Les pesticides sont souvent évoqués pour leurs effets sur l’environnement ou sur la santé des consommateurs. Mais le silence est de plomb quand il s’agit de la santé de ceux qui les manipulent. Nos agriculteurs s’empoisonnent-ils pour nous nourrir?
«Nos vergers de pommes contiennent un cocktail de pesticides», brandit Greenpeace le 16 juin dernier, à l’occasion de la publication de son rapport «Santé: les pesticides sèment le trouble»(1). Les médias s’emparent aussitôt de l’info. Mais ils omettent de relayer un élément essentiel du rapport: les premiers concernés par des problèmes de santé dus aux pesticides ne sont pas les consommateurs friands de fruits et légumes, mais les travailleurs agricoles eux-mêmes.
En France, après la maladie de Parkinson et les hémopathies malignes, c’est le lymphome malin non hodgkinien, un cancer du système immunitaire, qui est reconnu en juin dernier «maladie professionnelle due aux pesticides» chez les agriculteurs. Chez nos voisins, l’histoire de la reconnaissance des problèmes de santé des agriculteurs dus aux pesticides oscille entre épisodes de médiatisation et d’occultation: actions en justice, publication d’études épidémiologiques, diffusion de documentaires démontrant les ravages des pesticides sur les agriculteurs d’un côté, dénis et démentis de l’autre (2).
Le silence fait loi
En 2004, à la suite d’une inhalation accidentelle de vapeurs de Lasso (désherbant produit par Monsanto, retiré du marché français en 2007), le céréalier charentais Paul François est frappé d’amnésie, d’insuffisance respiratoire, de nausées, d’évanouissements et garde de l’accident des séquelles neurologiques. Tel David contre Goliath, le paysan attaque en justice le géant de l’agrochimie et devient le fer de lance de la mobilisation collective qui se constitue dans le monde agricole français. Outre qu’il obtient en février 2012 la condamnation de l’entreprise américaine (Monsanto faisant appel, la cour d’appel de Lyon se prononcera le 10 septembre prochain), Paul François crée l’association Phyto-victimes, qui rassemble les victimes de produits phytosanitaires et leur vient en aide. Une mobilisation au caractère inédit qui réunit des travailleurs isolés décidés à briser le mur du silence (3).
En Belgique, pas d’actions en justice. Peu de langues qui se délient. Une brume opaque et dense enveloppe-t-elle toute révélation sur le sujet? Dany Dubois, propriétaire de la ferme du Moulin, dans la région d’Ath, affirme pourtant: «Quand on fait le tour des agriculteurs de la région, il y en a énormément qui ont souffert, qui souffrent ou sont décédés des effets des pesticides.» Lui-même a été atteint d’un lymphome dont il est aujourd’hui guéri. Mais il est un des rares à parler ouvertement de sa maladie (lire «Dany Dubois, de la maladie au bio»).
Car le monde paysan est un monde qui se tait. Question de culture, mais aussi d’organisation du secteur: un ensemble de travailleurs indépendants et isolés. Des travailleurs sous pression, au rythme de travail soutenu. Dénoncer les pesticides et leurs effets suppose de remettre en question le système dans lequel l’agriculture évolue depuis la Seconde Guerre mondiale. «La réussite reposait sur les pesticides et la mécanisation, explique Dany Dubois. On a fait croire aux agriculteurs qu’il n’y avait pas moyen de produire autrement.»
«C’est le grand secret. Personne ne veut en entendre parler», renchérit Marc Fichers, secrétaire général de Nature & Progrès, association d’éducation permanente qui promeut l’agriculture biologique. Tout en ajoutant: «Mais il y a quand même une évolution: auparavant quand on parlait aux agriculteurs conventionnels, ils niaient les risques. Aujourd’hui, ils ne défendent plus mordicus l’utilisation des pesticides.»
Moins abondants, moins toxiques?
En Wallonie, en 2010, environ 1.300 tonnes de produits phytopharmaceutiques sont déversées sur les sols, arrosés sur les champs de patates ou de colza, pulvérisés sur les arbres fruitiers. Un chiffre qui évolue à la baisse: en 2000, on parlait de 2.000 tonnes (4). Les programmes fédéral et régionaux de réduction des pesticides, retranscriptions des directives européennes «instaurant un cadre d’action communautaire pour parvenir à une utilisation des pesticides compatible avec le développement durable» (5), ont, comme leur nom l’indique, pour but de réduire encore l’utilisation de ces produits. (On note pourtant, à l’échelle de notre pays, une nouvelle augmentation des ventes en 2011 (6). En termes qualitatifs, l’Europe a progressivement banni du marché toute une série de molécules considérées comme particulièrement toxiques (7).
L’agriculture serait-elle en train de devenir plus sûre pour nos agriculteurs? Les avis sont partagés.
«Il y a eu des évolutions importantes quant aux matières actives mises sur le marché et aux moyens techniques utilisés», affirme Bernard De Cock, conseiller à la Fédération wallonne de l’agriculture, pour lequel les problèmes de santé des agriculteurs aujourd’hui sont davantage liés à leurs conditions de travail (chutes, accidents avec le bétail…). «S’il y a encore des cas de maladies qui se déclarent aujourd’hui, elles sont liées à des molécules qui ne sont plus sur le marché.»
Mais la situation est peut-être plus complexe qu’il n’y paraît. «La tendance à la baisse de la quantité de pesticides vendue entre 1995 et 2010 est entre autres liée au fait que l’efficacité des pesticides a augmenté (…)», analyse la task force Développement durable du Bureau du plan. Une efficacité qui peut aller de pair avec un accroissement de la toxicité des ingrédients actifs. Pour l’homme comme pour l’environnement.
On n’est plus dans la situation d’il y a trente ans, décrypte Marc Fichers: plus d’accident mortel comme ceux qui se produisaient avec le paraquat (pesticide produit à des fins commerciales dès 1961, interdit dans l’UE depuis 2007), plus d’intoxication aiguë expédiant sur-le-champ l’agriculteur de son exploitation à son lit d’hôpital. Mais les produits n’en sont pas forcément moins nocifs, car leur action est plus diffuse, plus lente. La contamination, plus vicieuse, s’infiltre insidieusement dans le sang ou dans le système nerveux.
Maux avérés, maux suspects
Les connaissances scientifiques sont-elles aptes à démontrer un lien direct entre l’utilisation des produits phytopharmaceutiques et certaines pathologies? Outre les cas avérés d’intoxication aiguë qui se manifestent par des diarrhées, maux de tête, démangeaisons ou rougeurs… les connaissances épidémiologiques attestent d’un lien entre l’exposition à ces produits et l’apparition de maladies neurodégénératives, notamment celle de Parkinson, ou des cancers du sang comme les lymphomes malins. Autre risque bien documenté: une atteinte à la fonction reproductrice liée à certains pesticides qui sont des «perturbateurs endocriniens».
Alzheimer, cancers de la prostate, du cerveau ou encore du sein…: une brochette d’autres maladies suspectes. Mais pour lesquelles il demeure ardu de faire le lien entre une substance et une pathologie (8). «La difficulté pour les scientifiques et les épidémiologues, c’est que nous avons affaire à des indépendants, dans des exploitations isolées, explique Alfred Bernard, toxicologue à l’UCL. C’est complexe d’évaluer leur exposition aux produits: il n’y a pas de médecine du travail, pas de mesure précise de l’exposition, d’autant plus que nous avons souvent affaire à des expositions mixtes.»
En Belgique, pas de chiffres, pas d’étude épidémiologique, pas d’expertise collective. «La littérature internationale est là, commente Alfred Bernard. Mais il n’y a pas de comité d’experts spécialisés et indépendants.» Quand on se penche sur le sujet, on se trouve plutôt confronté à une profusion de textes au sein desquels il est peu aisé de faire le tri. Frédéric Gastiny, ingénieur agronome et conseiller «produits phytos» au service de prévention PreventAgri: «Il y a un excès d’informations sur la toxicité des produits qui proviennent tant des firmes de l’agro-industrie que des lobbies écologiques. C’est difficile de faire la part entre ce qui est sérieux et ce qui l’est moins. Dans mon travail, j’applique le principe de précaution: je considère que tous les produits sont dangereux.»
À défaut de conseiller en prévention dans chaque exploitation, c’est PreventAgri qui joue ce rôle en Wallonie. Au plan «phyto», la structure soutient aussi les agriculteurs pour la mise en conformité des locaux en vue de l’obtention de la «phytolicence» (elle sera obligatoire en Wallonie à partir du 25 novembre prochain et sera assortie d’un volet formation).
«C’est un secteur où les agriculteurs continuent à travailler coûte que coûte, explique Frédéric Gastiny. Cela ne favorise pas la sécurité dans les exploitations.» Le conseiller relève néanmoins des évolutions positives dans les pratiques des agriculteurs, de plus en plus conscients de la dangerosité des produits. Mais le masque qui les prémunit des vapeurs et des brumes des pulvérisateurs et la combinaison intégrale préconisée pour l’épandage sont souvent laissés de côté: ils sont très contraignants et ne favorisent pas une image positive du paysan au labeur dans son champ.
Mais avec quatre conseillers pour toute la Wallonie, PreventAgri ne s’attaque-t-il pas à une montagne titanesque? En France, certains vont jusqu’à s’enquérir des effets pervers des dispositifs de prévention: ne contribuent-ils pas, par leur manque d’efficacité, «à la mise en invisibilité» de la problématique (9)?
Vers une agriculture durable?
Employés massivement depuis l’après-guerre dans une agriculture industrialisée, les pesticides sont devenus incontournables. Pour une ferme de 80 hectares, on peut dépenser 40.000 euros par an en intrants. Un marché colossal, avec des lobbies de poids. «Les agriculteurs ont été désinstruits, commente Dany Dubois. Les trois quarts des conseils qui leur sont donnés sont délivrés par des commerciaux.» La solution: le passage au bio? C’est le chemin emprunté par l’agriculteur hennuyer. Et celui que prône Nature & Progrès: «Sur le très long terme, il faudra passer au bio. Cette filière représente aujourd’hui 10% de l’agriculture wallonne. Entre les deux, il faut procéder par étapes et interdire tous les produits cancérigènes. Continuer à utiliser des hormones comme herbicides, c’est de la folie.»
«On ne peut pas se passer de l’agriculture intensive, argumente quant à lui Alfred Bernard: je crains que la petite agriculture biologique du coin ne parvienne pas à nourrir l’explosion démographique.» Face aux exigences du bio, certains optent pour la voie du milieu, celle d’une agriculture «raisonnée», au sein de laquelle la quantité de pesticides est drastiquement réduite et les produits les plus toxiques sont proscrits.
- «Santé: les pesticides sèment le trouble», Greenpeace, avril 2015.
- Pour une histoire de l’étude des effets des pesticides sur les agriculteurs en France, lire: Nathalie Jas, «Pesticides et santé des travailleurs agricoles en France. Questions anciennes, nouveaux enjeux», Courrier de l’environnement de l’INRA n°59, Paris, octobre 2010.
- Coline Salaris, «Agriculteurs victimes des pesticides: une nouvelle mobilisation collective en santé au travail», La Nouvelle Revue du travail (en ligne), 4/2014, mai 2014, http://nrt.revues.org/1480.
- «Indicateurs clés de l’environnement en Wallonie», Service public de Wallonie, 2014.
- Directive 2009/128/CE du Parlement européen et du Conseil du 21 octobre 2009 instaurant un cadre d’action communautaire pour parvenir à une utilisation des pesticides compatible avec le développement durable.
- La quantité totale de pesticides agricoles vendue au niveau belge (6.667 millions de kg en 2011) et la quantité de pesticides agricoles vendue par hectare ont connu une évolution assez similaire entre 1995 et 2011: ils sont passés de 8 kg/ha en 1995 à 4,1 kg/ha en 2010. On note une nouvelle augmentation en 2011 pour atteindre 5 kg/ha (Bureau fédéral du plan, indicateurs développement durable). Nous n’avons pas les chiffres 2011 pour la Wallonie.
- Directive 91/414/CEE du Conseil du 15 juillet 1991 concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques et règlement (CE) n°1107/2009 concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques.
- Si plusieurs études réalisées en France et ailleurs ont montré que certains cancers sont plus fréquents en milieu agricole, l’étude «Agrican», menée en France depuis 2005 et devant se poursuivre jusque 2020, sur les liens entre «agriculture et cancers» ne révèle jusqu’ici rien de probant. Cette étude, très médiatisée, ne fait néanmoins pas l’unanimité. Entre autres parce qu’elle est, pour une petite part, financée par l’Union des industries de la protection des plantes, organisation regroupant des entreprises qui mettent sur le marché des produits phytopharmaceutiques à usage agricole.
- Voir Coline Salaris, Idem.
Aller plus loin
Lire aussi dans ce numéro: «Dany Dubois, de la maladie au bio».
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