premières retenues pour les interventions ; on note aussi entre 90 et97 dans les quartiers où existent les plus fortes densités d’habitants de nationalité étrangère, un déficit proportionnel d’investissement. Cequi dénote un conflit entre objectifs de restauration de l’attractivité et de lutte contre la pauvreté.
Mais si les modalités des politiques des quartiers sont souvent remises en question, cela contraste, notent les chercheuses, avec l’unanimité qui se montre autour de leursobjectifs.
On y vient avec leur second angle d’attaque : l’impact social des politiques des quartiers. Sur base de différentes sources, les chercheuses émettentl’hypothèse de mouvements de déplacement, voire de relégation, des habitants entre les quartiers. Si des progrès indéniables ont pu être faits enmatière de qualité du logement notamment, les habitants les plus pauvres du Pentagone et de l’est de la première couronne (Ixelles, St-Gilles, etc.) refluent versl’ouest (Cureghem, Molenbeek). La “compétition r&ea
cute;sidentielle” s’accroît dans la partie centrale de la ville et des poches de pauvreté apparaissentdans des communes plus périphériques comme Jette, Evere et Koekelberg, jusqu’ici préservées.
Le rapport n’apporte pas d’éléments pour savoir si les politiques de rénovation contribuent à ces effets sociaux ou si ceux-ci les dépassentcomplètement. Mais dans une intervention publique sur les contrats de quartier en mai, Françoise Noël expliquait, certes avec plus de nuances, que les deux explications doiventêtre retenues… en attendant des données plus fines.
1 Cab. rue Ducale 7-9 à 1000 Bruxelles, tél. : 02 506 32 11.
2 CRU-ULB, Institut de sociologie-ULB, CP 124, av Franklin Foosevelt 50 à 1050 Bruxelles, tél. : 02 650 34 74, crusec@ulb.ac.be
3 18,5% des ménages locataires disposent de revenus allant de 750.000 francs à deux millions.
4 Une évaluation de la première génération des contrats de quartier a été effectuée depuis juillet pour l’AATL, et la Commission oblige àévaluer les programmes Urban. Aucun résultat n’a (encore) été rendu public.
Archives
"Pauvreté et polarisation urbaine à Bruxelles"
Thomas Lemaigre
08-10-2001
Alter Échos n° 106
Thomas Lemaigre
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