L’Europe sera sociale ou ne sera plus. Philippe Pochet est directeur général de l’Institut syndical européen (Etui) – le centre de recherches de la Confédération européenne des syndicats. Il évoque, sans complaisance, les espoirs et les échecs d’une politique sociale européenne qu’il appelle de ses vœux, et dont la clef pourrait bien se trouver dans les règles de l’Union économique monétaire.
Alter Échos: Au mois de mars, Emmanuel Macron lançait sa campagne électorale en envoyant une lettre aux Européens. Il appelait de ses vœux une «Europe qui protège». Est-ce crédible?
Philippe Pochet: Ce qui est intéressant, c’est que même Emmanuel Macron est obligé de parler d’Europe sociale. Ce n’était pas dans son programme, et pas franchement à son agenda en France. Malgré la présence en Europe d’une majorité de gouvernements de centre droit, il y a une série de demandes pour une Europe plus sociale. Une fois qu’on a dit ça, il subsiste une question: comment concrétiser, par exemple, la vieille idée d’un salaire minimum au niveau européen? L’Europe incantatoire ne suffit pas.
Pour moi, le social est inhérent au projet européen, même s’il est parfois mis de côté.
AÉ: L’Europe sociale fait-elle partie du projet européen? Est-elle dans les compétences des institutions?
PP: Le sujet n’est pas vraiment celui des compétences. C’est une question de volonté politique et de mise en œuvre. Il y a des cycles «sociaux» dans l’Union européenne. Cette question réapparaît tous les 15 ans, puis se solde parfois par des échecs. En 1973, on lance un programme social d’action qui aboutira à des directives sur la sécurité et la santé au travail, sur l’égalité hommes-femmes, notamment sous l’impulsion d’une juriste féministe de l’ULB, Eliane Vogel-Polsky. Puis en 1988, en pleine période Delors, on relance un projet d’Europe sociale. En 2000, on crée la «méthode ouverte de coordination», où l’on cherche à tendre vers une convergence sociale, en regardant précisément quels sont les différents modèles politiques en Europe, afin de s’en inspirer. Enfin, en 2016, la Commission Juncker lance le «socle social», accompagné de propositions de directives. Pour moi, le social est inhérent au projet européen, même s’il est parfois mis de côté.
De 2005 à 2015, l’Europe sociale n’existe plus
AÉ: Dans les années 2000, la crise financière, puis économique, éclate. On s’éloigne alors des idéaux de convergence sociale?
PP: En 2005, donc avant la crise, il y a un changement radical. En 2005, on a clairement une commission de droite et une très large majorité de gouvernements de centre droit. Pendant dix ans la dimension sociale cesse d’exister. Avec la directive Bolkenstein, en 2006 (ou directive «services» qui n’a finalement pas été adoptée, NDLR), on assiste à une offensive pour aller plus loin dans la libéralisation du marché intérieur. L’idée était d’autoriser la prestation de services dans l’Union européenne aux tarifs du pays d’origine. Ce texte a laissé des traces dans l’imaginaire collectif, celle d’une Europe toujours plus dérégulatrice. En parallèle, en 2004, il y a l’élargissement de l’Union européenne. Il s’est déroulé très différemment de la vague précédente. En 1986, l’élargissement à l’Espagne et au Portugal s’est accompagné d’aides financières très importantes. Et ces pays manifestaient une volonté de rejoindre le modèle social européen. En 2004, les aides étaient moins importantes et les choix politiques ont été ceux d’un modèle de développement basé sur de faibles salaires et une faible protection sociale. En conséquence: les industries de l’Ouest – notamment allemandes – ont beaucoup investi à l’Est et beaucoup d’habitants ont migré vers l’Ouest. L’élargissement a été mal géré et n’a été positif pour personne.
À partir de 2010 on assiste à une radicalisation du discours libéral. Le diagnostic de certains dirigeants c’était que la crise était advenue car la dérégulation n’était pas allée assez loin.
AÉ: À cela s’est ajoutée la crise de 2008…
PP: Pendant deux ans, de 2008 à 2010, on tente de faire une relance économique. À partir de 2010 on assiste à une radicalisation du discours libéral. Le diagnostic de certains dirigeants c’était que la crise était advenue car la dérégulation n’était pas allée assez loin. Les principaux défenseurs de cette idée, on les trouvait à la Banque centrale européenne (BCE) pour qui la seule façon de faire face à des «chocs asymétriques» (donc des poussées de chômage par exemple), dans une Union monétaire, était de déréguler le marché du travail.
AÉ: Était-ce vraiment la seule option?
PP: Nous sommes dans le contexte d’une Union monétaire dont le principe même est de ne pas dévaluer la monnaie. Sans l’outil de la dévaluation, il n’existe que trois variables sur lesquelles jouer pour faire face à un choc asymétrique, donc à une crise dans une région, ou un groupe de régions appartenant à cette Union. La première, c’est la solidarité. Cela passe par un budget de la zone euro et des redistributions, via une agence centrale, entre États de l’Union européenne, par exemple pour faire face aux dépenses supplémentaires de chômage. Mais dans la zone euro… ça n’existe pas. La deuxième variable, c’est la flexibilité des salaires et des conditions de travail. On licencie les gens, on baisse les salaires. C’est ce qui s’est passé en Grèce. Le but, c’est de regagner de la compétitivité. Sauf que cela provoque un choc de la demande et que, pour finir, cela accroît le chômage. La troisième variable, c’est la migration. Les gens quittent leur pays.
AÉ: La majorité des États européens ne sont pas pour la solidarité…
PP: Exactement. Donc, sous l’influence de la BCE, les États européens ont dérégulé les marchés du travail. Des réformes du marché du travail ont eu lieu dans 19 pays sur 28. Dans les autres pays, comme au Royaume-Uni, des réformes d’ampleur avaient déjà été réalisées auparavant. Dans toute une série de pays, le salaire minimum a été remis en cause, ainsi que les modalités de négociations collectives. À la Banque centrale, on ne s’oppose pas par principe à la solidarité. On constate simplement que cette variable n’existe pas. Alors, à partir de 2005, la BCE prépare le terrain: en 2007, 55 études ont été réalisées sur les liens entre salaires, négociations collectives et flexibilité du marché du travail. En 2010, lors de la crise de la zone euro, personne ne sait ce qu’il faut faire. La BCE impose ce qu’elle juge être une politique juste dans le cadre d’une union monétaire, c’est-à-dire la dérégulation. Quand on regarde les réformes des 19 pays, cela va au-delà des réformettes habituelles. On attaque le cœur des négociations collectives. L’objectif, c’est de pousser aux accords entre employeurs et employés au niveau de l’entreprise au détriment du niveau sectoriel.
Accompagner les transitions
AÉ: Un vrai projet d’Europe sociale passe donc par des changements de politique monétaire?
PP: Si on veut dénouer les pressions sur la migration interne ou la flexibilité, cela ne passera que par des systèmes automatiques de solidarité. Par exemple, en cas de chômage massif et soudain dans un pays de l’Union européenne, au lieu de dire «on va baisser les salaires et allocations», on réfléchit à compenser le coût collectivement.
AÉ: Quelles pourraient être des politiques plus ambitieuses en matière sociale?
PP: Nous sommes face à deux grandes transitions pour lesquelles il faut des projets ambitieux. Une transition verte et une transition digitale. Toutes deux ont d’ores et déjà des impacts dans la façon de produire, de consommer, et auront des impacts pour des dizaines d’années. L’Union européenne a des instruments pour contrôler et protéger, pour agir, via des fonds de transition par exemple. Mais cela demanderait des changements plus structurels. Il pourrait être envisagé, par exemple, de sortir du pacte de stabilité (qui limite la dette des États à 60% du PIB et le déficit à 3%, NDLR) tous les investissements dans l’isolation thermique des bâtiments, ce qui permettrait de procéder à des investissements massifs, dans un domaine où les emplois ne sont pas délocalisables. Et puis certaines politiques devraient devenir évidentes. Il faut taxer l’aviation ou les Gafam («géants du web»). Sans cela, il ne sera pas possible de contenir la montée des mouvements extrémistes et populistes.
En 1989, le discours social est en gros soutenu par tout le monde sauf par Margaret Thatcher. Aujourd’hui, on a des gouvernements de centre droit qui, a priori, ne sont pas porteurs d’un fort discours social.
AÉ: Jean-Claude Juncker avait mis en avant son ambition d’une Europe sociale. Sa Commission a ainsi proposé un socle européen pour les droits sociaux. Mais, pour les plus critiques, ce «socle», c’est avant tout la compilation de vieilles recettes pas très ambitieuses…
PP: Les discours qu’on peut lire aujourd’hui au sujet du socle des droits sociaux ressemblent à ceux qu’on pouvait lire en 1989 à l’époque de Jacques Delors. C’est un peu le même genre de bla-bla, accompagné d’un programme d’action qui mélange des propositions qui traînent depuis des années et de nouvelles propositions. La différence, c’est le contexte. En 1989, le discours social est en gros soutenu par tout le monde sauf par Margaret Thatcher. Aujourd’hui, on a des gouvernements de centre droit qui, a priori, ne sont pas porteurs d’un fort discours social. Mais des réussites existent. Et ces réussites sont plutôt intéressantes vu le rapport de force, a priori, défavorable. Il y a par exemple une directive sur les conditions de travail transparentes et prévisibles, dans laquelle sont évoquées des protections dans le cadre de l’économie de plateforme. C’est loin d’être parfait, mais les avancées sont plus importantes que ce que nous espérions. Il se passe quelque chose dans cet espace européen. Ce «socle» permet à ceux qui suivent de près la politique européenne d’engranger des gains. Mais, en dehors de la bulle bruxelloise, il ne permettra pas de convaincre que l’Europe a changé. Ce «socle», ce sont 20 principes assez vagues, des directives avec des noms invraisemblables. On est loin de renverser l’idée d’une Europe vue comme un facteur de dérégulation. Mais, aujourd’hui, il existe une fenêtre d’opportunités. Des dirigeants européens, même de centre droit, tentent de proposer une nouvelle narration, au sujet de l’Europe qui protège. Ces dirigeants ont conscience que, pour éviter un délitement de l’Europe, il leur faudra trouver des solutions plus consensuelles. Reste à les traduire en des actes concrets.
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