Philippe De Bruyckère est professeur à l’Université libre de Bruxelles et spécialiste des questions d’asile et de migrations. Il revient sur les récents naufrages en Méditerranée qui ont coûté la vie à près de 1.700 personnes en 2015 (1).
Alter Échos: Après les naufrages meurtriers en Méditerranée, la Commission européenne a présenté un plan en dix points, avalisé pour les ministres de l’Intérieur et des Affaires étrangères, deux jours avant un sommet européen extraordinaire. La réponse était-elle à la hauteur?
Philippe De Bruyckère: Ce n’est absolument pas à la hauteur. Ce qui est frappant, c’est qu’après le naufrage de Lampedusa, en 2013, l’Union européenne avait mis en place une «task force» pour trouver une réponse à ces drames. Aujourd’hui, plus personne n’en parle. On peut se demander quelle est la crédibilité de ces plans successifs. On a l’air de dire qu’on fait face à l’urgence, alors qu’elle existe depuis plusieurs années. Pour être crédible, l’UE doit sonner le tocsin et proposer une réponse forte. La Commission européenne prépare une stratégie globale sur les migrations, on peut espérer qu’on y trouvera des choses nouvelles. En juin 2014, les chefs d’État et de gouvernement avaient élaboré des lignes directrices, notamment sur les questions migratoires. Le programme était squelettique, il affirmait que c’est en agissant sur le long terme, en travaillant pour la paix et le développement, que l’on évitera les drames.
A.É.: Pourtant, en œuvrant au développement économique et social des pays d’origine, on s’attaque aux causes de l’émigration…
P.D.B.: Oui, mais ces projets auront, peut-être, des effets dans 50 ans. Donc on ne répond pas aux enjeux. On esquive alors que les personnes meurent aujourd’hui. Dire que des mesures de long terme peuvent avoir un impact à court terme, c’est nous prendre pour des idiots. Ces vagues migratoires sont provoquées par des problèmes de politique étrangère face auxquels nous sommes très démunis. Nous sommes condamnés à traiter les conséquences. Pour éviter les morts, il faut être prêt à accueillir et sauver en mer. Aujourd’hui, on voudrait trouver des solutions sans accueillir. Au moins, l’Italie, avec l’opération Mare Nostrum, avait sauvé massivement des vies humaines. Puis elle a battu en retraite car l’Union européenne la laissait seule. Les pays du nord de l’Europe auraient voulu que l’Italie sauve, accueille et organise le retour des migrants. Tout le monde savait que les Italiens laissaient partir les migrants vers le nord. Et on peut comprendre qu’ils n’assument pas l’entièreté de leur rôle. Il y avait une forme d’accord implicite. Le sauvetage pour les Italiens et l’accueil pour les pays du nord. Une sorte de partage des rôles. Mais publiquement les pays du nord se faisaient accusateurs à l’encontre de l’Italie qui ne respectait pas ses obligations.
A.É.: L’idée de créer un mécanisme de «relocation» est pourtant évoquée, dont le but serait de répartir les demandeurs d’asile entre États européens…
P.D.B.: Cela pourrait soulager l’Italie par exemple. Mais cela va à l’encontre de la logique du règlement Dublin (qui impose au premier État européen traversé par un demandeur d’asile d’examiner sa demande et de l’accueillir). Jusqu’à présent la relocation a eu très peu de succès. Nous verrons si cela va augmenter. Il faudrait faire attention à ne pas trop se regarder le nombril pour quelques milliers de relocations. C’est un peu risible de se partager une goutte d’eau alors qu’autour c’est un océan. La Turquie, le Liban, la Jordanie accueillent des centaines de milliers de réfugiés. Mais dans les faits l’Europe souffre d’un manque évident de solidarité entre États membres. Le débat sur l’adoption de critères objectifs de répartition des demandeurs d’asile n’a jamais été ouvert. On en est resté au règlement Dublin, le chacun pour soi. Une redistribution se fait, mais dans la clandestinité.
A.É.: Il existe toujours des divisions importantes entre États européens, certains ne souhaitant pas spécialement une répartition plus équitable des demandeurs d’asile.
P.D.B.: Il y a des États au nord qui estiment que l’Italie ou la Grèce ne respectent pas leurs obligations. Les pays d’Europe centrale et orientale, ou encore les Britanniques ne veulent pas participer à Frontex ni aux sauvetages en mer alors qu’ils bénéficient de ces précontrôles. Quant à l’Allemagne, elle n’est pas opposée à une redistribution des demandeurs d’asile.
A.É.: Par contre, l’Allemagne insiste beaucoup sur la lutte contre les passeurs.
P.D.B.: Elle n’est pas la seule, mais c’est vrai que l’idée d’une résolution du problème par la lutte contre les passeurs est une tendance politique forte en Allemagne. Ce qui est assez douteux. En éradiquant les passeurs, on n’éradique pas la demande de passage. En empêchant de venir en Europe, on les abandonnerait en Libye, alors que leurs droits y sont violés. On ne peut pas en faire la solution unique. La question est: existe-t-il une vraie volonté de sauver des vies? On peut se dire que c’est surtout une volonté de tarir les flux qui domine. La lutte contre les passeurs est une manière de réduire les flux. Et bien sûr qu’il faut faire quelque chose à ce niveau. Il faut sortir les armes d’une puissance comme l’Union européenne. Car certains passeurs vont jusqu’à tirer sur les équipes de sauvetage. Mais la lutte contre les passeurs ne change rien à la situation des personnes concernées. Certains continueront à essayer d’embarquer. Le problème c’est qu’en luttant contre les passeurs, la qualité des bateaux va diminuer. La situation pourrait s’aggraver.
A.É.: Les États membres de l’UE s’engagent à davantage réinstaller des réfugiés syriens (la réinstallation est le fait d’aller chercher des réfugiés dans les premiers pays d’accueil, souvent limitrophes aux pays en conflit). Est-ce une bonne piste?
P.D.B.: Il existe déjà un projet pilote, auquel les États participent sur une base volontaire. Avec cette base volontaire, on n’en appelle pas à tous les États membres alors que tous devraient faire quelque chose. L’Union européenne, c’est 28 États et 500 millions de personnes. Le Liban compte 4,5 millions d’habitants et accueille près d’un million de réfugiés syriens. Quand, aujourd’hui, on parle d’un effort supplémentaire de 5.000 réinstallations en Europe, on reste dans l’ordre du symbolique (dans ce cadre la Belgique a promis d’accueillir 250 réfugiés syriens supplémentaires, NDLR).
A.É.: Quel serait pour vous un plan ambitieux face à ces drames en mer?
P.D.B.: D’abord il faut sauver des vies. Ensuite il faut proposer des alternatives, ouvrir des voies légales d’accès à l’Union européenne. Enfin lutter contre les passeurs.
A.É.: Quelles voies légales d’accès?
P.D.B.: Des programmes de réinstallation, on l’a évoqué. Mais aussi l’octroi de visas humanitaires ou de visas d’asile pour ceux qui souhaitent demander l’asile sur le territoire de l’Union européenne. Pour qu’ils puissent venir, par exemple pour les Syriens. On pourrait imaginer plus d’ouverture dans le cadre du regroupement familial ou accueillir des jeunes en tant qu’étudiants. Mais ouvrir les vannes de l’immigration n’est pas dans l’air du temps. Il est d’ailleurs un enjeu qu’il ne faut pas négliger, c’est l’aspect sécuritaire. Il existe des possibilités qu’on transfère en Europe des personnes qui présentent un risque sécuritaire. Il faudrait prévoir un screening de ces personnes.
Aller plus loin
Alter Échos n°369 du 15.11.2013: «Ces naufrages ne sont pas une fatalité», interview de François Crépeau, par Cédric Vallet.
Focales n°5, mai 2014: «Réinstallation des réfugiés: les premiers pas d’un programme belge»