Alter Échos: Le sujet de la place de l’enfant dans la ville a fait l’objet de travaux et d’initiatives inclusives en Belgique comme à l’étranger. Toutefois, en termes d’aménagement de l’espace public, en dessous de l’âge scolaire, les bambins restent un public oublié. Comment expliquez-vous ce phénomène d’invisibilisation?
Pauline Cabrit: Si la raison est certainement multifactorielle, il est évident que s’occuper d’enfants de 0 à 3 ans se révèle particulièrement énergivore et chronophage. Aussi bien les jeunes parents que leurs bébés constituent un public qui se manifeste assez peu et n’est dès lors pas entendu par les aménageurs publics; ce qui pose problème en termes d’inclusivité. D’un point de vue démographique, on constate aussi une baisse de la natalité dans les pays européens, avec le risque que cela accentue cette invisibilisation.
Aurélien Ramos: Les enfants en bas âge sont pris en compte dans les politiques publiques de la petite enfance qui se concentrent sur les questions de santé et de sécurité et portent sur les espaces intérieurs. En revanche, ce qui se passe en dehors de la maison et des espaces d’accueil est plus difficilement pris en considération. Comme si le fait qu’un bébé soit dépendant de ses parents devait éclipser son expérience propre… Au final, on connaît mal la manière dont les tout-petits vivent l’espace public et dont leur expérience évolue durant ce court laps de temps où leur univers passe de la peau maternelle au monde tout entier.
AÉ: Pourtant, les bébés sont des acteurs à part entière de la ville. Dès la naissance, ils s’y déplacent pour aller chez le pédiatre, faire des courses, au parc… D’autant que, dans les grandes villes comme Bruxelles ou Paris où vous avez mené votre recherche, tout le monde n’a pas la chance de disposer d’un espace extérieur.
PC: Effectivement. Les jeunes parents sont confrontés à l’injonction de sortir avec leurs bambins pour les aérer et leur permettre d’explorer l’environnement extérieur, sans possibilité de le faire vraiment dans les conditions ad hoc. Ne fût-ce qu’au niveau des aires de jeux publiques, les modules de type balançoire ou toboggan ne s’adressent pas aux tout-petits… Eux, ce qu’ils aiment particulièrement, c’est être assis par terre et jouer avec les matériaux qu’ils trouvent. Résultat: ils risquent de manger des mégots, car rien n’est véritablement aménagé pour eux. Pourtant, des solutions existent. Comme les espaces de psychomotricité (selon le modèle Snoezelen* par exemple), présents dans les crèches, dans lesquels les bébés vont apprendre l’équilibre, la marche, la vitesse ou la hauteur… dans un environnement physique adapté et sécurisé.
Au final, on connaît mal la manière dont les tout-petits vivent l’espace public et dont leur expérience évolue durant ce court laps de temps où leur univers passe de la peau maternelle au monde tout entier.
Aurélien Ramos
AÉ: Au cours de votre recherche, vous avez fait dialoguer des spécialistes de la petite enfance avec des professionnels de la fabrique urbaine. Ce sont ces échanges qui ont nourri votre manifeste du droit à la ville pour les bébés?
AR: Tout à fait. Ce manifeste montre qu’à hauteur des tout-petits, la ville peut constituer une formidable source d’éveil et de stimulation, entre ses panoramas, ses zones piétonnes, la diversité des formes et textures de l’architecture, ses espaces de nature… Nous l’avons construit autour de 10 articles allant du droit à avoir un horizon à celui de faire la sieste dehors, en passant par celui de jouer partout ou d’être avec les grands. Et pour chaque thématique, nous avons cherché comment mobiliser les ressources urbaines pour rendre ce droit effectif sans forcément changer la totalité des aménagements. Vivre avec un bébé dans une grande ville présente aussi de nombreux avantages. En termes de mobilité, la proximité et la densité des services facilitent les déplacements à pied, plus adaptés au rythme des petits enfants, et propices à l’apprentissage de la marche. Sauf qu’aujourd’hui, les familles avec poussette sont classées dans la même catégorie que les personnes porteuses d’un handicap moteur; ce qui est inadapté à la spécificité de leurs pratiques. Et dans le prochain code de la route, qui entrera en vigueur en 2026, les enfants n’apparaissent toujours pas suffisamment comme des usagers de la rue. Pourtant, la connaissance de ces publics permettrait d’enrichir les stratégies d’aménagement et de mobilité urbaines. Pour une ville davantage accueillante pour les enfants, sur le plan réglementaire, il est nécessaire de revoir la hiérarchie des usagers au profit des piétons les moins expérimentés et les plus vulnérables. Sur celui de l’aménagement, à l’échelle des rues, on pourrait élargir les trottoirs et tenir à distance les voitures en créant des espaces tampons végétalisés.
Les jeunes parents sont confrontés à l’injonction de sortir avec leurs bambins pour les aérer et leur permettre d’explorer l’environnement extérieur, sans possibilité de le faire vraiment dans les conditions ad hoc. Ne fût-ce qu’au niveau des aires de jeux publiques, les modules de type balançoire ou toboggan ne s’adressent pas aux tout-petits…
Pauline Cabrit
Autre solution possible: aménager des coulées vertes pour favoriser les déplacements doux en toute sécurité. Mais aussi la biodiversité ainsi que les pratiques sportives et récréatives.
PC et AR: Quand c’est possible, c’est formidable! Mais tous les tissus urbains n’ont pas la capacité de créer des réseaux de venelles. Par contre, on peut imaginer un cheminement à travers un maillage qui connecterait les crèches et les écoles avec les parcs et jardins. Dans ces lieux à distance des espaces circulés, les parents peuvent, en effet, laisser leur petit s’éloigner en le surveillant juste par le regard. Il va alors apprendre à jauger les difficultés, identifier les dangers, négocier les risques. Ces expériences en extérieur et, plus largement, le contact avec la nature sont indispensables au développement des capacités motrices et cognitives de l’enfant, et influent sur sa santé mentale. Offrir aux bébés le droit d’accéder à des espaces de nature a aussi un impact sur leur identité environnementale. La sensibilité à l’environnement se construit dans les premières années de la vie au contact des animaux et des végétaux.
*Il s’agit d’un concept d’aménagement d’un espace dont l’environnement est doux, propice à l’exploration sensorielle, à la détente et au plaisir.