Les écoles à pédagogie alternative ont le vent en poupe. Chez les bobos, d’accord, mais pas seulement. Des projets voient le jour dans des quartiers populaires; les pouvoirs publics tendent l’oreille. Autant d’initiatives qui posent la question d’une nécessaire évolution du système scolaire et rappellent un des objectifs prioritaires de l’institution: l’émancipation de l’élève. De tous les élèves.
Il faut avoir vu une conférence de Céline Alvarez, jeune linguiste française auteure de Les lois naturelles de l’enfant (Les Arènes, 2016) et chantre des pédagogies alternatives, pour se faire une idée de l’engouement que suscite aujourd’hui le sujet chez de nombreux parents, en quête de solutions optimales pour l’éducation de leur progéniture. Suscitant les réserves du monde académique en raison de ses méthodes, Alvarez, aussi médiatique que sympathique, n’en est pas moins le symptôme d’un questionnement social massif sur le devenir de l’école. «De plus en plus de parents pensent qu’il est aujourd’hui hors de question de promouvoir une éducation disciplinaire et rigide pour leurs enfants. Ils ne veulent plus de ça. Il existe une véritable demande pour réformer l’école, estime Elsa Roland, chercheuse en sciences de l’éducation à l’ULB. Quand on voit les listes d’attente énormes pour ce type d’écoles, on comprend qu’il y a un véritable manque et que si l’on n’y réfléchit pas, on va droit dans le mur.» Les parents qui bouquinent Alvarez, se fournissent en jeux Montessori et comparent les écoles ne sont évidemment pas n’importe quels parents: il s’agit essentiellement de trentenaires éduqués, en capacité d’investir à la fois du temps (pour se renseigner et effectuer le trajet jusqu’à l’école non pas la plus proche, mais la plus en adéquation avec leurs valeurs) et de l’argent (nombre de ces écoles requièrent des frais d’inscription ou une participation financière officieuse, en soutien aux activités).
De plus en plus de parents pensent qu’il est aujourd’hui hors de question de promouvoir une éducation disciplinaire et rigide pour leurs enfants. Ils ne veulent plus de ça. Il existe une véritable demande pour réformer l’école.» Elsa Roland, chercheuse en sciences de l’éducation à l’ULB.
Mais il serait faux de croire que ces enjeux sont strictement une affaire de «bobos». Chaque semaine, Elsa Roland reçoit des demandes de formation témoignant de la prise de conscience qu’il faut désormais travailler avec d’autres outils pédagogiques, quel que soit le public. «Je reçois de plus en plus de demandes au niveau communal ou du côté de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB), portées par l’idée que l’école telle qu’on la connaît ne correspond plus au monde dans lequel on vit. J’ai aussi l’impression que, même si cela concerne encore majoritairement les milieux favorisés, il y a de plus en plus d’écoles établies dans des milieux populaires qui reprennent les grands principes des pédagogies actives», commente la chercheuse. Et de donner l’exemple des écoles Plurielle Maritime et Plurielle Karreveld qui ont ouvert leurs portes à Molenbeek en septembre 2017. «C’est la première fois qu’il y a des écoles secondaires à pédagogie active proposées dans des quartiers défavorisés! Il y a vraiment un changement. La question est de savoir si, dans un contexte où les formations coûtent cher, les enseignants sont en train de se former ou s’ils appliquent des principes dont ils ne comprennent pas toujours bien les effets.» Ces enseignants – qui sont parfois les initiateurs mêmes du projet – ont en tout cas le mérite de tenter l’alternative plutôt que de s’en tenir au fatalisme selon lequel les élèves continueront à échouer… et eux à démissionner. Rappelons qu’aujourd’hui, 40% des enseignants quittent la profession dans les cinq premières années. Quant au système scolaire belge, on sait qu’il est l’un des plus inégalitaires au sein de l’Europe, avec des disparités de niveau très fortes entre les élèves et une faible mixité sociale. Parce qu’elles prônent une approche individualisée, une valorisation des différents types d’intelligence, la coopération plutôt que la compétition, les pédagogies actives pourraient être particulièrement pertinentes pour lutter contre ces inégalités… pourvu qu’elles soient accessibles à tous.
Héritage et expérimentation
Beaucoup de nouvelles écoles puisent à divers courants de la pédagogie alternative, dans une logique d’expérimentation et d’innovation. C’est le cas du projet «CiTé École vivante», qui devrait voir prochainement le jour à Liège, s’il reçoit la subvention de la FWB. «Nous ne nous référons pas vraiment à un pédagogue en particulier, même si certains principes sont inspirés par Freinet et la pédagogie institutionnelle. Nous avons voulu travailler davantage sur l’organisation de l’école: une école organique, capable d’évoluer, avec beaucoup de souplesse dans les grilles horaires, des élèves qui se regroupent par thématiques et où les classes d’âge se mélangent», explique Laurent Merenne, professeur de français et l’un des enseignants initiateurs du projet. «On peut se poser la question de la cohérence pédagogique, mais ce qui est intéressant dans toutes ces écoles à pédagogie active ou alternative, c’est qu’elles se reposent tout un tas de questions que ne se posaient plus certains établissements scolaires traditionnels, commente Elsa Roland. C’est quoi, le rapport à l’enfant? Au savoir? À l’autorité?»
Parallèlement, il existe en Belgique un certain nombre d’établissements qui s’inscrivent dans l’héritage strict de l’un des grands pédagogues du début du XXe siècle: Freinet, Decroly, Montessori ou encore Steiner. «Il faut souligner la longévité remarquable de ces pédagogies, commente Benoît Galand, chercheur en sciences de l’éducation à l’UCL. On en parle beaucoup aujourd’hui, mais elles n’ont jamais disparu. Et ces écoles qui s’inscrivent dans un courant bénéficient quand même d’une forme de structuration à travers des associations, une mise en réseau et une formation spécifique des enseignants qui les distinguent d’initiatives privées ou semi-publiques qui ne s’en réclament pas.» La pédagogie Freinet, par exemple, est relativement bien implantée dans le réseau public. Liège, qui a vu émerger les premières écoles de ce type dans les années 80, a par exemple bénéficié du soutien actif des pouvoirs communaux. Aujourd’hui, on compte pas moins de huit écoles Freinet dans le niveau fondamental (maternel et primaire) auxquelles s’ajouteront bientôt deux nouveaux établissements, soit prochainement 10 écoles sur les 53 écoles fondamentales de la ville. En région bruxelloise se concentrent plutôt les écoles Decroly, des établissements privés où les frais d’inscription annuels tournent généralement autour des 1.000 euros, avec à la clé peu de diversité sociale. La pédagogie Montessori – dont on rappelle régulièrement qu’elle a présidé aux destinées des fondateurs de Google et Amazon, Larry Page et Jeff Bezos – est quant à elle réservée à une poignée d’établissements accueillant un public plutôt favorisé, avec des frais d’inscription pouvant atteindre plusieurs milliers d’euros.
Autant de courants pédagogiques qui ont pris leur essor dans l’Europe en crise de l’entre-deux-guerres. «N’élevons pas nos enfants pour le monde d’aujourd’hui. Ce monde aura changé lorsqu’ils seront grands», disait Maria Montessori. La comparaison avec notre époque se fera d’elle-même. Célestin Freinet (1896-1966) était un instituteur originaire de l’arrière-pays niçois. Homme de gauche, il développe l’idée que la clé de l’émancipation politique et citoyenne se trouve dans l’Éducation nouvelle, dont les racines sont à chercher dans la pensée de Jean-Jacques Rousseau: l’enfant est un être à part entière; l’éducation doit lui permettre de devenir un citoyen libre. Avec sa femme, il ouvre la première école Freinet dans la ville de Vence. Sa méthode privilégie le jeu des activités «réelles», telles que le jardinage, l’élevage, la menuiserie, la maçonnerie, la poterie… Basée sur le tâtonnement expérimental par essais et erreurs, la méthode Freinet développe des outils comme l’entretien du matin – où l’enfant raconte et se raconte – ou le texte libre, que l’enfant écrit selon ce qui l’inspire, sans contraintes formelles ou thématiques.
Le projet d’une Maria Montessori (1870-1952) est bien différent. Celle qui fut une des premières médecins femmes en Italie a fondé à Rome la «Casa dei bambini», maison conçue à hauteur d’enfant et favorisant sa libre circulation, dans une idée d’autonomisation précoce. Sa méthode se base sur les qualités d’absorption et d’imitation des jeunes enfants. Mais contrairement à Freinet, cette fervente catholique ne pense pas que l’école ait pour vocation de corriger les inégalités: sa vision, naturaliste et vitaliste, suppose que l’enfant arrive au monde avec ses différences et que l’adulte ne doit pas intervenir, mais le soutenir. Politiquement, elle recevra le soutien du régime fasciste, tandis que Freinet avait des accointances du côté communiste. «On a souvent tendance à associer tous ces grands pédagogues, mais il ne faut pas oublier qu’ils n’étaient pas du tout d’accord entre eux, même s’ils partageaient un questionnement autour de la question de l’égalité et du rôle de l’adulte», rappelle Benoît Galand.
Une nouvelle légitimité
Le regain d’intérêt pour ces pionniers est évidemment lié à un questionnement sur le rôle de l’école, mais plus encore à la conscience que nous vivons une époque de profondes mutations, entre l’omniprésence d’Internet et le défi écologique, les nouveaux modes d’organisation du travail et les questionnements sur l’exercice de la démocratie. À cela, il faut ajouter l’apport des neurosciences qui semblent confirmer les intuitions des pédagogues de l’Éducation nouvelle. C’est le propos d’Olivier Houdé, instituteur formé à Bruxelles et devenu professeur de psychologie du développement à la Sorbonne (L’école du cerveau. De Montessori, Freinet et Piaget aux sciences cognitives, Mardaga, 2018). Inventeur du néologisme de «neuropédagogie», le chercheur montre que le choix d’une méthode pédagogique a un impact réel sur les processus de reconfiguration neuronale du cerveau. Il fait aussi partie de ceux qui soutiennent, pour ces mêmes raisons, la pertinence de ces pédagogies pour les enfants présentant des troubles neurodéveloppementaux: dyslexie, dyscalculie, dyspraxie, déficit d’attention/hyperactivité, autisme, etc. Bienveillance, action, coopération, importance de l’émotion, nécessité de développer la motivation «intrinsèque» plutôt que de miser sur la carotte et le bâton: ces principes prônés pour des raisons en partie idéologiques apparaissent, grâce à l’imagerie cérébrale, comme des facteurs objectifs de développement cognitif et de bien-être.
«On a souvent tendance à associer tous ces grands pédagogues, mais il ne faut pas oublier qu’ils n’étaient pas du tout d’accord entre eux, même s’ils partageaient un questionnement autour de la question de l’égalité et du rôle de l’adulte.» Benoît Galand, chercheur en sciences de l’éducation à l’UCL
«Il ne faut cependant pas oublier que, sur certains points, les pionniers étaient à côté de la plaque, relativise Benoît Galand. L’idée de la créativité qui viendrait de la spontanéité et qu’on retrouve chez Montessori et Steiner, aujourd’hui, on sait que c’est faux! On sait que la créativité se base justement sur une somme d’apprentissages préliminaires.» Quand on retourne aux textes originaux de ces pédagogues, on peut d’ailleurs être étonné par leur caractère un tantinet «allumé». «Quand vous lisez certains passages sur l’élan vital chez Freinet, vous vous demandez parfois où vous êtes!», s’amuse le chercheur de l’UCL. La palme revient à l’Autrichien Rudolf Steiner (1861-1925), père de l’anthroposophie, doctrine selon laquelle l’esprit, l’âme et le corps doivent être éduqués ensemble et qui emprunte des éléments au bouddhisme, à l’hindouisme et au christianisme. Un background qui a parfois valu aux écoles Steiner – en Belgique, elles sont concentrées du côté flamand – l’accusation de flirter avec le sectarisme.
Contre les inégalités?
En admettant que ces méthodes pédagogiques favorisent l’apprentissage, le bien-être et l’émancipation des élèves, reste à savoir si ces qualités se retrouvent à parts égales dans chacune de leur mise en œuvre. «Nous manquons de données scientifiques dans le monde francophone. Il faudrait réaliser une grande étude d’envergure pour évaluer ces pédagogies de manière globale», estime Elsa Roland. Toutes pédagogies confondues, les études disponibles ont permis de montrer qu’un enseignement de qualité peut être défini par trois caractéristiques: un climat positif et soutenant, une gestion structurée de la classe, des tâches d’apprentissage stimulantes sur le plan intellectuel. Si les pédagogies alternatives semblent généralement marquer plus de points sur le premier critère, ce sont les pédagogies traditionnelles qui l’emporteraient sur le second. Quant au troisième volet, on pourrait parier sur une forme d’ex aequo, si l’on admet que les tâches répétitives et de pure restitution appartiennent à un autre temps.
L’étude qualitative la plus convaincante demeure aujourd’hui celle menée par Yves Reuter (voir encadré ci-contre) dans une école primaire de la banlieue lilloise et qui tend à démontrer l’efficacité de la méthode dans la lutte contre les inégalités sociales. «Mais ces résultats semblent plutôt inverses pour les autres pédagogies actives», précise Elsa Roland. De manière générale, on sait que moins l’enseignement est explicite, moins il est favorable aux enfants de milieux défavorisés, qui sont plus distants des «attendus» de l’école: lors de la manipulation d’objets destinés à préparer certains apprentissages mathématiques, les enfants de milieux favorisés comprennent le statut de cette activité, tandis que les plus défavorisés ont tendance à penser qu’il s’agit d’un jeu ou de bricolage. À ces «malentendus sociocognitifs» s’ajoute le fait que les enfants issus de milieux précarisés seront moins bien accompagnés dans leurs apprentissages en dehors de l’école. Or les pédagogies actives, telles que pratiquées dans certains établissements, semblent supposer une plus grande implication des parents, en vertu de l’idée qu’il n’existe pas de frontière stricte entre l’école et la maison…
«Sans aller voir sur le terrain, c’est en réalité très difficile de savoir si ces écoles, au-delà du discours, ont une visée émancipatrice ou une visée de reproduction sociale. Ce qu’on sait, c’est qu’il n’y a pas de bonnes pratiques en soi. Il faut une appropriation et que ça fasse sens pour l’équipe pédagogique», insiste Elsa Roland. Benoît Galand approuve: «Ce qui fait vraiment la différence avec les pédagogies traditionnelles, c’est la dimension collective forte présente dans ces projets.» Cette cohérence pédagogique suppose un engagement souvent total des enseignants, qui défendent non seulement certaines valeurs, mais investissent aussi dans ces projets un temps et une énergie considérables. Raison pour laquelle la mise en œuvre de ces méthodes demeure délicate à grande échelle et dans le réseau public. «Si on se réfère au décret ‘Missions’ de 97, on se souviendra pourtant que l’émancipation sociale de tous les élèves fait partie des missions officielles de l’école. Alors oui, on peut dire que ces écoles sont courageuses, mais on peut dire aussi qu’elles ne font que respecter la loi et que ce sont toutes les autres écoles qui sont dans l’illégalité», conclut Elsa Roland.
L’expérience lilloise
Yves Reuter, professeur émérite en didactique à l’Université de Lille-III, a coordonné une expérimentation innovante: la mise en œuvre de la pédagogie Freinet dans l’intégralité d’une école primaire pendant cinq ans, dans un réseau d’éducation prioritaire de la banlieue lilloise. D’origine populaire et souvent dans des situations de grande précarité, ces populations d’élèves font partie de celles qu’on considère parfois comme «perdues d’avance». Prenant le contrepied de ce constat cynique, l’équipe pédagogique est parvenue à des résultats très convaincants, notamment en termes de restauration de l’image de soi chez les élèves. En découle une meilleure autonomisation, une plus grande capacité à prendre des risques, des rapports plus sereins aux adultes, une vision positive de l’école et des résultats scolaires équivalents ou même meilleurs à ceux d’élèves issus d’un milieu favorisé. Les limites de ces résultats? L’importance majeure du contexte, qui ne permet pas de les généraliser à l’ensemble des établissements appliquant la méthode Freinet.
(Une école Freinet: fonctionnements et effets d’une pédagogie alternative, L’Harmattan, 2007.)
Le décret «Missions»: foncièrement alternatif
Selon le décret «Missions» (1997) de l’enseignement de la Fédération Bruxelles-Wallonie, l’école doit:
1°) promouvoir la confiance en soi et le développement de la personne de chacun des élèves;
2°) amener tous les élèves à s’approprier des savoirs et à acquérir des compétences qui les rendent aptes à apprendre toute leur vie et à prendre une place active dans la vie économique, sociale et culturelle;
3°) préparer tous les élèves à être des citoyens responsables, capables de contribuer au développement d’une société démocratique, solidaire, pluraliste et ouverte aux autres cultures;
4°) assurer à tous les élèves des chances égales d’émancipation sociale.
En savoir plus
«Alter École, le savoir par l’action», Focales n°13, Cédric Vallet, 10 mars 2015.