Philippe Pochet est directeur de l’Observatoire social européen1 et a produit récemment plusieurs contributions aux débats sur la « Méthode ouverte decoordination » des politiques européennes et sur les indicateurs de qualité de l’emploi.
Alter Échos – Vous avez dit plusieurs fois que ce chantier de la qualité d’emploi amenait à voir le modèle européen par ses performances plutôt que parses mécanismes ?
Philippe Pochet – Effectivement, il est très difficile de dire ce qu’est l’Europe sociale. Qu’est ce qui la distingue ? la la sécurité sociale ? le rôlede l’État ? celui des partenaires sociaux ? Pas vraiment. Tout cela, ce sont en fait des caractéristiques des États membres… Donc il y a un problème dedéfinition. En plus, on a vraiment fait le tour des discussions académiques sur la diversité des modèles sociaux, etc. Il y a bien sûr des convergences et desdivergences dans les évolutions, et on les a beaucoup décrites. Conclusion : il n’existe rien de mécanique en matière de construction européenne,imposé par un sens « naturel » de l’histoire. Tout cela fait qu’on se met plutôt à réfléchir à des définitions à partir desrésultats plutôt qu’à partir de la boîte noire. Politiquement aussi : la coordination des politiques nécessite de se mettre d’accord sur des objectifs,mais peu importe à la limite comment chaque État y arrive. C’est typiquement le mécanisme de convergence de l’union monétaire (UEM), où on a fixédes résultats sur quelques paramètres comme le déficit public, l’inflation, etc., pour amener les Quinze dans le même peloton. C’est ce vers quoi on arriveeffectivement à converger qui permet de caractériser l’Europe.
On a donc aujourd’hui un mécanisme de coordination des politiques dont le noyau dur est la stabilité de l’UEM et de quelques paramètres macroéconomiques. Puison est venu y ajouter des objectifs en termes de taux d’emploi. Et puis dans la dernière phase sont adoptés des critères de qualité d’emploi pour que lesemplois à créer ne soient pas n’importe lesquels, ainsi que des objectifs en matière de lutte contre la pauvreté et de pensions, et bientôt en matièrede soins de santé. Et l’ensemble de tout cela constitue un modèle. Bien sûr c’est toujours très général, mais c’est nettement plusprécis. Avec la qualité d’emploi, on va assez loin dans ce sens.
Cette manière de travailler entre États membres, dans un certain nombre de domaines, s’imbrique bien avec des préoccupations nationales comme les débats sur latroisième voie et l’État social actif, qui cherchent vers quoi on fait évoluer les modèles sociaux d’après guerre. Ainsi, même si on a descritères de convergence en matière d’activation du chômage, ils se mettent en œuvre de façon très différente en France, en Suède et auRoyaume-Uni.
Si on pose les enjeux en termes de modèle social européen, l’ambition du débat sur la qualité d’emploi devient claire : avec les objectifs d’augmentationdu taux d’emploi à 70% fixés à Luxembourg, on peut en arriver à ce que le niveau européen promeuve des mo-dèles différents, soit lemodèle anglo-saxon qui atteint un bon taux d’emploi mais avec de plus en plus de travailleurs précaires, soit le modèle scandinave, qui atteint les mêmes tauxd’emploi, mais dans de bien meilleures conditions. Les nouveaux indicateurs de qualité poussent la barre à l’opposé du modèle anglo-saxon. C’est unrééquilibrage du processus de Luxembourg.
AE – Ce mouvement ne reste-t-il pas inachevé dans la mesure où les critères de qualité restent seulement incitatifs ?
PP – De fait, il ne faut pas se tromper de perspective : des indicateurs, ce ne sont pas comme tels des leviers de changement. Mais ce qu’ils permettent, c’est de jouer sur lerenouvellement des façons de gouverner : comment les États et la Commission concertent, évaluent, décentralisent, etc. Pour cela on a vraiment besoin d’Europe parceque ce ne sont pas des réflexes qui vont d’eux-mêmes. On peut aller jusqu’à dire que ces indicateurs seront mauvais tant qu’ils n’auront pasété perçus par les acteurs concernés comme des occasions d’intervenir sur les problématiques et de réinterpréter nos propresréalités nationales et européennes. La coordination des politiques d’emploi a déjà amené des changements de ce type.
L’idéal serait que chaque pays suive des objectifs du type de ceux de Luxembourg sans qu’on ait besoin du processus de Luxembourg. Pour donner un exemple, on peut imaginer que cequi était jusqu’à il a peu le rapport Jadot sur les politiques fédérales de l’emploi devienne le rapport sur les indicateurs de qualité de lacontribution belge au rapport conjoint qui est fait tous les ans sur le suivi des Plans d’action nationaux. Ou que des niveaux de pouvoir comme les CPAS bruxellois se réapproprient lesindicateurs en matière d’inclusion pour refondre leurs trop faibles instruments de récolte de données, ceux qui sont utilisés pour la réalisation du rapportannuel bruxellois sur la pauvreté.
Chacun peut pratiquement se réinventer une méthode de Luxembourg. Et malgré que les processus de coordination soient très complexes au niveau européen, cela permetà tous les acteurs de réoutiller leur action, d’interpeller leurs gouvernements, etc. Chacun peut utiliser cela pour intervenir sur la construction européenne. Avec lerisque de créer une fracture entre ceux qui parviennent à se réapproprier toute cette mécanique, et puis tous les autres qui vont rester dans l’ombre, hors desréseaux. Parce qu’on sait bien que les institutions reconnaissent plus facilement ceux qui parlent le même langage qu’elles, que ceux qui sont les plusreprésentatifs.
1 OSE, rue Paul Emile Janson 13 à 1050 Bruxelles, tél. : 02 537 19 71, fax : 02 539 28 08, e-mail : info@ose.be ; site web : http://www.ose.be
Archives
"Philippe Pochet : "Les indicateurs de qualité permettront aux acteurs de peser sur le modèle social "
Thomas Lemaigre
24-01-2002
Alter Échos n° 113
Thomas Lemaigre
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