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"Pénalisation des conflits sociaux : quel avenir pour les nouvelles formes de concertation ?"

05-11-2001 Alter Échos n° 108

À l’heure d’une nouvelle montée des tensions internationales, mais aussi d’une tendance dopée à recourir au pénal pour « résoudre » lesconflits du travail et les conflits sociaux, le Collectif sans nom, qui rassemble différents collectifs tels le Collectif sans ticket, le collectif contre les expulsions, le collectif autonomedes chômeurs, etc., souhaitait susciter une réflexion de fond sur les enjeux de telles évolutions. Avec la collaboration de la Ligue des droits de l’homme et de plusieursparlementaires, ils ont mis sur pied un séminaire au Parlement belge ce 24 octobre. Leur initiative comportait plusieurs objectifs :
> interpeller le monde politique sur l’articulation mouvements sociaux/représentation politique;
> démonter les amalgames dont ce processus de criminalisation se nourrit : action non-violente = délinquance = terrorisme, activisme militant = immaturité politique,etc.);
> jeter les bases d’une réflexion et d’une action proactives en réseaux contre les évolutions tendant à faire passer tout fait de résistance aux »lois » du marché pour acte délictueux, à disqualifier toute valeur non-marchande (sociale ou environnementale notamment) en la réduisant au statut d’obstacle aulibre développement de la compétition économique et à induire corollairement une conception de l’activité politique tenant de la représentation au sensthéâtral plutôt qu’au sens parlementaire et démocratique.
Collectif sans nom, historique
Au début de l’année 1998, le Collectif sans nom, regroupant une cinquantaine de personnes et divers collectifs, se lançait sur la scène publique àl’occasion de l’occupation d’un bâtiment laissé à l’abandon depuis neuf ans, le Centre social. Ce premier acte de désobéissance civilecollective visait à créer un « espace d’expérimentation collective autonome ». Deux problèmes pratiques animaient alors et animent toujours le Collectif.
> Premièrement : repenser la question d’un engagement innovant en dehors des formes classiques du parti ou du syndicat, qui soit susceptible de créer de nouvelles formesd’expression et de coopération.
> Deuxièmement : comment créer du lien, de la transversalité entre les différentes luttes menées (chômage, sans-papiers, transports, OGM…).
Pas de programme clairement établi ni de grands discours. Pas de grand ennemi à abattre, ni de rêve de Grand Soir qui sélectionnerait définitivement le bon grainrévolutionnaire de l’ivraie réformiste. Plutôt partir des situations concrètes d’injustice et tenter de transformer ces situations en vue de plus deliberté, avec une attention particulière portée à la fois sur l’émergence d’une parole souvent confisquée, celle des gens qui sont directement enprise avec les dispositifs du pouvoir (sans-papiers, chômeurs, usagers des transports publics, malbouffe, etc.), sur l’analyse des processus de construction collective et sur la questiondes savoirs et de la contre–expertise.
Les procès pleuvent
À partir du Centre social, ont été menées différentes actions, allant de la manifestation à l’occupation de certains édifices (centresfermés, ministère de la Justice, bureau de l’Onem, trains, champs d’expérimentation illégale d’OGM). « Ces actions ont eu pour effet de mettre sur laplace publique certains problèmes sociaux jusque-là laissés à la discrétion des spécialistes et des administrations, un début deréappropriation, donc, par les citoyens, de la res publica », analyse David Vercauteren du CSN.
Face à ces actions, la réaction des autorités ne s’est pas faite attendre. Outre les intimidations et autres détentions administratives, la plupart des membres duCSN ont à faire face aujourd’hui à toute une série de procès, portant p.ex. sur des bris de clôture et troubles à l’ordre public. Deux de ceux-ciont suscité plus de commentaires : ceux portés contre le Collectif sans ticket par la SNCB et par la Stib. Cette dernière entend faire peser des astreintes (5.000 francs àchaque action « Free zone » du Collectif) sur 18 personnes et empêcher de ce fait ses interventions pour défendre la gratuité des transports en commun.
Si les demandes d’astreintes sont de plus en plus utilisées dans le cadre de conflits du travail (cf. encadré), il s’agit sans doute d’une première dans le casd’un conflit de cette portée. La victoire de la Stib sur ce sujet, constitue aux yeux du Collectif « un précédent grave ».
Une pénalisation qui va grandissant…
Les événements violents de Göteborg et plus récemment de Gênes ont donné à ces procès une dimension supplémentaire. En effet, le 27août, la Police fédérale menait une perquisition dans les locaux du Collectif sans ticket1 de Bruxelles et de Liège, sur la base de la plainte au pénal introduitepar la Stib. L’instruction du dossier était le motif officiel. Le motif, officieux mais bien réel selon le Collectif et à en croire les déclarations d’un desagents qui menait la perquisition, était bien différent : « Tout ce qui concerne l’antimondialisation nous intéresse. » Un pas supplémentaire vers la criminalisationet la neutralisation de tous les groupes qui en Belgique pratiquent la désobéissance civile et interviennent de façon intempestive dans l’espace public? Le CSN en estcertain et va même plus loin. « Nous craignons qu’il ne s’agisse là que d’un coup de semonce avant le sommet de Laeken, et que les différents procès etinstructions en cours ne soient à nouveau instrumentalisés par le ministère de l’Intérieur et servent de prétexte à de nouvelles perquisitions, listesde personnes ‘dangereuses’, et mises au frais de ces dernières », prévient David Vercauteren.
À l’occasion de ces procès, c’est chaque fois de démocratie dont il est question, “Poser un acte politique ‘illégal’ exprime dès lorsla volonté de créer une situation limite, qui mette en tension les libertés fondamentales garanties par la constitution et l’ensemble des lois et dispositifs qui peuventconstituer très concrètement des entraves à l’exercice de ces libertés. La désobéissance civile fait apparaître une figure particulière ducitoyen : à la fois sujet politique concret et usager de la justice.”
Le tribunal comme instrument
Cette arme utilisée par le Collectif le mène inévitablement devant les tribunaux. Serait-ce une fin en soi? « Tous les actes que nous avons posés jusqu’icil’ont été en connaissance de cause. Nous savons qu’en pratiquant la désobéissance civile, nous faisons un pas de côté par rapport aux normes etlois qui régissent l’espace public. Ces modes d’intervention nous am&egrave
;neront encore, dans les mois qui viennent, devant les tribunaux. Si dans la plupart des cas, cesprocédures relèvent d’une volonté de judiciarisation des questions sociales et politiques que nous soulevons et d’intimidation des personnes et des collectifs, nousestimons qu’elles sont des moments importants dans nos luttes. Le tribunal consiste en effet pour nous en un espace public et politique à part entière où se joue, àcoup de jurisprudence, l’évolution de certaines libertés fondamentales. À ce titre, nous attendons des magistrats qu’ils prennent leurs responsabilités et nese contentent pas d’appliquer les codes de manière mécanique. »
Ce qu’ils en pensent…
Pour Dan Kaminski, criminologue, professeur à l’UCL, et présent au séminaire,  » Les désobéissances civiles, nouveaux modes d’action politique,commandent une réflexion sur la gestion des conflits qui traversent notre société. S’il y a désobéissance, il faut s’attendre à ce qu’il yait punition. Mais punir est un droit et non un devoir. Le droit pénal doit constituer une boîte à outils. Entre désobéissance civile pour les uns et infractionpénale pour les autres, il n’y a pas une vérité, mais un terrain d’observation du système pénal comme système de ressources mobilisé parses propres agents. »
Isabelle Stengers, philosophe, professeur à l’ULB et par ailleurs inculpée avec d’autres membres du Collectif d’action genEthique, souhaite de son côtéqu’on intègre à l’enseignement du droit, celui des luttes menées pour obtenir ces droits, « sinon ce droit se désincarne et perd la mémoire ». Laphilosophe considère les mouvements citoyens tels les collectifs comme des producteurs de savoirs populaires et démocratiques, des révélateurs de problèmesémergents. « Les mouvements de désobéissance civile et d’activisme non-violent sont la vie même d’une société démocratique si ladémocratie n’y est pas réduite à l’art de gérer un troupeau, dira Isabelle Stengers au cours du séminaire. Si les chercheurs du possible contre leprobable sont criminalisés, rien ne pourra faire obstacle au désespoir, au cynisme, à une violence aussi aveugle que celle qui la provoque. »
Une « legal team » en préparation
Georges-Henri Beauthier, avocat, ex-président de la Ligue des droits de l’homme, explique quant à lui son combat à l’intérieur du système, pour arriverà quelques avancées en matière de justice et de débat démocratique. Il dénoncera en passant des instances telles le comité P « le Comité P estune vaste supercherie et je pèse mes mots, les plaintes qu’il traite servent juste à préparer les dossiers de défense des policiers accusés », ou encore cequ’il appelle la prévention proactive pratiquée par le ministère de l’Intérieur. « Il suffit de publier dans votre journal que des gens se baladent gratuitementdans les transports publics pour qu’on vienne perquisitionner dans vos locaux et saisir des fichiers informatiques. On ne peut plus être sûr actuellement en Belgique d’avoirdes ordinateurs non confisqués quand on est une association militante. » et de conclure en dénonçant le peu de mobilisation des jeunes avocats à l’heure où semontent des initiatives comme la « legal team » mise en place pour le sommet de Gand et qui devrait être réactivée pour celui de Laeken.
Cette « legal team » est en fait constituée d’une poignée d’avocats notamment issus d’ »Avocats sans frontières », prêts à intervenir pourdéfendre rapidement tout manifestant embarqué par la police ou empêché de se rendre à un lieu de manifestation, en quelque sorte un pool d’avocats »snelrecht »…
Une mesure qui devrait s’ajouter à bien d’autres dans la préparation du contre sommet de Laeken à la mi-décembre et qui devrait selon le Collectif sans nomavoir toute son utilité : « la mise en scène surdéterminée des affrontements entre manifestants et policiers se combine à merveille avec les discours les plussécuritaires qui parcourent les partis politiques, les tribunaux, les corps de police, et légitime l’établissement des dispositifs de surveillance et depunition’proactifs’. Dans le cadre des prochains sommets qui se dérouleront à Laeken et ailleurs en Belgique, nous sommes tous virtuellement les cibles de ces dispositifs decriminalisation. »
Afin de dénoncer cet état de fait, le CSN a rédigé trois interpellations à relayer via des parlementaires sympathisants et qui s’adressent aux ministres del’Intérieur et de la Justice. Mais au-delà de l’urgence de Laeken, le CSN voudrait également constituer un groupe de réflexion et d’intervention autourdes questions politiques, sociales, économiques, urbanistiques que suscite la décision de faire de Bruxelles, à partir de 2004, le siège des futurs sommetseuropéens. Un travail qui pourrait se faire dans le cadre d’une sorte d’ »observatoire ».
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Les conflits du travail également pénalisés
À l’instar des collectifs, depuis quelques années, l’exercice du droit de grève s’est de plus en plus souvent heurté à des décisions dejustice qui en interdisaient l’un ou l’autre aspect. Cora, Cuivre et Zinc, Glaverbel, Sabena, Volkswagen-Forest sont autant d’exemples d’immixtion du juge dans les conflitssociaux. Même une grève des enseignants dans l’enseignement secondaire francophone et une autre à la SNCB ont connu de telles interventions. Piquets de grève ouoccupations d’entreprise sont ainsi régulièrement l’objet de décisions judiciaires particulièrement sévères. Rendues enréféré sur la base de requêtes unilatérales, ces ordonnances assortissent fréquemment leurs interdictions de lourdes astreintes, au point d’enlever audroit de grève toute portée réelle. On se souviendra du tribunal qui avait menacé les grévistes de la société Ava Partner d’amendes pouvantatteindre 150.000 francs par personne.
Afin que dorénavant ces mesures ne soient plus rendues possibles une proposition de loi vient d’être déposée par les députés écologistesZoé Genot, Paul Timmermans et Jos Wauters. Relayée par le gouvernement, elle vise à interdire l’imposition d’astreintes à toute personne qui, dans le cas deconflits collectifs du travail, ne donnerait pas suite aux mesures décidées par un juge civil saisi par requête unilatérale. Si elle est adoptée, le libelléde l’article 1385 bis du Code judiciaire serait modifié comme suit : “L’astreinte ne peut être prononcée (…) dans les cas où l’action àl’origine de la condamnation principale est mue par une requête unilatérale concernant les actions en ex&
eacute;cution de contrats de travail ou les conflits collectifs detravail. »
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1 Collectif sans ticket, rue Van Elewijk, 35 à 1050 Bruxeles, tél. : 02 644 17 11 ou rue Pierreuse, 21 à 4000 Liège, tél. : 04 344 58 88.

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